Trois plaidoyers différents pour la redécouverte de l’œuvre de Gramsci.

Alors qu'aucun anniversaire n'est en perspective, que la campagne électorale de 2012 est derrière nous et que, contrairement à 2007, elle ne brilla (relativement) pas par son niveau de débat intellectuel, comment expliquer la profusion de publications françaises consacrées à Antonio Gramsci (1891-1937) ? Il y a six ans, le grand intellectuel communiste italien avait eu les honneurs du futur président qui souhaitait gagner la bataille des idées avant celle des urnes, s'appuyant en cela sur le concept bien connu d'"hégémonie" développé par Gramsci. Aujourd'hui, ce dernier serait bien volontiers résumé par la formule "pessimisme de l'intelligence, optimisme de la volonté", qui n'est d'ailleurs pas de lui mais de son ami Romain Rolland. Pour ceux qui ne veulent pas s'en arrêter là, mais qui souhaitent "actualiser" la pensée de Gramsci, plusieurs ouvrages récemment publiés s'offrent à eux : un volume de la collection Repères (La Découverte) : Introduction à Antonio Gramsci,  une anthologie des Cahiers de prison : Guerre de mouvement et guerre de position à La Fabrique et un recueil de textes intitulé Pourquoi je hais l'indifférence chez Rivages poche. De tailles raisonnables dans les trois cas, ils constituent autant de portes d'entrée différentes dans l’œuvre du philosophe et homme politique. 

Gramsci, l’intellectuel (malgré lui) du volontarisme politique

Si les trois ouvrages ici recensés peuvent être considérés comme des invitations à découvrir Gramsci, le Repères l’est tout particulièrement. Les deux auteurs, George Hoare de l’université d’Oxford et Nathan Sperber de l’université de Fudan (Shangai), ont produit un petit ouvrage qui ne déroge pas à la règle de la collection : à la fois dense et clair, ce livre dépasse par bien des points la portée d’une simple introduction. Dépourvu de jargon, Introduction à Antonio Gramsci présente outre une biographie intellectuelle succincte de l’homme, les principaux concepts de son œuvre mais aussi, bien que brièvement, la postérité de cette dernière.

Les auteurs de cette Introduction rappellent ainsi dès le début que Gramsci ne doit pas être considéré comme un intellectuel pur. Avant tout, il est homme politique même s’il est aussi un journaliste prolifique. L’incarcération le contraindra à devenir un penseur – et contribuera de facto à sa renommée posthume – mais "il conçoit les Cahiers comme un projet politique autant qu’intellectuel."  

Au cœur de l’œuvre de Gramsci, on trouve l’importance donnée à la culture conçue comme "succession de pratiques quotidiennes", en conséquence "site privilégié des luttes politiques".   De là naît sa théorie des intellectuels et ses déclarations sur l’absence de "non-intellectuels". Gramsci distingue deux types d’intellectuels (professionnels) : l’organique lié à une "classe émergente de la société" et le traditionnel qui préexiste à cette dernière. Ces catégories sont issues de sa réflexion sur leur degré d’indépendance vis-à-vis de la société ou d’un groupe social. Chez Gramsci, les intellectuels participent à la diffusion d’une nouvelle conception de la société et sont donc au cœur des luttes politico-culturelles et de l’éducation, un autre thème important de son œuvre.
Fondamentalement, Gramsci est un penseur de la politique définie comme la "contribution de chaque être humain à la transformation de son environnement social."   Ainsi, Gramsci l’envisage à l’aide de la trinité "société civile/société politique/Etat" et les luttes politiques grâce aux concepts de "guerre de mouvement" et de "guerre de position", fortement marqués par son expérience d’observateur de la Première Guerre mondiale. Ces concepts sont autant de grilles de lecture de l’histoire comme réservoir d’expériences pour l’action politique. De nombreux commentateurs ont ainsi voulu voir en Gramsci un Machiavel moderne, dont il s’inspire fortement, au service du nouveau Prince : le Parti (communiste). En termes pratiques, Gramsci en vient à fustiger à la fois l’attentisme du Parti induit par la croyance dans le déterminisme économique ("l’économisme" de la vulgate marxiste) et le "spontanéisme" d’un Georges Sorel à travers le mythe de la grève générale.
Dans les deux derniers chapitres, les auteurs se penchent d’abord sur la philosophie pragmatique de Gramsci, fondée sur le "sens commun" (ou le "folklore de la philosophie"), puis sur le concept d’hégémonie qui résume et donne une cohérence globale aux notions forgées par Gramsci. Ce dernier ne définit d’ailleurs jamais proprement le terme aux contours parfois fluctuants. Toutefois, une des acceptions retenues est la suivante : "la relation, consentie de part et d’autre, que l’entité dirigeante entretient avec le ou les groupes auxiliaires".   Et les auteurs d’envisager les ramifications actuelles issues du concept d’hégémonie comme dans le domaine des relations internationales, des subaltern studies et des cultural studies... Le livre s’achève d’ailleurs sur une citation d’un des fondateurs de ce dernier champ d’études, le britannique Stuart Hall qui invite non pas à fossiliser les conclusions de Gramsci, mais à penser selon ses méthodes, c’est-à-dire en choisissant "comme point de départ ce qu’il y a de plus concret dans l’existence sociale".  

Gramsci, l’homme aux Cahiers

Après cette introduction convaincante, se plonger dans les Cahiers de prison devient une nécessité. Toutefois, aborder la masse imposante de ces écrits, bien qu'incomplète en langue française, peut se révéler être une entreprise éprouvante. Les éditions La Fabrique ont eu la judicieuse idée de publier une anthologie thématique des Cahiers, sous le titre de Guerre de mouvement et guerre de position : une "visite guidée"   pour reprendre les mots de son éditeur. Dans ce livre de plus de trois cents pages, Razmig Keucheyan, sociologue à Paris-IV, revient sur les caractéristiques de cet ensemble de textes. Il rappelle qu'en dépit des ruses langagières gramsciennes pour contourner la censure (qu'on suppose tout de même assez laxiste et pas assez ignare pour se laisser duper, par exemple, par l'emploi de Bronstein au lieu de Trotsky), les Cahiers sont plus accessibles qu'il n'y paraît.   Keucheyan, dans son excellent essai introductif, revient sur le contexte et les phases d'écriture de ces Cahiers, soulignant la pertinence et la longévité de ses analyses, comme à propos de la crise actuelle : "Comment expliquer qu'une crise de cette ampleur, malgré ses effets désastreux en termes de chômage et de paupérisation, ne se soit pas traduite à ce jour par un effondrement correspondant des structures politiques ? La société civile joue-t-elle un rôle d'amortisseur de la crise ?"   Par ailleurs, Keucheyan réinscrit, comme l'historien britannique Peter Ghosh   avant lui, et à juste titre, Gramsci dans la mouvance marxiste contrairement à certaines lectures qui font de lui un auteur (uniquement) italien dans la lignée de Machiavel.

Assemblés autour de grands thèmes comme "Etat, société civile, stratégie", "Le moment de l'hégémonie" ou encore "Production et sexualité", cette anthologie a le mérite de souligner la méthode "circulaire" de Gramsci, qui remet toujours sur l'établi un ensemble de concepts clés qu'il approfondit ou illustre au cours des années. Il serait possible de citer un grand nombre de passages mais dans le cadre de ce compte rendu, nous nous contenterons de mettre en exergue le passage suivant issu de ses réflexions sur le futur du Fordisme, terme qu'il fut le premier à employer : "Mais dès que les nouvelles méthodes de travail et de production se seront généralisées et répandues, dès que le nouveau type d'ouvrier sera créé universellement et que l'appareil matériel de la production se sera encore perfectionné, le turnover excessif se trouvera automatiquement limité par un chômage important et les hauts salaires disparaîtront."  

Le soin apporté quant à la sélection des textes, ainsi que les introductions de chaque partie qui constituent autant de premières lectures éclairantes, ne peuvent qu'inciter le lecteur à se saisir de cette édition afin de découvrir le vaste univers de Gramsci. Par ailleurs, l'essai introductif est un bon complément d'un ouvrage comme Le Repère puisqu'il aborde plus en profondeur la réception, la circulation et la réutilisation de l’œuvre et des idées de l'italien. Enfin, un utile index des mots clés clôt ce livre édité avec le soin habituel des éditions La Fabrique.

Gramsci, le journaliste

Difficile de ne pas voir dans Pourquoi je hais l'indifférence un écho au plus contemporain Indignez-vous de Stéphane Hessel   . Ce livre a pour intérêt de présenter un Gramsci plus méconnu : le journaliste prolifique, qui sait aussi se faire éducateur. C'est un Gramsci avant les Cahiers de prison, davantage empreint de socialisme que de marxisme, que nous invite à découvrir cette sélection d'articles.   Gramsci s'appuie plus sur la notion de sens commun   que sur les concepts marxistes. De ces textes, écrits entre 1917 et 1921 dans la presse socialiste, ressort son originalité en dehors du carcan marxiste. Parmi les journaux auxquels il collabora, L'Ordre Nouveau. Revue hebdomadaire de culture socialiste se détache. La revue n'a pas seulement une visée informative : elle a pour but de participer, d'accompagner l'émancipation des ouvriers. Pour Gramsci, "le journalisme […] fut […] une des formes de […] "persuasion permanente"."   A cette occasion, selon Martin Rueff, traducteur et préfacier, il invente une forme inédite de "journalisme politique".

L'étendue des thèmes témoigne de l’éclectisme de l'auteur. Les articles sont regroupés dans cinq thèmes : l'évocation de grands principes comme le rejet de l'indifférence   ou l'impérieux besoin d'empathie de la part des hommes politiques    ; le personnel politique italien ; l'éducation italienne ; les "maux de l'Etat italien" ou plus le dire plus simplement, sa bureaucratie ; et enfin, la guerre. Dans ces textes, il évoque entre autres la littérature italienne   envisagée comme l'un des symptômes du mal italien : obnubilée par les sentiments, négligeant l'action collective et entretenant le ramollissement de la population. Gramsci ne dédaigne pas les figures de style   dans ses écrits en particulier les répétitions qui témoignent de son agacement face à certains sujets. Certaines pages sont aussi féroces par leur ironie mais aussi par la vigueur de la dénonciation comme lorsqu'il parle de l'indifférence, principal ingrédient de la fatalité qui n'en est pas une : "Ce qui advient, n'advient pas tant parce que quelqu'uns veulent que cela advienne, que parce que la masse des hommes abdique sa volonté"   .

Dans ces passages, Gramsci a des accents orwelliens   comme lorsqu'il dénonce la bureaucratie italienne et érige en héros méconnu ce fonctionnaire qui vendait les dossiers administratifs comme du papier brouillon : "Naturellement, il aura le destin de tous les génies incompris ; il sera jugé, condamnée et il perdra son poste. Et pourtant, si la justice, elle au moins, était moins bureaucratique, et un peu moins fossilisée, elle devrait absoudre cet inconnu et le porter aux nues."   Chez Gramsci, la colère face à l’injustice, qui passe et se traduit par une attention poussée au langage   , est le premier acte avant la résolution du problème.

Dans Pourquoi je hais l'indifférence, Martin Rueff a réuni une belle sélection de textes, bien contextualisés et amenés. Il est toutefois parfois regrettable que les textes ne soient pas tous complètement sourcés, la date de publication étant cependant à chaque fois présente. 

Vers une nouvelle "Gramsci Renaissance" ?  

En conclusion, ces trois publications se complètent fort utilement : une approche globale et analytique est proposée par Introduction à Antonio Gramsci, des extraits bien choisis dans la masse des Cahiers et, enfin, un détour original par le Gramsci journaliste. Dans tous les cas, l’actualité de Gramsci (l’un des écueils possibles dénoncés par Hoare et Sperber   dans leur conclusion) doit se lire dans le contexte de la rédaction de ses différents écrits : celui de la Première Guerre mondiale, de la montée du fascisme et de son installation durable. La prise en compte de ces données renforce finalement le caractère universel des analyses de l’italien : face à l’adversité, politique et personnelle, contre le fatalisme, Gramsci nous offre un vibrant plaidoyer pour le volontarisme politique. Espérons que ces publications contribueront au renouveau de l’intérêt pour cet auteur comparativement moins "visible" en France que dans d’autres pays