Un essai stimulant et une réédition bienvenue d'un classique poussent à repenser le dépassement du pouvoir politique par les forces économiques "managériales" et les hautes sphères de l'Etat.

A l’heure où les démocraties connaissent une « crise de gouvernabilité » manifeste, il est utile de croiser la lecture de deux ouvrages fort différents mais convergents sur certains aspects, malgré leurs disciplines et leurs contextes éloignés.

L’essai philosophique récent de Grégoire Chamayou, La société ingouvernable. Une généalogie du libéralisme autoritaire   fait en effet écho à un classique de la science politique française, L’illusion politique de Jacques Ellul (paru pour la première fois en 1965 et récemment republié en poche   ). Les points de vue des deux auteurs diffèrent pourtant par bien des aspects : là où le jeune chercheur souhaite, dans une logique foucaldienne, mais aussi néo-marxiste, proposer une analyse fouillée et conceptuelle des stratégies et des discours néolibéraux contemporains (des années 1970 à nos jours), le regretté professeur émérite de l’Université de Bordeaux cible son propos sur le fonctionnement de la démocratie en France (et, plus largement, dans les pays occidentaux), qu’il juge impuissante face au poids de la machine administrative de l’Etat – et de ses mandarins.

Partant de ces deux perspectives très éloignées – l’une centrée sur le monde économique, l’autre sur les appareils étatiques –, ces deux livres se rejoignent en un point nodal : l’impuissance de l’autorité politique à contrôler la « bureaucratisation » de la société et à inventer une « gouvernementalité » (au sens de Foucault) qui échappe à l’emprise des forces à la fois économiques et administratives.

 

Un libéralisme autoritaire

Remontant aux origines récentes de ce qu’il appelle le « libéralisme autoritaire », Grégoire Chamayou explore les nouveaux « arts de gouverner » dans une histoire philosophique qui prend la forme des grands récits « archéologiques » de Foucault, puisant ses sources dans une masse impressionnante de documents témoins (règlements intérieurs d’entreprises, accords syndicaux, manuels pratiques à destination des managers…) et de textes théoriques des penseurs néolibéraux (Friedrich Hayek, James M. Buchanan, Walt W. Rostow et consorts). A travers plusieurs chapitres très percutants et empreints d’une analyse fine et intelligente, l’auteur de la très remarquée Théorie du drone   démontre comment des organisations managériales très disciplinées – faisant écho au maître-livre L’Emprise de l’organisation des psychosociologues Max Pagès, Vincent de Gauléjac, Michel Bonetti et Daniel Descendre   – véhiculent le discours néo-libéral en menant la guerre aux « travailleurs indociles » et aux syndicats, imposent le « primat de la valeur actionnariale » et conçoivent un contre-activisme d’entreprise « totalisant ».

Ce « management des parties prenantes », par un renforcement des nouvelles régulations issues de la seule rationalité économique (avantages coûts-bénéfices) vise, in fine, à « détrôner la politique » (l’expression est de Hayek), énonçant « la stratégie du néolibéralisme en tant que pouvoir destituant »   . Or, contrairement aux idées reçues, cette idéologie triomphante n’est nullement animée d’une « phobie d’Etat » unilatérale – Chamayou l’illustre par son chapitre (malicieusement intitulé « Hayek au Chili ») à propos du coup d’Etat de Pinochet en 1973, soutenu par la CIA pour couper court aux tentatives de la gauche chilienne. En cela, le chercheur en philosophie, dans sa dernière partie consacrée à « l’Etat ingouvernable », explore les sources de ce « libéralisme autoritaire » vantant l’effacement de la puissance publique pour faire vivre une « économie libre » (c’est-à-dire libérée de toute contraintes et de « charges » de toutes sortes, y compris sociales) mais n’hésitant pas, si besoin à grands renforts policiers voire militaires, à recourir à une verticalisation du pouvoir et à un « Etat fort » pour défendre la mainmise d’un système à la fois économique, managérial et idéologique. Cet « Etat fort pour une économie libre » rappelle les origines « ordolibérales » (Wilhelm Röpke et Walter Eucken, dans l’entre-deux-guerres) du néolibéralisme, préconisant que l’Etat crée les conditions d’existence du marché pour sa propre stabilisation juridique et sociologique (la gouvernance économique européenne en étant de nos jours directement inspirée).

Cette dernière argumentation, faisant état d’une emprise étatique (ou, du moins, bureaucratique) primant sur la gouvernance démocratique, rejoint donc la critique assez célèbre de l’historien du droit et des institutions Jacques Ellul, intellectuel iconoclaste, à la fois fin connaisseur de la pensée marxiste, théologien du protestantisme, sociologue de la propagande et de la technique, ainsi que pionnier de la théorie de l’écologie politique. Dans son essai L’illusion politique, issu de sa propre déception de sa modeste expérience politique (en tant qu’adjoint au maire de Bordeaux à la Libération), Ellul démystifie la croyance selon laquelle le responsable politique maîtrise la machine administrative de l’Etat et prend les seules décisions véritables : cette « illusion » « réside dans la conviction ancrée au cœur de l’homme occidental moderne qu’en définitive tous les problèmes sont politiques, et qu’ils sont susceptibles d’une solution par la politique, qui d’ailleurs offre la seule voie praticable »   .

 

Une bureaucratisation incontrôlable

A l’inverse, insiste l’universitaire bordelais, cette impuissance de l’homme politique qui croit gouverner est voilée par la puissance et l’efficacité des moyens de l’Etat – ceux-là même que le « libéralisme autoritaire » sait déployer pour défendre son emprise, selon Chamayou –, qui interviennent toujours plus profondément dans la vie des citoyens. Ces derniers vivent aussi dans l’illusion d’être gouvernés par leurs représentants élus, alors que la manière de gouverner des sociétés contemporaines réside davantage dans leur non-participation aux réelles fonctions politiques, contrôlées par les forces économiques et la haute fonction publique, aux intérêts le plus souvent convergents – comme l’illustre la célèbre enquête sociologique L’élite au pouvoir de Charles Wright Mills   . C’est cette « technostructure » étatique – même si son périmètre diffère de la technostructure de type économique décrite par l’économiste John Kenneth Galbraith dans Le Nouvel Etat industriel   , ses caractéristiques sont proches en termes de pouvoir réel – qui tire les ficelles de l’agenda politique selon Ellul et c’est pour cette raison que l’illusion des citoyens, ignorant pour la plupart la réalité de l’organisation administrative, est de se croire gouverné par la seule sphère politique.

Essai de critique philosophique contemporaine particulièrement documenté et brûlot politique un brin daté mais toujours percutant, ces deux ouvrages s’accordent sur la crise de gouvernabilité des sociétés démocratiques, en proie à une forte emprise de ce que l’on n'appelle plus aujourd’hui les « appareils répressifs et idéologiques d’Etat » – concepts forgés par Louis Althusser en 1970   – que Grégoire Chamayou semble étendre assez largement à la sphère managériale quand Jacques Ellul les réduisait aux grands corps de l’Etat et au système administratif