Trois textes d'auteurs classiques, datant de 1967, 1969 et 1971, sont réédités sous la forme de manuels d'auto-défense contre les forces réactionnaires et néo-libérales. Faire du neuf avec du vieux ?

Offrir à des textes déjà anciens une nouvelle vie éditoriale relève souvent d’un pari audacieux pour les éditeurs, en particulier en sciences humaines. Cette « deuxième vie » exige en général deux conditions : d’une part, que le contexte actuel, bien que forcément différent de celui de la publication originale, donne encore un sens – voire, encore mieux, un sens nouveau – à la réception, pour un public captif ou plus large, de ce texte ici et maintenant et, d’autre part, qu’il soit présenté par le biais d’une préface ou d’un avant-propos (si possible par un spécialiste reconnu ou par un témoin connu, voire par l’auteur lui-même s’il est encore en vie) pour en restituer sa portée et son intérêt pour aujourd’hui.

Tout essai ou travail de recherche peut en effet « mal vieillir » en fonction de l’évolution du monde politique et socio-économique. S’agissant de manuels théoriques, le poids de l’âge peut être encore plus cruel – ce qui explique de nombreuses rééditions pour certains titres, devenus classiques – car leur raison d’être tient précisément à synthétiser un instantané d’un état de connaissances ou d’un état de l’art (suivant les disciplines académiques) qui, naturellement, sera vite dépassé par l’avancée des recherches et des faits. On pourrait donc en déduire que, pour ce qui concerne des manuels pratiques, la vérité d’hier ne saurait également être celle d’aujourd’hui et encore moins de demain.

Or, republier des manuels à destination d’un public large, écrits par des spécialistes reconnus voire par de grands intellectuels, peut tout simplement revêtir un intérêt proprement historique mais aussi, dans une logique plus contemporaine, parler à notre époque en reformulant différemment des problématiques d’aujourd’hui avec des mots, des méthodes et des concepts d’hier. Aussi trois textes d’auteurs connus et reconnus (Theodor W. Adorno, Ralph Miliband et Michael Walzer), publiés à une époque très proche, au tournant des « années 68 », mais dans des contextes différents (Vienne en 1967, Londres en 1969 et Harvard en 1971), ont été récemment réédités en français car ils offrent précisément ce « regard éloigné » du temps long pour mieux réinterroger une réalité politique et socio-économique actuelle.

L’adresse d’Adorno à la jeunesse viennoise de 1967 : un manuel d’auto-défense ici et maintenant ?

Le premier livre ici recensé n’est pas à proprement parler un manuel, même si le « prière d’insérer » de l’éditeur français l’appelle, par un vocabulaire par trop spectaculaire (qu’aurait sans doute réprouvé l’auteur) « manuel d’auto-défense » pour mieux le « positionner » sur le marché des lecteurs de 2020. Il s’agit en réalité du texte d’une conférence (transcrite d’après un enregistrement mais qui n’a été publiée à Berlin qu’en 2019) de Theodor W. Adorno tenue à Vienne en 1967, à l’invitation de l’Union des étudiants socialistes d’Autriche à propos de la remontée de l’extrême-droite en République fédérale d’Allemagne (RFA). Point de manuel d’auto-défense donc mais un texte qui, bien que daté (dans le contexte de l’ascension inquiétante, aux yeux d’Adorno et de son public étudiant, du parti NPD présentant toutes les apparences du néo-nazisme et qui manquera de peu son entrée au Bundestag en 1969), garde un intérêt réel pour les combattants politiques d’aujourd’hui dans un monde toujours en proie – en Allemagne (de l’Est, notamment) et en Autriche plus que jamais depuis l’après-guerre – aux forces de l’ultra-droite.

Ce texte inédit en français (qui garde son ton oral et accessible), jusqu’alors méconnu dans l’œuvre tardive du philosophe, sociologique et musicologue – penseur majeur de l’Ecole de Francfort –, lequel s’éteindra deux ans après l’avoir prononcé, recèle en effet de concepts et méthodes toujours utiles pour mieux comprendre les ressorts du « nouvel extrémisme de droite ». Adorno recense ainsi les ficelles auxquelles ce type de forces politiques aime recourir dans l’arène et dans ses discours : la volonté de mêler tous les problèmes en les simplifiant dans une accumulation de contre-vérités ou de faits invérifiables, mais aussi ce que l’auteur de Minima Moralia appelle la « théorie du salami » (sophisme consistant à découper la complexité des faits en plusieurs réalités particulières et en tentant de déconstruire systématiquement la véracité des faits déjà vérifiés, méthode qui sera typiquement celle du négationnisme) ou encore l’emploi de raisonnements par l’absurde et de syllogismes proprement rhétoriques (technique mensongère qu’Adorno ramène aux techniques hitlériennes).

Dans son utile postface, l’historien Volker Weiss, tout en resituant le contexte politique de l’époque, démontre à quel point ce texte n’a pas vieilli et peut, en effet, être lu aujourd’hui comme un court manuel – Adorno s’exprimait volontairement de manière directe et vivante pour captiver son public étudiant – aux résonnances très importantes. Ainsi, les « trucs » rhétoriques révélés par Adorno rappellent de manière troublante ceux auxquels l’extrême-droite recourt aujourd’hui, en particulier sur les « réseaux sociaux ». De même, le contexte de montée en puissance des forces extrémistes au sein de nombreux pays européens ressemble à grands traits au terreau économique, social et culturel qui fut favorable au développement du NPD en Allemagne de l’Ouest – réalité qui semblait alors inimaginable moins de 25 ans après Auschwitz (et l’on sait qu’Adorno, qui croit en l'individu, a formulé un impératif catégorique pour sa génération : « Penser et agir en sorte qu'Auschwitz ne se répète pas, que rien de semblable n'arrive »). De ce point de vue, cette intervention politique du philosophe devant les étudiants viennois peut être vue au miroir de sa conférence de 1959 intitulée : « Que signifie : repenser le passé ? » qui, après La culpabilité allemande (Die Schuldfrage) de Karl Jaspers, repose la problématique des conditions socio-psychologiques et du mode d’agitation des forces extrémistes postfascistes – et de la probabilité même d’une « récidive ».

Surtout, l’actualité de cette conférence trouve enfin son sens dans son appel au combat et à l’intelligence de la jeunesse face aux périls que la génération d’Adorno n’avait su éviter et, tout en refusant de pronostiquer l’avenir de ce « nouvel extrémisme de droite », le philosophe rappelle que « la manière dont ces choses évolueront, et la responsabilité de cette évolution, tiennent en dernière instance à nous-mêmes ». On le voit : le souci d’Adorno est bien celui d’une prise de conscience et d’un appel à la responsabilité d’une jeunesse, ce qui peut bien, en effet, aujourd’hui comme hier, être la raison d’être d’un « manuel d’auto-défense » riche d’une volonté de transmettre et de tirer des leçons issues de l’expérience d’un maître.

Manuel pratique de Walzer à destination de la jeunesse des campus d’hier et d’aujourd’hui

Cet appel à la volonté de la jeunesse de combattre et de lutter dans le champ de la démocratie, on le retrouve dans le Manuel d’action politique d’un autre philosophe, Michael Walzer, dans un contexte géopolitique différent – l’opposition à la guerre du Vietnam qui bouleverse la vie des campus américains – mais de la même époque. En 1971, le futur auteur de Sphères de justice et de Guerres justes et injustes a 36 ans et n’a pas les mêmes ambitions théoriques ; il enseigne certes déjà à Harvard mais occupe surtout son temps à militer activement contre les faucons, après avoir relayé la défense des droits civiques. C’est pour l’action politique immédiate qu’il rédige son manuel, conçu non comme un viatique mais comme un guide très pratique et concret destiné à toute personne (les étudiants en particulier, dont l’idéalisme manque souvent de pragmatisme) désireuse de s’engager – ce que l’auteur appelle les « activistes ».

Comme le signalent à la fois Jon Wiener et Michael Walzer lui-même près de 50 ans plus tard dans des textes introductifs, l’idée de republier ce manuel – qui circulait depuis des années sur les campus par le biais de polycopiés que Jon Wiener distribuait allégrement à ses étudiants, le titre étant épuisé depuis longtemps – vient des étudiants (engagés) d’aujourd’hui qui, pour lutter contre Trump et sa politique actuelle, avaient besoin d’arguments pour convaincre les indifférents et, surtout, pour auto-organiser leur action (cette responsabilisation collective que l’on appelle l’empowerment outre-Atlantique). Or, précisément, c’est toute la force du manuel de Walzer de 1971 que d’expliquer les tenants et les aboutissants de ce que les étudiants actuels voient avec nostalgie comme la vraie politique : l’organisation de communautés (community organizing) de militants à l’échelon local, le porte-à-porte et les réunions de garages, le lien quotidien des « activistes »… soit tout ce que néglige aujourd’hui la politique ciblée sur les seules élections, lesquelles sont complètement déterminées par les levées de fonds et le marketing global des grands candidats.

Rééditer le Manuel d’action politique permet ainsi, à la demande même de la nouvelle génération de militants américains, de revenir aux fondements du militantisme de la base : parler de visu – plutôt qu’à travers des spots télévisés stéréotypés –, organiser une action collective par le partage d’arguments et la volonté d’aller vers les gens en tentant de les convaincre, définir des stratégies et des modes d’action partagés en construisant une structure à la fois centralisée et déconcentrée sur le plan local… Les 25 courts chapitres écrits par le jeune Walzer sont à la fois clairs, percutants et toujours actuels.

Car, si depuis 1971 la vie politique américaine a bien changé, la situation à laquelle les Etats-Unis sont confrontés présente des points communs avec celle d’aujourd’hui et c’est toujours la même question qui se pose à ceux qui veulent agir : « Que faire ? » La réponse de Walzer est celle de la nécessité de s’engager et de s’organiser collectivement pour participer à la vie publique et en faire changer son cours. Intentionnellement écrit sans référence au contexte de son époque, son Manuel d’action politique, qui parlera aux Américains autant qu’aux autres citoyens du monde, saisit ainsi le lecteur par son actualité et constitue une ressource importante pour les militants du point de vue pratique en même temps qu’une source de réflexion stratégique accessible à tous, de la part d’un auteur qui est devenu un spécialiste de philosophie politique internationalement reconnu.

Manuel théorique de Ralph Miliband : comprendre le pouvoir néo-libéral pour le changer

Le troisième et dernier livre classique récemment réédité (en Belgique, par les éditions de l’Université de Bruxelles) est un manuel plus théorique très marqué par son époque : L’Etat dans la société capitaliste. Analyse du système de pouvoir occidental de Ralph Miliband. Publié pour la première fois en 1969 par le professeur à la London School of Economics, membre actif de la New Left Review – et, accessoirement, père de deux futurs dirigeants travaillistes –, il s’agit d’un texte de référence en sciences sociales (dédié à Charles Wright Mills) qui est venu, avec d’autres de la même période (notamment Pouvoir politique et classes sociales de Nicos Poulantzas en 1968), regénérer la pensée marxiste pour porter son attention sur un acteur crucial : l’Etat (son système structurel, ses gouvernants, ses serviteurs, son processus de légitimation mais aussi de réforme et de répression) comme outil de changement social.

A l’heure du Printemps de Prague et du déclin du stalinisme, et au faîte du cycle de croissance de l’après-guerre qui a vu se bâtir un Etat-providence (Welfare State) au sein des sociétés ouest-européennes, Miliband veut concentrer l’analyse politique sur une sphère publique et une économie mixte qu’il veut voir comme un contrepoids important aux imperfections – aux failles, même – du marché dans le contexte d’un néo-libéralisme qui n’a pas encore connu sa mue issue de la crise des années 1970. Alors que Marx et Lénine avaient quelque peu négligé l’Etat bourgeois en le considérant avant tout comme un pur instrument d’oppression de classes, Miliband puise dans la pensée de Gramsci pour revisiter une approche marxiste de l’Etat en tant que levier de protection pour répondre à la « question sociale ». Quelques années plus tard, on le sait, l’équation classique keynésienne de relance publique sera durablement mise à mal par l’éco-système issu des chocs pétroliers de 1973 puis de 1979. La période qui s’ensuivit semblait renvoyer à un autre âge les solutions dites archaïques du « tout-à-l’Etat » nées de l’après-guerre…

Dans une introduction claire et concise, le politiste et leader socialiste wallon Paul Magnette tente, à son tour, de démontrer en quel sens un classique de la science politique néo-marxiste garde pourtant une forte actualité, précisément dans un contexte bien différent, qui a vu l’Etat perdre de sa superbe au profit d’un néo-libéralisme débridé (depuis Thatcher et Reagan, significativement) ou drapé dans une social-démocratie dite de « troisième voie » (depuis Blair et ses épigones) qui ont progressivement réduit la sphère publique à une fonction de « régulation » du marché. Or, ce que montre la (re)lecture de ce manuel de Miliband, c’est l’importance de l’essence et du rôle des pouvoirs publics dans la société et les luttes qui s’y mènent pour orienter et façonner son action. Ecoutons Ralph Miliband dans ses phrases conclusives : « Tôt ou tard, et en dépit de formidables obstacles qui se dressent sur son chemin […], la société capitaliste qu’ils [les classes populaires et leurs alliés] créeront n’exigera pas l’établissement d’un Etat tout-puissant sur les ruines de l’ancien. Au contraire, leur "capacité de gouverner la nation" leur permettra de produire, pour la première fois dans l’histoire, un ordre social véritablement démocratique, une société vraiment libre d’hommes et de femmes se gouvernant eux-mêmes ». Gageons que la période inédite que nous traversons saura redonner quelque lustre à une théorie de l’empowerment par l'action publique que l’on a sans doute eu tort de jeter aux orties…