Un livre d'entretiens avec l'américain Michael Walzer permet de saisir l'ensemble de son parcours d'intellectuel engagé et de théoricien politique.

Astrid von Busekist, professeur de théorie politique à SciencesPo, vient de faire paraître un livre d’entretiens avec Michael Walzer. Les principaux livres de celui-ci ont été traduits en français. Il s’agit d’un auteur bien connu en France, en particulier pour Sphères de justice et les débats que ce livre avait pu susciter. Pour autant, toutes les parties de son œuvre sont loin d'être aussi connues et ce livre d'entretiens permet de les présenter. Astrid von Busekist a aimablement accepté de répondre à quelques questions à l'occasion de sa parution.

 

Nonfiction : Après un premier chapitre biographique, vous consacrez le suivant à l’engagement de ses débuts en faveur des droits civiques et contre la guerre du Vietnam. On peut désormais lire ce chapitre en regard du petit Manuel d’action politique (Premier Parallèle, 2019) que Walzer avait publié en 1971, qui vient d’être republié aux Etats-Unis et traduit en français, qui se lit comme un résumé des leçons qu’il a tirées de cette période. Ce manuel est à la fois abstrait, puisqu’il ne fait référence à aucun des faits particuliers que vous évoquez dans ce chapitre, et extrêmement pratique, par les conseils qu’il donne qui couvrent l’ensemble des sujets auquel l’activiste peut être confronté. Cette manière très efficace de concilier l’analyse des faits et les recommandations trouverait une partie de son explication dans le travail d’écriture et de relecture qu’il a accompli au sein de la revue Dissent, à laquelle vous consacrez également un chapitre. Il en aurait tiré une conception de ce que doit ou peut être la théorie politique, toujours attachée aux faits concrets et, en même temps, soucieuse d’en tirer des recommandations. Pourriez-vous éclairer ces points ?

Astrid von Busekist : Michael Walzer a toujours été attaché à une « théorie politique concrète » et aux « petites théories » - celles qui ne prétendent pas comprendre et expliquer l’ensemble des faits sociaux, mais qui, additionnées, forment une image cohérente. Comme il le dit lui-même, il n’est pas un penseur « systématique » ; il préfère l’art de la différentiation ; Sphères de Justice s’ouvre d’ailleurs sur cette remarque : « la meilleure analyse que l’on puisse donner de la justice distributive est une analyse de ses parties ». 

Bien qu’il ait travaillé, à Harvard, avec un groupe de philosophes analytiques (Rawls, Nagel, Nozick etc.), bien qu’il ait cofondé Philosophy and Public Affairs au début des années 1970, et bien qu’il ait enseigné un grand séminaire avec Bob Nozick (dont sont issus Sphères de Justice d’une part, État, Anarchie et Utopie d’autre part), il n’a jamais partagé leur goût pour la philosophie dite analytique et les « expériences de pensée » qui leur sont chères. Sa démarche est plutôt inductive : il part des expériences historiques concrètes pour en tirer des leçons théoriques. Il n’a par ailleurs jamais renoncé à sa liberté intellectuelle dans la défense de ses idées, la « licence » des théoriciens c’est-à-dire la possibilité de défendre explicitement ses préférences politiques tout en donnant une place importante aux arguments de ses adversaires.

Tous ses textes sont des textes politiques. Contre l’égalitarisme plus radical de la gauche et contre le libertarisme de la droite, Sphères de Justice défend une justice anti-utilitariste et une « égalité complexe » ; Guerres justes et injustes s’ouvre sur le siège de Jérusalem et les guerres du Péloponnèse mais il est d’abord écrit contre la guerre du Vietnam et il est le fruit d’années de lecture de mémoires de soldats, de littérature anthropologique et historique sur la guerre. Son dernier livre, A Foreign Policy for the Left, est une réaction à l’absence de programme international de Bernie Sanders lors de la précédente campagne. 

Walzer n’aime pas les théories du Grand Soir, et il n’écrit pas sur les fondements de l’éthique, mais se dégage de son œuvre un programme moral très puissant, assez simple en vérité : contre la domination, contre l’exploitation, et pour une égalité plus robuste, y compris des femmes. On n’atteint pas ce but à coups de théorie, mais par le dialogue, la patience et les changements incrémentaux, « ici et là ». Walzer n’est pas un révolutionnaire, il est un militant pour une internationale socialiste solidaire, des « camarades de gauche » contre l’injustice.

 

Ses réflexions sur la guerre, que vous discutez dans le livre, notamment en considérant les objections qui ont pu lui être faites et les inflexions qu’il a pu introduire par la suite, intéressent avant tout un public de spécialistes. Mais elles traitent des droits et des devoirs des Etats, entre eux et vis-à-vis des acteurs non étatiques, dans différentes situations et contextes, ce dont on peut difficilement se désintéresser totalement. Comment pourrait-on alors les résumer pour un public plus large ?

Guerres justes injustes a donné lieu à une véritable industrie de travaux sur la guerre, et les chercheurs contemporains doivent beaucoup aux travaux pionniers de Walzer. 

Il me semble que plusieurs lignes de force, toujours valides, se dégagent de cet ouvrage. Walzer défend une conceptualisation de la guerre juste et maintient la distinction analytique entre ius in bello et ius ad bellum, bien que la guerre asymétrique rende cette distinction plus difficile.

Cette conceptualisation inclut d’abord ce qu’il appelle le « paradigme légaliste » – qui a été beaucoup débattu –, c’est-à-dire les droits et les devoirs des États dans le système international. Un acte d’agression, la seule occurrence qui pourrait justifier la guerre, menace de détruire non seulement l’intégrité territoriale et la souveraineté des États, mais aussi le système interétatique lui-même. Walzer est en effet un « statiste » et il estime que l’existence des États est légitime, ne serait-ce que pour des raisons empiriques : les peuples qui n’en ont pas (les Palestiniens, les Kurdes) souhaitent un État capable des les protéger, « le droit d’avoir des droits », comme le disait Hannah Arendt.

Le ius ad vim ensuite – « l’usage de la force avant le recours à la guerre », puis la « politique avant le recours à la force » ou « sans la force » (politics short of force) – qui théorise l’usage de sanctions intelligentes, politiques et concertées, potentiellement capables d’éviter la guerre. Il a même envisagé des curatelles ou des protectorats internationaux, pour le Rwanda notamment. Dans le sillon de la Première guerre du Golfe et lors de son opposition à la guerre en Irak en 2003, Walzer a plaidé, dans Dissent et ailleurs, pour un certain nombre de mesures de ce type.

Les interventions humanitaires et la protection absolue des civils non-combattants enfin. Contre ceux qui, depuis les années 1990, doutent de la légitimité de ce type d’interventions, il pense que l’on doit arrêter un massacre lorsqu’on le peut. La protection des civils, en particulier dans les conflits asymétriques, correspond à un impératif catégorique, quels que soient les civils (amis ou ennemis). Cette catégorie peut s’élargir aux otages de guerre : la prise d’otage n’est jamais justifiée, et les États doivent toujours faire tout ce qui est en leur pouvoir pour venir en aide aux leurs. Un soldat porte un uniforme et c’est cela qui le distingue du civil. Un civil est vulnérable et mérite tous nos soins.

Reste à évaluer ce que dit Walzer de « l’urgence suprême ». Le chapitre qu’il lui consacre, Les mains sales – le titre est emprunté à la pièce de Sartre –, est complexe. En résumant et en simplifiant, il s’agit d’une réflexion sur la moralité politique, sur les individus qui doivent prendre des décisions difficiles dans des situations de transgression de la morale ordinaire, notamment dans les situations de guerre (asymétrique), de prise d’otage, de menace terroriste. Walzer fait une large place aux mesures de rétorsion dans les cas d’urgence suprême, sans jamais (contrairement à ce qu’on a pu lire ici ou là) justifier la torture – nos échanges sont très explicites à cet égard.

 

Walzer se présente comme un intellectuel américain, juif, très proche d’Israël et pourtant très critique de la politique d’occupation menée par le gouvernement israélien. Parallèlement, il a consacré une partie de ses efforts dans la dernière partie de son œuvre à cartographier la tradition politique juive, à partir d’une  interprétation « politique » de la Bible hébraïque. Est-ce vous pourriez là encore nous en dire un mot ? 

Les deux questions que vous posez sont indépendantes l’une de l’autre. Walzer est en effet « proche » d’Israël comme vous dites, pour des raisons à la fois historiques et sentimentales, semblables à celles qui avaient poussé Raymond Aron à défendre la Guerre des six jours : il a voyagé, résidé en Israël, et débattu avec les principaux leaders politiques des années 1960 et 1970. Il condamne par ailleurs l’occupation des territoires, comme il condamne les politiques israéliennes et palestiniennes – les deux -, pour des raisons différentes et à des moments différents, incapables, impuissantes ou peu désireuses de faire la paix. 

Son travail sur la Bible a été entrepris il y a de nombreuses années. Intéressé depuis des décennies par le rôle des prophètes (Amos en particulier), Walzer a mené de front deux projets. Un projet collectif : trois volumes de The Jewish Political Tradition déjà parus, un quatrième à venir ; et son ouvrage intitulé A l’Ombre de Dieu. JPT est un collectif assez extraordinaire puisqu’il mélange commentaires savants dans la plus pure tradition, lectures contemporaines, et mise en perspective (y compris par des intellectuels et des universitaires contemporains, Michael Sandel par exemple). À L’ombre de Dieu est une lecture plus personnelle qui traduit une ambition véritablement politique. Retrouver, dans le texte biblique, les prodromes d’une démocratie mosaïque où l’Alliance et la Loi relèvent du consentement et du libre arbitre. C’est une illustration de la « licence » dont je parlais plus haut : Michael Walzer ose s’attaquer à ce texte, en érudit certes, mais avec les lunettes d’un théoricien politique.

C’est par ailleurs un texte qui lui permet de reprendre la critique d’Israël que vous évoquiez plus haut : il aimerait que les hommes de foi s’instruisent auprès de ceux qui réfléchissent aux droits de l’homme, à la guerre juste, et aux principes modernes du droit et renoncent à leur mentalité d’exil ; et que les successeurs des pères fondateurs, les séculiers, soient plus attentifs à la Tradition qui recèle bien plus de trésors qu’ils ne le pensent. Bref, au-delà de la thèse principale (il n’y a pas de politique dans la Bible, mais il y a une théorie du politique), c’est une invitation au dialogue entre religieux et laïcs.