Un essai historique et un manuel de science politique traitent du thème de la réforme de l’Etat et des transformations de l’action publique. Une mise en perspective salutaire.

Le thème de la réforme de l’Etat et de la modernisation de l’action publique constitue une antienne bien connue des analystes des politiques publiques. Bien souvent, depuis l’après-guerre, cette rengaine a abouti à réduire le périmètre de l’intervention publique, comme le remarquent avec justesse les deux historiens Michel Margairaz et Danielle Tartakowsky dans leur essai L’Etat détricoté. De la Résistance à la République en marche. De manière plus large et dans la mesure d’un manuel de science politique, l’éminente Introduction à la sociologie de l’action publique (des politistes Thomas Ribémont, Thibault Bossy, Aurélien Evrard, Guillaume Gourgues et Catherine Hoeffler) propose de faire le point sur l’état des connaissances actuelles à propos de la conception, de la production et de l’évaluation des politiques publiques de l’Etat, mais aussi au niveau international et local.

 

Le détricotage de l'Etat

C’est à dessein que les deux historiens Michel Margairaz (professeur d’histoire économique contemporaine à l’Université Paris-I) et Danielle Tartakowsky (professeur honoraire et ancienne présidente de l’Université Paris-8) débutent leur généalogie de la réforme de l’Etat avec la période de l’Occupation car le programme du Conseil national de la Résistance porte les principales mesures qui dessineront, dès les ordonnances de 1945, les contours de l’Etat-providence à la française, parallèlement au Welfare State issu du Rapport Beveridge au Royaume-Uni (magnifiquement décrit par Ken Loach dans son documentaire L’esprit de 45). Et c’est également par une stratégie délibérée que les deux auteurs mettent en lumière cette ambition de l’après-guerre, visant à développer l’intervention publique, pour mieux saisir l’effet de contraste avec les mesures de « détricotage » de l’Etat social – selon leurs termes – qui ont été mises en place depuis deux ou trois décennies après une période gaullienne et post-gaullienne de déploiement d’un Etat régulateur et planificateur. En exergue de leur ouvrage, les historiens n’hésitent d’ailleurs pas à mettre en perspective une phrase malheureuse (bien connue de ceux qui ont vu l’excellent documentaire La Sociale de Gilles Perret) mais bel et bien délibérée d’un dirigeant du MEDEF, Denis Kessler, il y a une dizaine d’années : « Il s’agit aujourd’hui de sortir de 1945, et de défaire méthodiquement le programme du Conseil national de la Résistance ! ».

A vrai dire, l’ouvrage, au-delà de ces rappels historiques, ne s’attarde que peu sur les périodes de l’après-guerre et de l’Etat gaullien (survolées en une trentaine de pages) mais cherche à analyser plus en détail les cinq dernières décennies, en consacrant notamment un chapitre fort intéressant et assez original sur « la double postérité contradictoire de Mai 68 ». Cette période (qui court jusqu’en 1982-1983), décisive, à bien des égards, l’est en particulier pour ce qui concerne l’évolution de l’Etat en France car, si le succès politique de la gauche (qui tarda à se dessiner dans les années 1970, malgré le bouillonnement intellectuel favorable de l’après-68) remit dans un premier temps la régulation étatique au premier plan des préoccupations – les nationalisations de 1981-1982 ont volontiers été analysées rétrospectivement comme la victoire (certes éphémère) de Mitterrand sur la « deuxième gauche » rocardienne, moins étatiste dans son inspiration initiale –, le « tournant de la rigueur » (que les auteurs estiment être « un grand revirement intellectuel et symbolique ») ne tarda pas à faire apparaître les premières brèches de la réforme de l’Etat, parfois rapidement considérée par les auteurs comme une nécessaire « cure d’amaigrissement » (Etat modeste, Etat moderne selon le titre d’un livre de Michel Crozier en 1986). Michel Margairaz et Danielle Taratakowsky insistent à juste titre sur la période précédant ce basculement (l’ouverture d’une « parenthèse », selon l’expression de Lionel Jospin à l’époque, mais d’une parenthèse qui ne se refermera pas) en considérant que l’Etat a tout de même à ce moment-là consolidé l’un de ses remparts les plus solides avec la réforme du statut de la fonction publique par le ministre (communiste) Anicet Le Pors.

Mais c’est à bien à partir des années 1980 que débute, selon les auteurs, l’accélération d’un processus de « détricotage » de l’Etat social qui avait laissé quelques traces auparavant (« libéralisation » du Plan à la fin des années 1960, montée en puissance du système monétaire et financier européen sous Giscard dans la décennie suivante) mais qui, sous l’effet de l’intégration européenne (marché unique), de la « désinflation compétitive » (au prix politique et social considérable), de la libéralisation bancaire et des vagues de privatisations (1986, 1993 puis, sous le gouvernement Jospin, en 1997-2002), va finir par bouleverser (« à bas bruit » d’abord) l’économie générale de l’intervention de l’Etat en matière monétaire et industrielle par un désengagement spectaculaire qui se traduira rapidement par une atteinte (considérée comme certains comme irréversible) à l’Etat social hérité de l’immédiat après-guerre. Cette « crise de l’Etat-providence », chère à Pierre Rosanvallon   , est, de manière intéressante, non pas analysée comme un phénomène logique d’adaptation (comme l’intellectuel organique de la deuxième gauche le défendait à l’époque) mais comme un véritable choix politique de la part des gouvernements successifs (de droite comme de gauche, d’ailleurs) qui, à partir d’une analyse orthodoxe de l’économie de plus en plus mondialisée, ont tous plaidé pour un mouvement de « réforme de l’Etat » que Michel Margairaz et Danielle Tartakowsky assimilent à une forme de libéralisation appliquée à la sphère publique.

Et les trois derniers chapitres, largement inspirés des travaux du politiste Philippe Bezès   , constituent sans doute les pages les plus stimulantes de l’ouvrage par leur fine analyse des successives politiques de réforme de l’Etat et de l’action publique – du « renouveau du service public » (circulaire Rocard de 1989) à l’actuelle « transformation publique » macronienne (rapport « Action publique 2022 »), en passant par la « révision générale des politiques publiques » (RGPP, sous Sarkozy) et la « modernisation de l’action publique » (MAP, sous Hollande). Le propos des auteurs est assez attendu sur leur critique (légitime) de la réduction du périmètre de l’Etat et de la remise en cause, par touches successives, de la fonction publique et de la libre administration des collectivités territoriales, mais il faut remarquer que Michel Margairaz et Danielle Tartakowsky démontrent également une consolidation, voire un durcissement, du rôle de l’Etat en de nombreux domaines (sur le plan sécuritaire notamment, mais aussi par le développement d’une technocratie et d’une expertise de la part d’un pouvoir exécutif de plus en plus incontesté et péremptoire).

 

Les évolutions de l'action publique

A cet essai engagé, prolongeant une belle tradition française, pourrait, dans une certaine mesure, répondre l’ouvrage collectif Introduction à la sociologie de l’action publique, qui correspond quant à lui à une autre tradition universitaire non moins respectable, celle du manuel, visant à restituer, par une vaste synthèse documentée, un état des savoirs disponibles.

Moins centré sur le seul Etat, ce manuel embrasse plus largement la notion d’action publique entendue du niveau « le plus bas » (« street level bureaucracy » ou administration de guichet) des administrations jusqu’aux « sommets de l’Etat » (selon l’expression de Pierre Birnbaum), c’est-à-dire la haute fonction publique et les sphères dirigeantes. Dans une vision sociologique à la fois théorique (nombreux auteurs et courants convoqués) et pratique (beaucoup d’exemples concrets, pas seulement français), les auteurs apportent des éclairages très intéressants sur la dimension processuelle de l’action publique et de sa production sociale (de la « mise à l’agenda » des problèmes publics à l’évaluation des politiques publiques, en passant par leur conception et leur mise en œuvre par le biais des « instruments d’action publique »   ), ainsi que sur l’analyse large des publics concernés par les politiques publiques et leur appropriation des enjeux sous-jacents (notamment par le biais de la démocratie participative).

Enfin, à travers la notion controversée (mais féconde) de gouvernance, l’ouvrage permet d’élargir le spectre d’analyse et de traiter du thème de l’action publique à différentes échelles (internationale, européenne et locale), en insistant sur leurs points commun en matière de conception des politiques publiques et de processus de décision.

Voici donc un bel exercice de synthèse qui dépasse sa cible initiale (le public étudiant) pour devenir un guide de recherche mais aussi un viatique pour le praticien des politiques publiques, qu’il soit cadre de l’Etat ou des collectivités territoriales ou simple citoyen désireux de comprendre l’environnement politique et administratif mouvant de son époque.

Moins polémique – par nature – que l’essai L’Etat détricoté, ce précieux manuel n’en élude pas pour autant les thèmes qui lui sont commun avec l’ouvrage de Margairaz et Tartakowsky, à savoir le processus de changement de l’action publique. Appréhendant ce domaine avec plus de recul scientifique (en particulier par le courant néo-institutionnaliste, ainsi que par des approches cognitive et normative) et de mise en perspective empirique – ce qui, encore une fois, est pleinement logique, eu égard à l’exercice –, les politistes analysent avec détail le rôle des idées, des discours et des représentations dans la compréhension des changements des politiques publiques et, notamment, des réformes administratives. Or, ce qu’il en ressort – rejoignant en cela les propos de L’Etat détricoté – peut être résumé comme suit : « A contrario du discours tenu par les acteurs politiques, qui affichent de grandes ambitions de réformes de politiques publiques, une part importante de la littérature consacrée à l’action publique met en évidence des obstacles au changement, nombreux et divers »   .

Ainsi ces deux ouvrages, fort différents dans leurs formes et dans leurs objectifs, permettent-ils de mieux comprendre les ressorts, les évolutions, les difficultés et les échecs des récentes réformes et « transformations » de l’Etat et de l’action publique, dont il est toujours nécessaire de débattre, à la fois d’un point de vue scientifique mais aussi – et surtout – citoyen