Les mémoires du préfet de police de Paris et les archives du pouvoir gaullien pendant les événements nous permettent de comprendre les spécificités de la brève crise institutionnelle née de Mai 68.

Bien qu’il s’agisse à maints égards d’une « révolution inachevée » – pour ne pas dire une « révolution manquée », selon l’expression par laquelle Daniel Guérin décrit l'expérience du Front populaire –, Mai 68 n’en a pas moins bouleversé l’ordre établi pendant quelques semaines : le gaullisme triomphant, que l’on pensait au faîte de sa puissance, a même titubé, pendant les quelques heures étranges durant lesquelles le Général disparut. Le « vide du pouvoir » provoqua une crise aussi éphémère que difficile à concevoir, à l'époque comme de nos jours.

On le sait, la force des témoignages et des archives, dans le souvenir qu'on se donne d'événements appartenant au passé récent, réside dans l’interprétation que l’on en fait lorsque le caractère brûlant de l’actualité a laissé place à une vision plus distanciée et à un recul nécessaire. Sans doute est-ce pour cette raison que la réédition   , en cette année du cinquantenaire de Mai 68, des mémoires de Maurice Grimaud, préfet de police de Paris à partir de 1967, qu’il avait initialement publiés en 1977 sous le titre un brin badin En mai, fais ce qu’il te plaît   , retrouve un intérêt, alors même que son récit au jour le jour de sa gestion de la crise était devenu presque introuvable.

De même, le beau volume publié par les éditions de L’iconoclaste sous le titre 68 : les archives du pouvoir, faisant écho à l’exposition du même nom aux Archives nationales (3 mai – 22 septembre 2018) et réunissant des brouillons du Général de Gaulle, des notes de Pompidou, des synthèses des RG ou des télégrammes sur la situation dans les usines, constitue une somme de documents commentés très importante qui témoigne des ressorts insoupçonnés de l’Etat, de son gouvernement et de son administration pour faire face à une crise protéiforme autant qu’imprévisible.

 

Le préfet de Mai 68

En premier lieu, les mémoires de Mai 68 de Maurice Grimaud constitue un « témoignage [qui] est, et reste, irremplaçable pour qui veut comprendre », comme l’exprime avec justesse l’historien Olivier Wieviorka dans sa préface inédite. Responsable du maintien de l’ordre dans la capitale, cette incarnation du grand serviteur de l’Etat – à l’égal d’un Paul Delouvrier ou d’un François Bloch-Lainé à la même époque –, de sensibilité mendésiste et ancien collaborateur de François Mitterrand sous la IVe République, Maurice Grimaud (1913-2009) a été sans nul doute un des acteurs clés de Mai 68. Conjuguant tolérance et fermeté, il a été unanimement salué (y compris par Daniel Cohn-Bendit lors d’un intéressant échange télévisé entre l’ancien leader étudiant et l’ancien préfet pour les dix ans de Mai 68) pour sa parfaite gestion de la crise.

Au fil des pages, écrites dans un style élégant par l’ancien khâgneux (Grimaud se plaît d’ailleurs à citer ses anciennes lectures d’Alain qui, dans ses Propos sur le bonheur, avait défini le préfet de police comme étant « l’homme le plus heureux parce qu’il agit toujours, et toujours dans des conditions nouvelles et imprévisibles »   ), l’on comprend mieux ce qui a constitué, du moins à Paris sinon dans toute la France, une « révolution au quotidien » de la société, qui a fait vaciller l’Etat sans le renverser. Presque heure par heure, nous comprenons ainsi ce que signifie l’exercice de la force publique lors d’un mois sans pareille dans l’histoire française des mouvements sociaux au XXe siècle. Confronté à l’irrésolution aux plus hauts niveaux du pouvoir mais épaulé par une équipe de commandement très soudée, l’ancien préfet de police, qui prit la suite d’un certain Maurice Papon en 1967, confesse même une forme de griserie ressentie dans le tumulte de l’action.

Mais Maurice Grimaud est surtout resté célèbre par son humanisme et son refus de céder aux partisans de la répression – ils étaient nombreux autour du Général de Gaulle –, dévoilant sa perception d’un mouvement social (tant étudiant qu’ouvrier) dont il avait d’emblée deviné l’ampleur. Son témoignage, capital et captivant, trouve un écho historique particulier sous la plume d’un fin lettré, cultivé et chérissant le passé républicain de sa fonction. Aussi Grimaud fait-il plusieurs références à ses lointains prédécesseurs, Louis Lépine – qui remania profondément la police parisienne avant la Grande Guerre – et Jean Chiappe – proche de l’extrême droite et dont la révocation par le gouvernement Daladier entraîna les manifestations violentes du 6 février 1934, qui firent 14 morts –, pour démontrer tant son sens de l’Etat que son refus de la répression (« je savais que je ne serai pas Chiappe »   , écrit-il, revenant à plusieurs reprises dans son récit sur le drame du 6 février 1934, pas si lointain pour un homme de sa génération).

Attaché aux valeurs de la gauche républicaine, le préfet Grimaud fut loin, en effet, de constituer le prototype du haut fonctionnaire gaulliste et lui-même admet qu’il n’a pas choisi la police comme vocation (il avait d’ailleurs plutôt servi dans l’administration coloniale puis en territoriale, avant de devenir directeur général de la Sûreté nationale, puis préfet de police) et que les manifestants gauchistes, « après tout, n’étaient pas si loin de [ses] idées quand ils commencèrent à brûler les voitures »   . De même se sent-il plus proche du doyen de la faculté de Nanterre – Pierre Grappin, dont on apprend qu’il fut son camarade de khâgne à Lyon – (« personne n’est plus éloigné que lui de la répression et de la tyrannie »   ) que de certains hiérarques gaullistes, prompts à surréagir face aux premières escarmouches du 22 mars.

Quant au Général de Gaulle lui-même, le portrait qu’en fait Maurice Grimaud en filigrane est assez nuancé. En mars, alors que le préfet de police rencontre le président de la République en entretien (« je lui dis comment je voyais les choses et pourquoi j’étais partisan de tolérer les démonstrations, même si l’expression verbale en était violente »   ), il en conclut qu’il lui fait confiance et que sa méthode n’est pas critiquée, alors même qu’il confesse qu’il n’a rien vu venir de la suite des événements. Constatant le vide du pouvoir lors des moments clés de la crise (notamment au moment de la visite secrète auprès de Massu à Baden Baden), Grimaud sait gré à de Gaulle de lui avoir affiché son soutien, y compris après les événements lorsque, sans effusion cependant, il lui fit comprendre qu’il avait apprécié son usage mesuré des forces de l’ordre, constatant surtout, selon les termes du préfet de police, que « la Maison avait bien tenu [alors qu’] elle n’avait jamais connu d’évènements d’une telle intensité dramatique [et qu’] elle ne s’était pas effondrée »   .

Car c’est bien cela que l’on garde en mémoire au sujet de Maurice Grimaud : sa capacité à préserver le calme, tant que faire se peut, des forces de police, souvent soumises à des actes de provocation, dans un contexte social explosif. Le texte, resté célèbre, de son adresse à ses hommes en témoigne : « frapper un manifestant tombé à terre, c’est se frapper soi-même en apparaissant sous un jour qui atteint toute la fonction policière »   . Sa plus grande fierté sera à cet égard le (relatif) faible nombre de blessés   et de « bavures » des forces de l’ordre pendant toute la séquence du printemps, même s'il est important de dire, contrairement à ce que l'on entend parfois, qu'il y eut des morts en mai-juin 68   , il est vrai d'un bien plus faible nombre que lors des manifestations du 17 octobre 1961, sévèrement réprimées dans le contexte de la guerre d'Algérie par le préfet de police de Paris Maurice Papon.

 

L'événement vu du gouvernement

Pour important que soit ce témoignage, il n’est cependant pas le seul à éclairer les rouages du fonctionnement de l’Etat face à la crise de Mai 68. 68 Les archives du pouvoir, qu’il s’agisse du livre comme de l’exposition, dévoile ainsi des documents importants pour qui veut comprendre les moyens d’action (et, surtout, de réaction) du gouvernement et de l’administration pour endiguer et sécuriser un mouvement social qui touche progressivement tous les secteurs d’activité et finit par paralyser l’économie nationale, conduisant jusqu’à 10 millions de grévistes.

C’est au total environ 300 documents exceptionnels qui sont commentés et recensés dans ce bel ouvrage, des agendas du Général de Gaulle aux notes de négociation de Pompidou pendant les accords de Grenelle, en passant par les albums photographiques de la police, les fiches de militants, les notes des conseillers présidentiels et ministériels (notamment au sujet de la pénurie d’essence et des grèves dans les services publics) ou les archives des universités et de l’ORTF, constituant une somme précieuse pour l’historien comme pour « l’honnête homme » du XXIe siècle qui, à moins d’être né avant ou avec le « baby boom », n’a pas forcément vécu cette année charnière.

En définitive, l’on comprend, à la lecture de ces archives passionnantes, que le pouvoir, confronté à une crise qu’il n’avait pas vue venir, a su inventer ses propres réponses en jouant de la fermeté et de la conciliation. Le « raz de marée » électoral des gaullistes lors des élections législatives de juin 1968 pourrait laisser croire que le gouvernement est finalement sorti plus fort de ce printemps social. Mais il n’est guère douteux qu’à plus long terme, Mai 68 a profondément démontré les limites d’un Etat paternaliste et d’un gouvernement vertical face aux revendications d’une jeunesse qui sera appelée tôt ou tard à prendre le pouvoir

 

* Dossier : Mai 68 : retrouver l'événement.