Penser le nazisme ? Ecrire après Auschwitz ? Entre Imre Kertész et les deux dernières générations de psychanalystes, un contraste qui révèle la déroute ses successeurs de Freud sur la question.

Quel aura été l’effet du nazisme sur la psychanalyse ? Des historiens comme A. de Mijolla, B. Nitzschke ou R. Lockot ont raconté les tractations qui ont conduit la société psychanalytique allemande, sous la direction de Göring, à la création de l’Institut Göring. Ils ont expliqué comment s’est fait le choix d’exclure les analystes juifs. De là, un vaste exode des pionniers de la psychanalyse vers l’Ouest. Nombre d’entre eux rejoignirent la Grande-Bretagne, les USA ou l’Argentine grâce à l’aide, bien documentée, d'Ernest Jones.

Mais la question posée par Laurence Kahn n’est pas de cet ordre. Si la psychanalyse a subi les effets du nazisme, selon elle, c’est qu’à deux reprises, une génération d’analystes aurait renoncé à ce qu’elle appelle le « bâti » métaphysique de la psychanalyse. Une première fois, dans une période qu’elle situe entre 1930 et la fin des années 50, une mouvance dominante au sein de l’Association Psychanalytique Internationale a cru devoir déformer les fondamentaux de la théorie freudienne pour contrer toute velléité de convergence avec l’idéologie national-socialiste. Une seconde fois, entre les années 60 et le début des années 90, une nouvelle génération de psychanalystes a pensé mieux servir la « cause » des survivants de la Shoah en affirmant l’inadéquation de la démarche s’agissant de ces patients.

 

Hartmann et l'Ego Psychology

Psychanalyste autrichien exilé aux USA en 1941, Heinz Hartmann est une figure centrale du premier grand dévoiement de la théorie analytique en réponse au nazisme. Pour Hartmann, la psychanalyse instituerait la suprématie du logos contre le bios. « Là où était le ça, le moi doit advenir » : en traduisant de manière aussi univoque la visée de la psychanalyse formulée par Freud (Wo es war soll Ich werden), Hartmann institue l’instance adaptative du « Moi » comme référence normative. Cette Ego Psychology allait devenir aux USA, et dans la psychanalyse anglo-saxone en général, le discours dominant. Elle avait à son crédit d’être compatible avec la psychologie expérimentale et adaptative qui, aux USA, constituait le credo unique. Hartmann eut à cœur de chercher dans la conscience un rempart contre la fascination des masses par le leader. Mais en réalité, Hartmann prit le risque de s’appuyer sur une conception particulièrement normative de la visée analytique. En France, ce détournement a été ardemment dénoncé par Lacan, mais le lien entre l’orientation donnée par Hartmann à la psychanalyse et le combat qu’il menait alors contre le soubassement idéologique du nazisme n’a pas été suffisamment souligné.

En érigeant la conscience contre la pulsionnalité et en valorisant l’autonomie libidinale, le promoteur de l’Ego Psychology luttait alors contre le risque de confusion entre la théorie freudienne et le socle idéologique nazie. La référence constante de Hitler à la pulsion vitale offrait des risques de collusion dangereux. Des psychanalystes allemands comme Müller Braunschweig ont montré par leurs travaux que le risque de récupération était réel.

Si Laurence Kahn tient à rappeler le contexte du détournement de la psychanalyse dans l’Ego-Psychology, elle n’en affirme pas moins fermement que renoncement il y a eu. Plus encore, il faut relever qu’au même moment, Freud remettait sur le métier la question de la fascination des masses par le leader. Après avoir théorisé une première fois en 1924 dans Psychanalyse des foules et analyse du Moi le dédommagement trouvé par les membres de la foule dans un narcissisme collectif, il revient sur le sujet en 1939 dans L’Homme Moïse, en s’intéressant désormais à un leader incarné. En réalité, la première guerre mondiale avait déjà été pour Freud le révélateur de la fragilité d’un pacte social dont il avait imaginé l’acte inaugural en 1913 dans Totem et tabou : après le meurtre du père de la horde, c’est dans une culpabilité commune que les fils trouvent le ressort d’une conversion de leur haine en solidarité. Mais avec le premier conflit mondial, la guerre est apparue comme le retour dans le concret du parricide représenté dans le mythe. Et, s’interrogeant sur la résurgence de la barbarie au coeur même de la civilisation, Freud a indiqué dès 1929-1930, dans Malaise dans la civilisation, le coût que représentent les renoncements pulsionnels exigés des membres du groupe. Or, c’est au moment où Freud approfondissait son interrogation devant une haine de masse que Hartmann crut devoir répondre à l’idéologie nazie par cette Weltanschauung que constitue la psychologie de la conscience.  

 

Quand la psychanalyse a tenté de penser « l'après Auschwitz »

Mais, pour Laurence Kahn, la psychanalyse continua encore longtemps à faire fausse route en prétendant penser l’après Auschwitz. Les années 1960 constituent un tournant dans l’historiographie de la Shoah. Le temps de l’écoute des rescapés était alors venu. Toute une génération de psychanalystes s’est interrogée sur les effets de l’holocauste chez ces patients. Pendant 35 ans, des auteurs tels que les membres du groupe d’Ostow, H. Krystal, J. Kestemberg, etc. fondèrent leurs hypothèses sur l’idée centrale d’une spécificité de l’expérience traumatique des camps de concentration. N. Auerhahn et D. Laub cristallisent bien le propos de cette mouvance. Les images de « fragmentation psychique » et de rupture de la cohérence interne de l’individu s’imposent à eux pour parler de l’effet de la Shoah sur les survivants. Un « trou » du « tissu » psychique ne permettrait plus à ces patients de faire les « associations » qui constituent toute « représentation » inconsciente. Leurs souvenirs ne se tissent plus en réseaux avec le souvenir d’expériences qui les précèdent ou qui leur succèdent. D’après eux, la notion centrale d’« après-coup » serait rendue inopérante par le trauma de la Shoah, dans la mesure où les évènements ne peuvent plus prendre de signification grâce à un réseau d’associations. 

 

Empathie, remémoration et narration

En réalité, les textes des auteurs de cette mouvance sont saturés de renvois à la réalité objective. Devant le caractère massif de la barbarie, ces psychanalystes ont explicitement abandonné la référence au refoulement et aux déformations dans l’après-coup, considérant comme hors jeu le retour du refoulé dans la relation transférentielle. A la place, ils mirent en avant deux voies. L’empathie, pour commencer, est centrale dans leurs travaux. Entre les survivants de la Shoah et leurs enfants, les cliniciens observeraient une « transmission » impossible. Les survivants seraient dans l’incapacité d’établir un lien empathique, et les enfants se seraient retrouvés dans une position de témoins empathiques. Entre une expérience non représentable par la mère, et une scène inimaginable par l’enfant, une membrane non perméable aurait interdit toute relation vivante entre eux. En réalité, l’empathie ne désigne pas beaucoup plus qu’un pont établi entre deux personnes. A travers cette notion, c’est une relation émotionnelle qui est idéalisée par la plupart des psychanalystes de la Shoah. Dans leurs travaux n’est jamais interrogé ce qui pourrait relever de l’ambivalence ou du vœu de mort dans le lien entre mère et enfant.

A côté de l’empathie, l’autre voie encouragée par les psychanalystes de la Shoah est celle de la remémoration et de la narration. C’est seulement dans la restitution de l’expérience que les survivants peuvent espérer récupérer une cohérence dans un récit libéré de leurs amnésies et de la désorganisation de leur pensée et de leur mémoire. Après l’effondrement psychique, une restauration narcissique de ce type peut être tentée.

Il y a loin entre la promotion de l’émotion et de la communication dans un récit, et le travail réalisé par les écrivains pour répondre au défi pour la pensée que constitue l’expérience du nazisme. Plus que des paroles, c’est un « changement du régime du discours » que le national-socialisme aura rendu nécessaire. Dans ses silences, dans ses répétitions, dans ses modulations tonales, dans le choix de la fragmentation et de la durée longue du reportage, une œuvre comme Shoah de C. Lanzmann donne à voir l’amnésie et la confusion de la temporalité. Son écriture procède de refus d’en appeler à une « compréhension » du spectateur.

 

L'apport d'Imre Kertész : la langue « atonale »

Mais c’est à l’oeuvre de l’écrivain hongrois, Imre Kertész que Laurence Kahn fait le plus appel dans son essai. Lui-même survivant des camps de concentration, l’auteur de Etre sans destin, de Liquidation, de Dossier K, et du Refus, cherche un nouveau « régime du discours » dans une langue qui rende compte de l’absence de corrélation entre phrases et idées depuis Auschwitz. Cette langue, il la nomme « atonale ». Dans le discours, une basse continue permettait jusque-là de compter sur une possible communication. C’est de l’absence de ce fond commun qu’il faut désormais rendre compte. La langue atonale de Kertész refuse tout particulièrement l’esthétisation émotionnelle dont relève le kitsch tant affectionné par Hitler. Pour Kertész, ce qui s’est passé en Allemagne à partir des années 30 possède une dimension universelle, et toute représentation qui ne tire pas les conséquences d’Auschwitz est kitsch.

L’écrivain hongrois écrit contre ceux qui croient pouvoir expliquer le nazisme par des raisons économiques ou par les structures sociales. Ces « humanistes professionnels », comme il les nomme, manquent les conséquences, beaucoup plus profondes, qu’il faut tirer de l’holocauste. Le refus du récit renvoie au contraire à la disparition de la possibilité du destin après Auschwitz. L’homme vit désormais dans un monde où la possibilité de la tragédie a été liquidée. Laurence Kahn convoque ici Jean-Pierre Vernant pour rappeler que la tragédie, dans le monde grec, mettait en scène le déchirement de l’homme que Freud a décrit au niveau individuel comme névrosé. Le chœur se faisait la voix de la culpabilité du citoyen devant la mise en scène de l’acte meurtrier inaugural, qui a fondé la société. Cette culpabilité, Freud en avait suivi le cours de Totem et tabou (1913) à L’Homme Moïse (1939), en passant par Malaise dans la civilisation (1929-1930). Or, c’est cette conscience coupable qui s’est effacée dans l’adhésion entière, mystique, de la foule au leader dans le nazisme. Si la haine est bien ce qui constituait l’acte inaugural et qui pouvait se retourner en culpabilité, à ce titre, elle a disparu après Auschwitz.

Faut-il repenser l’hypothèse freudienne d’une compensation du narcissisme individuel perdu contre le gain apporté par le narcissisme collectif ? Ce qui est sûr en tout cas pour Laurence Kahn, c’est que le risque du « nous » massifié se loge dans l’usage que l’on fait du langage. Quand l’équivocité du langage s’efface, quand l’investissement libidinal qui donne à la parole sa texture disparaît, le langage risque de véhiculer la référence à un « nous » mystique. De la communication à l’idéal de communion, il n’y a qu’un pas.  Aussi avons-nous à nous interroger sur le régime dominant de notre discours.

 

Prévenir la tendance communicationnelle de la pyschanalyse

On aura compris que le parcours de Laurence Kahn chemine entre la référence à des débats historiographiques, une lecture minutieuse de Freud (L’Homme Moïse, La 35e Conférence, Psychologie de masses, etc.), et une revue critique de deux générations de psychanalystes, anglo-saxons et allemands. Elle embrasse enfin l’œuvre de théoriciens et d’écrivains tels que Agamben, Adorno, N. Zaltzman, et surtout Kertész. De même que Kertész se méfiait des « humanistes professionnels », Laurence Kahn met en garde contre la dérive humaniste et  – pire encore – contre la tendance communicationnelle de la psychanalyse. Tel serait, selon elle, le legs le plus profond et le plus durable du nazisme sur la psychanalyse. Le livre de Kemperer paru en 1947 (LTI, la langue du 3e Reich) n’a été lu que dans sa réédition en 1966, lorsque sa thèse est venue rencontrer la question – brûlante à cette époque en Allemagne – du surmontement du passé nazi. Le sous-titre de l’édition de 1966 (La langue insurmontée  Die unbewältgte Sprache), vient dire que, pour Kemperer, le passé insurmonté de l’Allemagne réside au cœur de la langue. Or, pour Laurence Kahn, plus de 50 ans après la réédition de l’ouvrage de Kemperer, c’est bien ce qui piège les psychanalystes.

L’auteur de Ce que le nazisme a fait à la psychanalyse cherche-t-elle, pour sa part, à écrire à rebours de la communication et à inventer – après Kertész – une langue atonale qui lui serait propre ? Il est certain que, dans cet ouvrage, la pensée de l’auteur ne s’offre qu’à ceux qui feront l’effort de s’introduire dans un dialogue aux références nombreuses. Les détours sont multiples. Laurence Kahn entraîne son lecteur sans lui indiquer toujours où elle le mène. Pour la suivre, il convient de revenir sur ses pas pour tenter de reconstituer une cohérence qui échappe au premier abord, au risque peut-être de réduire la portée d’une texte dense et profond, mais dont il n’est pas certain qu’il cherche d’abord à être compris.