Le nouveau pouvoir traduit-il le triomphe ou le déclin de la haute fonction publique ? Un sujet sensible qui mérite des analyses détaillées.

Le poids de la haute fonction publique reste en France un sujet majeur de la science politique, qui touche à la fois à la question de ses rapports avec le pouvoir politique (et, en filigrane, celle de la « technocratie », c’est-à-dire du pouvoir de la « technostructure » administrative au sein de la puissance publique) et de son « endogamie », cet entre-soi à la fois sociologique et idéologique qui lui est souvent reproché et qui tend à contredire le principe républicain de l’égal accès aux hautes fonctions de l’Etat.

Deux ouvrages récemment parus viennent remettre le sujet au cœur du débat – dans le contexte de l’élection d’Emmanuel Macron à la présidence de la République en 2017 – et proposent à ce titre des visions fort différentes : Où va l’Etat ? Essai sur les nouvelles élites du pouvoir   de l’universitaire Pierre Birnbaum et Les intouchables d’Etat. Bienvenue en Macronie   du journaliste Vincent Jauvert. Le premier, bref essai de facture classique, est à l’image de son auteur, politiste qui a consacré une grande partie de son travail de recherche aux Sommets de l’Etat (Seuil, 1977) et aux sphères dirigeantes de l’administration française, c’est-à-dire à la fois très documenté et argumenté, mais frisant souvent le conformisme et préservant à tout le moins la haute fonction publique des critiques les plus acerbes qui lui sont adressées, notamment de la part de forces politiques que Pierre Birnbaum range avec une certaine facilité dans la catégorie du « populisme », soit à peu près les deux franges du spectre politique. Le second est une tentative de « livre-choc » de circonstance, comme le monde journalistique aime en distiller, de la part d’un journaliste de L’Obs qui a déjà « sévi » par un ouvrage à charge contre l’administration du Ministère des Affaires étrangères (La face cachée du Quai d’Orsay   , véritable succès de librairie) et qui s’attaque ici à la nouvelle « noblesse d’Etat » – selon les termes de Pierre Bourdieu   , que Vincent Jauvert reprend à l’envi (et sans toujours le citer) – qui semble triompher depuis l’élection d’Emmanuel Macron (membre de l’Inspection des finances, jusqu’à sa démission en 2016) et la nomination à Matignon d’Edouard Philippe (membre du Conseil d’Etat), les deux têtes de l’exécutif, appartenant aux grands corps de l’Etat et incarnant, selon le journaliste, une « caste » de hauts fonctionnaires marquée par l’entre-soi et les conflits d’intérêts (notamment par les collusions avec le secteur privé).

Comme on peut le comprendre, à travers ces brèves présentations, la méthode et les conclusions des deux auteurs divergent à bien des égards puisque Pierre Birnbaum, données quantitatives à l’appui, considère que la gouvernance publique actuelle (à la fois du point de vue de la sociologie politique et administrative) relève davantage d’une « transformation » (mot en vogue) des élites du pouvoir, d’ailleurs engagée depuis près de 20 ans, que d’une « trahison des clercs » (en l’occurrence des hauts fonctionnaires) qui, dans la grande majorité des cas, selon l’avis du politiste, restent fidèle au service de l’Etat, y compris lorsqu’ils « pantouflent » (selon le terme consacré) dans le secteur privé puis reviennent à la tête d’importantes administrations (voire au gouvernement). A l’inverse, Vincent Jauvert considèrent que ces « intouchables d’Etat » (le titre même du livre indique que son auteur n’est pas effrayé par la caricature) ont de plus en plus tendance à exploiter leurs carnets d’adresses – de nombreux exemples récents, largement cités dans le livre, en attestant effectivement – pour se diriger vers des carrières d’avocats et de banquiers d’affaires, de consultants et de lobbyistes – rejoignant en cela le diagnostic livré par les universitaires Antoine Vauchez et Pierre France dans leur brillante étude Sphère publique, intérêts privés. Enquête sur un brouillage   –, en délaissant par conséquent leurs missions d’intérêt général au bénéfice de leur « fortune » (au sens étymologique comme au sens propre)...

Sans se répondre, mais traitant des mêmes sujets, ces deux ouvrages sont donc antagonistes dans leurs analyses – et sont précisément intéressants à ce titre. En effet, l’un comme l’autre, ils touchent au sujet de « l’énarchie » (expression, qui a fait florès, initialement utilisée par Jean-Pierre Chevènement, Alain Gomez et Didier Motchane dans leur ouvrage L'Énarchie ou les Mandarins de la société bourgeoise   qui fut publié sous le pseudonyme de Jacques Mandrin) et de sa réforme « impossible » – les tentatives ministérielles d’évolution du sacro-saint « classement de sortie » de l’ENA ayant été plusieurs fois bloquées par le Conseil d’Etat… – et du poids très important des grands corps de l’Etat, mais également aux conflits d’intérêt et aux risques liés à la « confusion des genres » des allers-retours entre secteurs public et privé.

De ce point de vue, la thèse de Pierre Birnbaum est fidèle à sa position – une forme d’aronisme de bon ton, l’essai étant par ailleurs dédié à son « maître » Raymond Aron –, en somme assez « légitimiste », car, s’il n’ignore pas la multiplication récente des cas préoccupants (affaires Tapie-Lagarde, Bettancourt, Cahuzac, Thévenoud …) du point de vue des responsables politiques, il estime que, malgré les faiblesses de la Commission de déontologie de la fonction publique (affaire Pérol, notamment), la charge symbolique des « serviteurs de l’Etat » reste une exception française, « l’Etat persist[ant] à défendre ses frontières, à refuser l’entrée des intrus du monde des affaires au sein de ses institutions administratives, à maintenir un système méritocratique qui ne parvient pas à limiter les conséquences des inégalités sociales mais qui respecte la dimension universaliste de l’espace publics »   , délivrant in fine un verdict sans guère de nuances : « nulle « noblesse » ne s’est donc emparée des sommets de l’Etat auxquels accèdent des citoyens socialisés à ses valeurs »   . Tel n’est pas le sentiment de Vincent Jauvert, qui, appelant à une sorte de nouvelle « nuit du 4 août », considère que les récentes réformes (en particulier la création de la Haute autorité de transparence de la vie politique, après le scandale de l’affaire Cahuzac, révélé par Médiapart) ne suffisent pas à « moraliser » la gouvernance publique (politique comme administrative) et que, notamment, la haute fonction publique agit encore aujourd’hui en toute impunité et au mépris de tout contrôle…

Sans doute pourra-t-on conclure, très trivialement et sans s’engager plus avant, en considérant que la « vérité », faite bien souvent de demi-mesures et de clair-obscur, réside dans une forme d’entre-deux…