Deux points de vue iconoclastes d'historiens sur les « Trente Glorieuses » et la IVe République.

L’après-guerre français reste un chantier historiographique essentiel, en raison de sa complexité et de l’actualité de ses enjeux politiques, économiques et sociaux. Dans des registres très différents – recueil collectif engagé et essai historique -, deux ouvrages récemment parus viennent illustrer ce constat en centrant leurs propos sur le plan à la fois idéologique et générationnel. Dans Une autre histoire des « Trente Glorieuses »   , publié sous la direction de Céline Pessis, Sezin Topçu et Christophe Bonneuil, un collectif – au sens quasi militant du terme – de chercheurs s’est focalisé sur la critique historique, politique et sociologique – voire anthropologique – de « l’idéologie des Trente Glorieuses », telle qu’exprimée par Jean Fourastié dans son ouvrage éponyme   , resté célèbre (bien que plus forcément très lu de nos jours).

 

Centrant notamment leurs propos sur les nuisances écologiques et environnementales (comme l’exprime le sous-titre du livre : « modernisation, contestations et pollutions dans la France d’après-guerre »), ce recueil, assez inégal, remet en cause avec des arguments convaincants et iconoclastes (l’un ne s’opposant nullement à l’autre) la « geste modernisatrice » des élites françaises d’après 1945, jusqu’à la crise et les chocs pétroliers des années 1970.

 

Une démythification des Trente Glorieuses 

 

On retiendra en particulier la contribution très éclairante de l’historien Loïc Vadelorge (Université Paris-Est-Marne-la-Vallée) sur « l’âge d’or » de l’aménagement de la région parisienne sous de Gaulle et Pompidou. L'historien revient ainsi sur l’action bien connue de la mission, rattachée à Matignon, de Paul Delouvrier, « père » de la nouvelle organisation administrative de l’Ile-de-France, de sa mise en « schéma stratégique », mais aussi du réseau express régional (RER) ferroviaire et des villes nouvelles situées dans un rayon de 30 kilomètres de la capitale. Prolongeant l’idéologie de l’Etat tout puissant et omnipotent, cette période résume à elle seule la politique volontariste d’équipement et d’aménagement du territoire, souvent au mépris d’une quelconque concertation démocratique (sinon citoyenne). Cette histoire officielle du Grand Paris, volontiers critiquée par Loïc Vadelorge, a d’ailleurs contribué à effacer totalement des imaginaires les résistances qui se sont manifestées dès les années 1960 – en particulier du côté des riverains et agriculteurs locaux – contre la planification autoritaire et régalienne de l’Etat aménageur.


Dans une autre contribution très intéressante, Régis Boulat se situe davantage sur le plan théorique pour mettre à mal l’imaginaire renvoyant à Jean Fourastié, apôtre de la productivité et chantre des « Trente Glorieuses », dont on a sans doute trop facilement voulu montrer qu’il était à même, non seulement d’expliquer, mais aussi de dire et d’administrer le progrès au « grand public » comme aux élites politiques, économiques et administratives.


A contre-courant de cette vision, proche selon eux d’une histoire « officielle » (ils dénoncent d’ailleurs le fait que l’expression même des « Trente Glorieuses » soit devenue un lieu commun des cours et des manuels scolaires de l’enseignement secondaire et supérieur), Christophe Bonneuil et Stéphane Frioux n’hésitent d’ailleurs pas à parler des « Trente Ravageuses », en insistant sur l'impact environnemental et sanitaire de ces décennies de haute croissance.
Cette « contre-histoire » (le terme a tendance à se galvauder, par la multiplication d’essais relevant de ce titre, et de plus ou moins bonne facture) des « Trente Glorieuses » se plaît à l’inverse à valoriser (dans une démarche parfois plus militante qu’historienne, il faut l’admettre) les résistances au progrès de la part des dominés et la faculté des institutions à les marginaliser (nulle référence à l’actualité de Notre-Dame-des-Landes n’est ici fortuite).


Ainsi, dans une seconde partie passionnante et passionnée, les auteurs proposent-ils une histoire critique de la résistance à la « France atomique » (Sezin Topçu), à la pollution des rivières (Gabrielle Bouleau), à la culture consumériste (Kristin Ross) et, de l’autre côté du spectre idéologique, à l’avant-garde de la philosophie critique de la technique et de la modernité, dont le chantre le plus célèbre est Jacques Ellul (Christian Roy).


Sans doute le livre se perd-il alors dans un programme trop ambitieux, qui dépasse largement le projet esquissé dans la première partie – en vérité plus traditionnel, sur le plan historique, bien qu’absolument pas conformiste – mais il a l’immense mérite de pousser le lecteur le plus ignare en la matière – et nous pouvons être nombreux en France à nous reconnaître ainsi – vers des références internationales trop rarement citées et vers une esquisse d’ « éco-histoire » qui, n’en doutons pas (c’est le « sens de l’histoire », sans jeu de mots aucun), est amenée à se développer, inspirée notamment par les recherches critiques anglo-saxonnes.

Forces et faiblesses d'un regard américain 

 

Le second ouvrage recensé ici, dans un registre à la fois classique et décalé (au sens du « regard éloigné » décrit par Lévi-Strauss), provient précisément d’un historien-chercheur anglo-saxon, Philip Nord, professeur à Princeton. Dans Le New Deal français   , il nous offre également un « autre regard » novateur et iconoclaste sur la reconstruction de la France d'après-guerre et ses surprenants fondements.


Centrant davantage son propos sur l’analyse des élites politiques, économiques et administratives – sans d’ailleurs exprimer à leur endroit une critique aussi importante que les auteurs d’Une autre histoire des « Trente Glorieuses » –, Philip Nord nous suggère davantage de continuité entre les périodes des années 30 et le début de la IVe République, ne croyant nullement à une rupture fondamentale née de la Seconde Guerre mondiale.


S’inspirant de l’histoire américaine qu’il connaît bien, son ouvrage cherche d’une certaine manière à calquer ses grilles de lecture sur l’histoire de la France au XXe siècle, ce qui constitue à la fois sa force et sa faiblesse. En effet, né aux Etats-Unis sous les mandats de Franklin Delano Roosevelt (1932-1940), le New Deal a, selon l’historien, son pendant français. Engagé dans les dernières années de la IIIe République, prolongé sous le régime de Vichy, puis développé après la Seconde Guerre mondiale, ce mouvement réforma la France, notamment par le développement de la planification de l'économie, la naissance d'un système de protection sociale, la première vague de nationalisations, mais aussi la création d'une politique culturelle d'envergure (ces trois domaines constituant son prisme quasiment exclusif, laissant de côté la complexité politique et idéologique de la période dans un parti pris surprenant).


Selon Philip Nord, à la Libération, la rénovation de l'Etat était certes inévitable, mais Vichy laissait en héritage tout un écheveau de concepts, d'initiatives et de pratiques. Aussi, contrairement à ce qu’il considère comme une vulgate – on peut à nouveau parler ici d’une « contre-histoire… –, et loin de rompre avec ces courants, la classe politique dans son entièreté (en tout cas ses élites) continuait de croire aux valeurs familiales, au culte des meilleurs, à un Etat fort et interventionniste.
Pour l’historien américain, dans un contre-point intéressant (et inconscient !) avec les auteurs d’Une autre histoire des « Trente Glorieuses », la France de l'après-guerre ne fut pas ainsi entièrement neuve, mais davantage située historiquement et politiquement au creuset refondateur de la France libre conjugué au volontarisme gaullien.


A vrai dire, on ressort in fine de cette lecture à la fois déconcertante et stimulante sans savoir s’il s’agit d’un éloge du « génie français » de la modernisation du système politique et économique (rejoignant en cela l’idéologie volontiers critiquée par les premiers auteurs cités), propre aux Trente Glorieuses, ou, au contraire, une contestation de la thèse traditionnelle de rupture et de « grande transformation » du capitalisme après-guerre.

 

Nul doute que ces lectures non conventionnelles et fécondes sauront remettre en cause nos visions souvent trop simples de l’enchaînement, jugé par trop mécanique, des périodes historiques à partir de contextes particulièrement complexes. Si ces ouvrages ouvrent le débat à ce sujet, ils contribueront ainsi à leur volonté de faire de l’histoire « à coups de marteau », pour paraphraser l’expression célèbre de Nietzsche.