Un essai qui tente de démontrer que la rationalité néo-libérale, loin de rompre avec la bureaucratie, instaure au contraire une nouvelle forme de bureaucratisation.

Béatrice Hibou est directrice de recherche au CNRS et ses précédents ouvrages portant sur la question de la domination étaient marqués par l'influence de la sociologie weberienne. Avec la question de la bureaucratie, elle renoue avec une thématique de cet auteur : celle de la "cage d'acier". Cette thématique qui avait connu, en particulier avec la critique de l'URSS, un intérêt important au sein de la philosophie politique et de la sociologie, avait été à partir des années 1980 quelque peu délaissée. En effet, les nouvelles formes de management avaient mis en avant la débureaucratisation de l'entreprise et de l'Etat. Avec l'introduction du nouveau management public dans l'administration d'Etat, il semblait que l'on en avait définitivement fini avec la bureaucratie.

Or, justement, la thèse de l'auteure prend à revers l'idéologie néo-libérale en avançant que la rationalité néo-libérale, loin de rompre avec la bureaucratie, instaure au contraire une nouvelle forme de bureaucratisation du monde. Le titre de l'ouvrage de Béatrice Hibou fait ici écho à celui d'un livre de Bruno Rizzi, paru en 1939, intitulé La bureaucratisation du monde. L'ouvrage de l'auteure est en outre nourri de références aux analyses de l'Ecole de Francfort et des membres du groupe Socialisme ou barbarie.

Béatrice Hibou s'attache à analyser ce qui fait la spécificité de la nouvelle bureaucratisation néo-libérale. L'ouvrage commence par une petite mise en scène fictive de notre quotidien professionnel et de consommateur dans lequel chacun peut reconnaître par exemple l'agacement qu'il a pu éprouver lorsqu'il est en communication avec les procédures d'une plateforme téléphonique.
Le premier chapitre de l'ouvrage est consacré à une analyse de la bureaucratie néo-libérale. Ce que montre l'auteure, c'est que le néo-libéralisme est fortement producteur de normes formelles. Elle y étudie en particulier le rôle que joue la financiarisation dans ce processus. Le deuxième chapitre s'intéresse à la manière dont la bureaucratisation néo-libérale envahit les pratiques de métier. L'auteure s'arrête par exemple sur l'injonction à la tolérance zéro dans l'agro-alimentaire. Le troisième chapitre porte sur l'impact de la bureaucratisation néo-libérale dans l'art de gouverner à travers les partenariats public-privé ou encore les normes, telles que la norme ISO. La quatrième partie de l'ouvrage décortique le fonctionnement de la domination bureaucratique à partir de la production de l'indifférence. L'auteure rappelle que "les travaux sur la production de l'indifférence dans les situations autoritaires, voire totalitaires, suggèrent que l'usage de termes, de concepts, de formes d'énonciation, de symboles familiers à la société justifie et légitime l'indifférence et la tolérance à l'inaction"   . Afin d'analyser ce phénomène, l'auteure s'attarde en particulier sur les procédures de demande d'asile. La dernière partie de l'ouvrage s'attache paradoxalement à la production de la bureaucratie dans les pratiques du quotidien. L'auteure montre également dans cette partie de son ouvrage comment se développe une part d'informel qui trouve paradoxalement ses conditions de possibilité dans la bureaucratie néolibérale : c'est le cas par exemple de la contrefaçon.

L'intérêt de l'ouvrage de Béatrice Hibou est incontestable tant on y reconnaît nombre d'expériences de notre quotidien sur lesquels la sociologie ne s'est pas encore suffisamment penchée. Néanmoins, le prisme de la notion de bureaucratie peut sembler parfois discutable. On peut en effet se demander si celle de technocratie n'est pas parfois mieux adaptée. Ainsi, n'existe-t-il pas une différence fondamentale entre la rationalité néo-libérale et la logique bureaucratique? En effet, dans cette dernière, ce qui compte, c'est le respect d'une norme formelle. En revanche, la rationalité néo-libérale semble davantage s'inscrire dans une recherche de rentabilité utilitariste qui n'orientait pas nécessairement la bureaucratie. On peut se demander si la bureaucratie ne possède pas le caractère d'une rationalité orientée en valeur : le bureaucrate agit conformément à une norme qui lui est hiérarchiquement imposée. En revanche, l'utilitarisme néo-libéral semble orienté selon une rationalité en finalité : à savoir la rentabilité. En revanche, il peut sembler pertinent, et cela transparait dans l'ouvrage de Béatrice Hibou, de considérer la bureaucratisation comme une sorte d'effet pervers de la technocratie néo-libérale. En effet, à lire l'auteure, on a l'impression que la finalité utilitariste qui a présidé à la mise en place de ces normes semble disparaître pour les acteurs chargés de les appliquer. Ceux-ci semblent agir uniquement en cherchant à les respecter, indépendamment de  leur finalité initiale.

L'ouvrage de Béatrice Hibou est présenté par l'auteure comme le prélude à un autre collectif qui sortira en 2013 sur le même thème