Laurent Mauduit explore à la fois les conflits d’intérêts d’une partie de la haute fonction publique et sa prise de pouvoir progressive qui culmine avec l’élection d’Emmanuel Macron.

En 1924, le critique littéraire Albert Thibaudet avait parlé d’une « république des professeurs » à propos de la composition socioprofessionnelle des membres du Cartel des gauches. En 2018, Laurent Mauduit, journaliste et co-fondateur de Mediapart, s’attelle à la description d’une république des inspecteurs des finances dans son dernier essai intitulé La Caste. Enquête sur cette haute fonction publique qui a pris le pouvoir   . Auteur d’une quinzaine de livres, dont l’un des plus récents porte sur les renoncements du Parti socialiste : A tous ceux qui ne se résignent pas à la débâcle qui vient   , Mauduit vise cette fois-ci le gouvernement d’Emmanuel Macron.

 

La prise du pouvoir par la haute fonction publique de Bercy

Selon Mauduit, une certaine haute fonction publique aurait pris le pouvoir. L’élection de Macron, haut fonctionnaire, ex-banquier d’affaires de moins de quarante ans, mais aussi ancien assistant (éditorial) du philosophe Paul Ricoeur, qui écrivait dans les années 1960 que les « oligarchies de compétents, associées aux puissances d’argent » constituaient un danger pour la démocratie, incarne cet état de fait. Cette élection inattendue, qualifiée par Macron lui-même d’« effraction » résulte du double naufrage des socialistes et des néogaullistes. Si le journaliste de Mediapart valide ce terme d’ « effraction », il estime également que l’événement constitue l’aboutissement d’un processus historique, celui de l’association victorieuse d’une caste – les hauts fonctionnaires de Bercy – au monde de la finance.

Mauduit expose une « opération de sécession que ces élites publiques, cette caste, ont conduite à leur profit. » Le mot est fort. Il est d’ailleurs employé par Macron lui-même dans son livre Révolution, publié en 2016. A cette occasion, le candidat dénonce à la fois l’emprise et les protections dont bénéficient certains hauts fonctionnaires. Mauduit considère que les contours de ce groupe se dessinent principalement autour de Bercy et en particulier au sein de l’inspection générale des finances. Il insiste sur leur proximité et leur porosité avec les banques françaises.

« La prise du pouvoir s’est déroulée en deux temps. Hold-up économique, d’abord. », écrit Mauduit, à la faveur des privatisations qui ont fait évoluer le capitalisme français du modèle rhénan vers un modèle anglo-saxon. Il diagnostique une perte du sens de l’intérêt général chez ces hauts fonctionnaires à force de pantouflage. En effet, la majorité des entreprises publiques privatisées seront ensuite dirigées par des membres de l’inspection des finances.

Concernant l’aspect politique, le journaliste économique estime que la diversité intellectuelle et politique de la haute fonction publique, présente dans les années 1960-1970, a aujourd’hui quasiment disparu. Ces fonctionnaires sont progressivement gagnés par la pensée néolibérale et font en retour régner à Bercy l’idée qu’il n’y a plus d’alternative. « Si bien que les politiques économiques et les politiques sociales ont fini par se confondre totalement avec pour conséquence une crise démocratique majeure. » L’hégémonie néolibérale expliquerait l’éclipse du Parti socialiste, contraint de mettre fin à ses ambitions réformistes, et l’abandon du volontarisme économique par le parti néogaulliste. En effet, la « caste » dicterait de plus en plus la politique économique et sociale avec pour refrain : « moins d’impôts ! Moins d’Etat ! Moins de déficit ! Plus de privatisations ! Moins de protections ou de réglementations sociales ! »

La conquête directe du pouvoir politique avec l’élection de Macron témoignerait d’une nouvelle assurance et révèle la crise démocratique que nous traversons. Mauduit considère que la « caste », une fois au pouvoir, fait montre de son empressement à réformer et ignore le processus démocratique. Libérale en économie, elle tire parti des dispositifs autoritaires mis à sa disposition par la constitution de la Ve République. Mauduit invite à méditer les avertissements formulés par Marc Bloch dans l’Etrange défaite, écrit peu après la débâcle de 1940. L’historien des Annales y critique une haute fonction publique insuffisamment républicanisée et restée dans le monde de l’Ancien Régime. Aujourd’hui, selon Mauduit, celle-ci ne défendrait plus l’intérêt général mais celui de la finance.

 

En finir avec l’ENA et l’inspection des finances ?

Au fil de son essai, Mauduit revient sur l’histoire de l’ascension de cette caste et des liens qu’elle entretient avec le monde des banques, en particulier à la faveur des privatisations des années 1980-1990. A propos de cette connivence qui mène à une confusion des intérêts, il parle de « capitalisme de barbichette ». Mauduit pense qu’avec « Emmanuel le Petit », nous assisterions à un retour du bonapartisme, sans son volet social, du fait du style vertical adopté par le nouveau Président. Mauduit rappelle que cette montée en puissance technocratique ne concerne pas que la France, même si l’ENA y pèse d’un poids particulier. L’Europe en fait aussi les frais : que cela soit au sein de ses institutions (le pantouflage de Barroso chez Goldmann Sachs) ou de ses pays membres (l’expérience italienne du gouvernement de technocrates de Monti).

Pour autant, il existerait une indulgence française à l’égard de cette oligarchie, notamment parce que beaucoup de dirigeants politiques restent issus de l’ENA. Si Mauduit est conscient des travers de l’expression de « caste », qui pourrait donner lieu à des dérives, en montant le peuple contre ses dirigeants et en éclipsant la question sociale, il estime le terme nécessaire pour bien comprendre les travers oligarchiques du capitalisme « inégalitaire » actuel.

En conséquence, le journaliste en appelle à une nécessaire refondation démocratique. Il conviendrait de retrouver une haute fonction publique qui adhère davantage aux valeurs de la République, de reconstruire une séparation entre public et privé, en cessant notamment de privatiser les services publics et de multiplier les partenariats entre le public et le privé. Ainsi Mauduit propose d’en finir avec l’ENA et l’inspection des finances. Pour lui, la formation des hauts fonctionnaires doit relever de l’Université, plus apte à doter d’un esprit critique et à œuvrer à la démocratisation de la fonction publique.

Mauduit relève malicieusement que l’un des plus fervents défenseurs de cette réforme de la haute fonction publique n’est autre que le premier allié de l’actuel président : François Bayrou. Dans un entretien avec Maudit, le président du Modem propose de sélectionner les hauts fonctionnaires à partir de la trentaine parmi un vivier de fonctionnaires méritants, en s’inspirant du modèle de l’Ecole de Guerre. Plus largement, pour Mauduit, une telle réforme nécessite d’en finir avec le présidentialisme de la Ve République.

 

Laurent Mauduit livre une démonstration très documentée et une galerie de portraits des membres de cette « caste » et de leurs parcours entre Bercy et le CAC 40. Son énumération est parfois un peu longue, mais vise à renforcer son propos et est servie par son sens de la formule. Le co-fondateur de Mediapart aurait également pu revenir sur l’objet initial des corps des inspecteurs des finances. De même, il aurait pu relativiser davantage l’acuité nouvelle de cette porosité entre l’ENA et le pouvoir politique, bien qu’il envisage le moment présent comme un aboutissement de cette logique et qu’il multiplie les rappels historiques. Cette affinité représente en effet une constante dans l’histoire de la Ve République. Pour autant, La Caste contribuera au débat actuel sur la représentativité en politique.