Une analyse du discours de l’extrême droite américaine écrite dans les années 1940, mais dont les conclusions restent valables aujourd’hui.
Dans son Complot contre l’Amérique, le romancier Philip Roth imagine des Etats-Unis d’Amérique où l’aviateur Charles Lindbergh aurait été élu président à la place de Franklin Roosevelt en 1940, empêchant l’entrée en guerre de l’Amérique et réveillant le racisme d’une partie de la population. Avec cette uchronie, Roth dévoile la sympathie de certains de ses concitoyens pour l’Allemagne nazie et leur antisémitisme, attisé par des fascistes locaux. Plusieurs des personnages historiques figurant dans le roman de Roth (Charles E. Coughlin, Gerald P. Nye, Gerald K. Smith) se retrouvent parmi les Prophètes du mensonge étudiés par Leo Löwenthal et Norbert Guterman. Leur livre vient d’être traduit en français soixante-dix ans après sa parution.
Dans le sillage de l’Ecole de Francfort
Commandé par l’American Jewish Committee, les Prophètes du mensonge fait partie d’une série de cinq ouvrages étudiant le « préjugé », plus particulièrement l’antisémitisme. La plupart de ces livres sont écrits par des proches de l’Ecole de Francfort, le livre de Löwenthal et Guterman étant d’ailleurs préfacé par Max Horkheimer. Ils s’efforcent de faire le lien entre sociologie et psychologie, soit entre l’échelle du groupe et celle de l’individu.
Dans leur contribution, Löwenthal et Guterman se penchent sur la figure de « l’agitateur », autrement dit du démagogue d’extrême droite, et sur son discours. Leo Löwenthal (1900-1993) est un sociologue de la littérature, d’origine allemande, exilé aux Etats-Unis, et qui devient professeur à Berkeley. De son côté, Norbert Guterman (1900-1984) est né en Pologne. Il étudie à la Sorbonne où il fait la connaissance d’Henri Lefebvre, avec lequel il collabore et publie des traductions d’Hegel et de Marx.
Leur approche est inspirée par La Dialectique de la raison de Horkheimer et Adorno. Dans leur critique de la raison, les deux pères fondateurs de l’Ecole de Francfort, aussi connue sous le label de « Théorie critique », suivaient l’argumentation du Freud du Malaise dans la culture et revenaient sur le refoulement de l’état naturel. L’agitateur étudié par Löwenthal et Guterman joue de cette peur de la nature et sur les ambivalences de la domination de la raison.
Les deux auteurs des Prophètes du mensonge prennent aussi appui sur la théorie de l’antisémitisme développée par Horkheimer et Adorno. L’exclusion historique des juifs de la sphère de la production les a condamnés à servir d’intermédiaires entre les travailleurs et les capitalistes. Ce faisant, ils sont devenus des cibles faciles qui personnalisent le caractère abstrait de la logique économique : assignés à la fonction commerciale, leurs activités incarnent de surcroît un domaine où les inégalités sont plus visibles. L’animosité à leur rencontre fait également office de raccourci, empêchant de repenser le système capitaliste dans son ensemble.
Une exacerbation de la frustration
Löwenthal et Guterman prolongent les réflexions des fondateurs de la Théorie critique. Ils rappellent que lorsque le scientifique cherche le quoi à la source d’un problème de société, l’agitateur désigne un qui. Pour reprendre les termes d’Olivier Voirol dans son éclairante présentation, l’« activisme progressiste part de troubles et de souffrances vécus, pour s’attacher à en repérer les causes objectives » et proposer des solutions politiques adaptées. De son côté, l’agitateur fasciste tourne la colère de son public, sur lequel il tente d’assoir son emprise, vers des « cibles personnalisées tenues pour seules causes de ses maux. » Autrement dit, l’agitateur puise dans le malaise social contemporain, non pas pour l’apaiser, mais pour l’exacerber, tel un médecin qui entretiendrait la maladie de son patient pour le conserver sous son emprise.
En dépit de l’incohérence apparente du discours de l’agitateur, Löwenthal et Guterman proposent de décortiquer sa logique. Ils repèrent plusieurs thématiques récurrentes à l’aune de l’analyse de très nombreux discours d’agitateurs fascistes américains des années 1940. Ils s’attachent à dévoiler les ressorts psychologiques exploités par les agitateurs, que cela soit consciemment ou non. Plusieurs décennies après écriture du livre, Löwnethal désignera d’ailleurs l’ensemble de ces procédés comme une « psychanalyse à l’envers ».
Dans leurs paroles et écrits, les agitateurs désacralisent la vérité, ils jouent avec les valeurs universelles et manipulent leur public en s’appuyant sur leurs frustrations. Pour Löwenthal et Guterman, « Le geste du pauvre type frustré qui, d’impuissance, passe sa colère sur sa femme ou son enfant est reproduit à l’échelle de la société. » Ils relèvent le manque de contenu du programme de l’agitateur qui, contrairement au réformateur, ne projette pas ses sympathisants vers des temps meilleurs.
L’agitateur « s’intéresse principalement à une sphère de la frustration habituellement ignorée par les politiques traditionnels. Les programmes axés sur les besoins matériels semblent négliger cette zone d’incertitudes morales et de frustrations qui sont les manifestations immédiates du malaise social. » Il joue sur la peur et non pas sur la solidarité.
Il propose davantage à son sympathisant un rôle de chien de garde profitant des restes dans un monde caractérisé par la lutte pour la survie. Autrement dit, l’agitateur fait miroiter à son auditoire l’espoir de passer du statut de potentielle victime à celui de bourreau, et de transformer le potentiel bourreau en victime. Une place particulière est accordée aux juifs dans leur analyse, compte tenu de l’obsession dont ils sont les objets dans les discours des agitateurs. Enfin, ils livrent un « autoportrait » de l’agitateur, qui joue à la fois sur son statut de martyr et d’homme fort, révélant parfois en creux sa cupidité.
Une réflexion toujours actuelle
Dans sa préface en date de 1969, Herbert Marcuse soulignait l’actualité de cette étude. Il remarquait aussi l’adoption d’une partie de la rhétorique de l’agitateur par le politicien établi, bien que le discours antisémite soit fermement prohibé. Quarante ans après, Olivier Voirol fait le même constat, cette fois-ci à l’époque de Trump, des fake news et des réseaux sociaux.
Même si le contexte envisagé par les deux auteurs a changé, ce dont témoignent parfois les longueurs des extraits associés à cette période, certains mécanismes demeurent et se renouvellent. L’existence de l’Etat d’Israël est parfois brandie pour renouveler l’antisémitisme, comme en témoigne Le Cas Alain Soral. Radiographie d’un discours d’extrême droite et qui s’appuie d’ailleurs sur les auteurs de l’Ecole de Francfort.
Les Prophètes du mensonge reste donc un livre important. Nul doute que le regard de ces deux émigrés allemand et polonais, conscients de la potentialité de ces discours anciens – à première vue incohérents et incroyables – et des extrémités auxquelles ils pouvaient conduire, peut contribuer à renforcer l’analyse des discours de haine qui menacent le présent.