Trois rééditions essentielles pour comprendre Mai-juin 68 dans une perspective large, loin des totems trop longtemps véhiculés par certains témoins et devenus éculés.
Le cinquantième anniversaire de mai-juin 1968 a fait l’objet, on le sait, d’une série de publications nouvelles et de rééditions plus ou moins marquantes. Comme il l’a déjà été écrit depuis plusieurs semaines dans notre dossier, certains ouvrages ont été l'occasion d'éclairer d’un regard nouveau ces événements dans une perspective historique plus large et dans une dimension moins strictement parisienne.
Trois rééditions méritent ici d’être signalées pour « boucler la boucle » de cette vaste opération de « célébration » (pour utiliser un anglicisme à la mode) plus que de commémoration. Elles démontrent en particulier que le recentrement du regard sur Mai-juin 68 avait déjà été, bien qu’assez timidement, initié lors de la décennie précédente et que les premières années du XXIe siècle ont été propices à une vision plus synthétique de ces « événements » pris dans un contexte plus global que les seules révoltes de Nanterre et du Quartier latin, en restituant leur juste place dans la période sociale et politique qui court jusqu’à l’arrivée de la gauche au pouvoir en France en 1981.
En premier lieu, La Découverte a republié en collection de poche la vaste synthèse historique 68. Une histoire collective (1962-1981) dirigée par Philippe Artières et Michelle Zancarini-Fournel. Lors de sa sortie il y a dix ans (pour le quarantenaire…), elle avait déjà fait l’objet d’un compte-rendu par Nonfiction. Il faut reconnaître qu’elle n’a aujourd’hui pas pris une seule ride et constitue encore, à bien des égards, l’une des références les plus solides, dans la mesure d’un ouvrage collectif. Sa perception juste et exhaustive des enjeux politiques, intellectuels et sociaux, sa dimension diachronique (mais non téléologique) et la somme de ses spécialistes incontestés en font un ouvrage d’autorité, incontournable pour tout lecteur cherchant à comprendre les ressorts, les ressacs, les tenants et les aboutissants de mai-juin 1968 en France. C’est sans doute le livre 68. Des grands soirs aux petits matins de Ludivine Bantigny, publié cette année, qui en prolonge l’héritage en approfondissant nombre de ses thèmes et qui constitue peut-être la publication historique inédite la plus marquante du cinquantenaire.
En second lieu, sortant de la seule vision française et francophone, Agone a republié également le livre de l’universitaire américaine Kristin Ross Mai 68 et ses vies ultérieures, qui avait fait date lors de sa sortie en France au mitan des années 2000 (il a été publié en 2002 aux Etats-Unis) – comme le relayait également Nonfiction lors du quarantenaire. Depuis lors, cette étude originale et au « regard éloigné » (et donc distancié) est devenu un classique, au point même que l’expression de son titre est devenu une sorte de formule miracle utilisée notamment par Olivier Fillieule et son collectif Sombrero dans leur étude pionnière sur les militants des années 68 à nos jours. Là encore, loin de la « sainte thèse » chère aux acteurs du Quartier latin devenus, pour une poignée d’entre eux, des intellectuels médiatiques volontiers complaisants (et parfois omniprésents), cet ouvrage au ton lumineux offrait une synthèse historique très audacieuse d’un événement trop longtemps isolé à son contexte franco-français de la fin de la période gaullienne.
Enfin, rééditant un ouvrage plus confidentiel (sorti en 2008 aux éditions Complexe sous le titre Mai 68 dans le texte), Flammarion a offert une « seconde vie » au travail de l’historienne Emmanuelle Loyer (connue surtout pour être la biographe de Claude Lévi-Strauss) (ré)intitulé L’événement 68. Comme la spécialiste d’histoire politique et culturelle de la France au XXe siècle le dit dans son introduction, ce travail de recherche était avant tout une valorisation de certains documents, reprenant en cela le thème de la collection « Archives » des éditions Julliard dans les années 1960 et 1970. Parmi ceux-ci, on mentionnera en particulier des tracts et autres écrits peu connus du syndicalisme étudiant, des comités d’action, des occupations d’usines et de théâtres, ainsi que des articles d’universitaires « en situation » et d’écrivains en lutte. La perspective est ici immanquablement culturelle alors même que le travail d’archives plus « officiel » (comme en témoigne l’importante publication issue cette année de l’exposition 68. Les Archives du pouvoir aux Archives nationales) se cantonnait davantage au domaine politique et social.
Ces trois rééditions constituent de saines lectures pour qui veut embrasser 68 dans toute sa complexité, offrant une approche à la fois synthétique, historique et distanciée, tout en étant engagée
* Dossier : Mai 68 : retrouver l'événement.