Un essai historiographique important et un témoignage militant de l'époque offrent un regard particulier sur une séquence politique décisive.

Le 6 février 2014, il y a quelques semaines, quelques rares articles et conférences se faisaient l'écho du 80ème anniversaire de cet événement à la fois repoussoir et fondateur que fut la manifestation parisienne du 6 février 1934 (ou plutôt les manifestations des ligues convergeant à la Place de la Concorde, non loin de la Chambre des députés) de bien funeste mémoire – on a d'ailleurs peine à imaginer aujourd'hui qu'un mouvement de foule en temps de paix ait pu déboucher sur 14 morts et 62 blessés par balle.

C'est également le 6 février dernier qu'est paru le court essai 1934-1936. Un moment antifasciste   de Thierry Hohl et Vincent Chambarlhac, chercheurs à l'Université de Bourgogne, faisant de cette manifestation – dont la frange la plus extrême de la droite politique et intellectuelle (en particulier les Croix-de-Feu du colonel de La Rocque et les Camelots du Roi, proches de l'Action française) fut à l'initiative – la cristallisation d'une menace fasciste   en France, alors que l'Italie mussolinienne, depuis une dizaine d'années, et l'Allemagne hitlérienne, depuis à peine plus d'un an, ont alors le vent en poupe sur le continent européen. A l'aune de cette prise de conscience, la contre-manifestation antifasciste nationale du 12 février 1934 augure, selon l'historiographie classique, d'une dynamique unitaire des gauches, dont la victoire du Front populaire au printemps 1936 constitue l'aboutissement. Pour autant, s'il a été le résultat de cette séquence politique décisive, le Front populaire est aussi et surtout le moment d'expression de luttes sociales menées par les ouvriers lors des grèves historiques de 1936, renversant provisoirement un rapport de forces que l'on croyait (la gauche parlementaire comprise) plus ou moins immuable. C'est de ce sujet (parmi bien d'autres) dont il est question dans le beau texte de Daniel Guérin Front populaire, révolution manquée. Un témoignage militant, publié initialement en 1963   puis en 1970   , et réédité il y a quelques semaines   avec un cahier de photographies d'époque, montrant notamment la présence dans les comités de Daniel Guérin (1904-1988), militant infatigable (à l'époque dans le 20ème arrondissement de Paris et aux Lilas) et essayiste à succès   , ainsi que de son camarade et ami Marceau Pivert (1895-1958) – à qui le livre était dédié –, militant socialiste et leader du courant le plus à gauche de la SFIO (appelé "la Gauche révolutionnaire" lors de sa création en 1935, en pleine période antifasciste), avant de s'en éloigner   et de fonder en 1938 le Parti socialiste ouvrier et paysan (PSOP), auquel Guérin adhérera également.

Thierry Hohl et Vincent Chambarlhac reviennent de manière intéressante sur cette dynamique politique historiquement fondatrice mais relativement brève (à peine plus de deux ans), celle qui court de février 1934 jusqu'aux élections et aux grèves du printemps 1936. A vrai dire, c'est davantage la constellation des antifascistes (à la fois les cadres et militants politiques, mais aussi les intellectuels, rassemblés par un Comité de vigilance des intellectuels antifascistes, sous la direction de Paul Rivet, du philosophe Alain et du scientifique Paul Langevin) qui est au cœur de 1934-1936. Un moment antifasciste que "l'idéologie antifasciste" en tant que telle, si tant est que l'on puisse dégager une unité théorique derrière une synthèse politique des gauches assez floue à l'époque. En effet, comme le remarquent les chercheurs dijonnais, "l'antifascisme est un objet historique et politique étrange. Il échappe à toute définition évidente, tant il dépend de son double, de son antonyme, le fascisme lui-même, peu enclin à se laisser enfermer dans des catégories simples. Du fascisme à l'antifascisme circulent des mots – nationalisme, populisme – qui délimitent et décrivent, sans réellement parvenir à imposer de grille de lecture définitive"   . C'est donc bien dans une démarche nouvelle qui réinterroge le concept d'antifascisme que le livre oriente le lecteur, se méfiant par ailleurs des usages et mésusages d'une notion qui a eu tendance à être récupérée politiquement dans le climat historiographique de l'après-1989 : "l'antifascisme, qui avait légitimé la création des démocraties populaires après 1945, devient dans une grille d'analyse retrempée par l'usage prégnant du concept de totalitarisme un leurre […], Annie Kriegel [donnant] dès 1990 les prodromes de cette lecture. "  

Revenant d'abord sur le choc de la manifestation parisienne du 6 février 1934, tournant majeur de l'histoire des droites françaises, comme l'a récemment et brillamment souligné l'historienne Danielle Tartakowsky dans Les droites et la rue   , les chercheurs de l'Université de Bourgogne insistent sur un fait souvent oublié – et mis de côté à dessein par la légende unitaire de la gauche – : les appréciations furent en réalité diverses et les réactions en ordre dispersé, la position du PCF étant d'ailleurs pour le moins ambiguë (refusant a priori un Front unique avec la gauche "bourgeoise", avant de changer de stratégie quelques mois plus tard sous la pression des militants de la base, mais également de Moscou) et les conceptions des militants réformistes et révolutionnaires cristallisant un important clivage entre Paris et la province.

Pour autant, dès le 12 février, à la suite de l'appel à la grève générale lancé par la CGT, la mobilisation de la gauche – ou plutôt des gauches – paraît exemplaire, démontrant par l'image un rapprochement, à vrai dire assez timide dans les premiers temps, entre socialistes et communistes, adversaires depuis le congrès fratricide de Tours en 1920. Si, à Paris, l'émotion suscitée par le choc du 6 février aboutit logiquement à des pratiques mobilisatrices efficaces, laissant apparaître la puissance du mouvement ouvrier, la réussite de la mobilisation du 12 février en province s'apparente davantage, au moins pour une part, à une forme de synthèse réformiste et révolutionnaire s'inspirant de Jaurès. Bien que polysémique, l'antifascisme de la première heure porte en germe une union qui sera somme toute difficile à solidifier malgré des slogans célèbres ("Pain, Paix et Liberté") et des objectifs communs (renverser l'ordre bourgeois et lutter contre la menace fasciste) dans les mois qui suivront.

Dans leur essai court mais très documenté, Thierry Hohl et Vincent Chambarlhac examinent le contenu des manifestations et des comités antifascistes qui se tiennent en France durant les deux années qui précèdent la victoire du Front populaire dans les urnes. Malgré les difficultés de l'unité dans le discours et dans la rue, la dynamique aboutit en définitive à la constitution d'un "mythe politique républicain" commémoré, ritualisé et héroïsé, à la fois pendant la Résistance (après 1941) puis au moment de l'émergence du Front national dans les années 80 et 90. Ce "récit imposé"   a sans doute été politiquement efficace – quoique l'on puisse douter (et/ou regretter) qu'il le soit encore aujourd'hui, tant il a été usé voire galvaudé – mais il n'est pas tout à fait satisfaisant du point de vue de la réalité historique des années 1934-1936. C'est sans doute l'un des enseignements les plus importants de cet essai historique que de complexifier et de détailler une dynamique politique qui, pour importante qu'elle a été, n'a pas semblé aussi unitaire que ce que le discours officiel des dirigeants a cherché à montrer rétrospectivement (de la même manière que « l'union sans unité » de la gauche des années 70).

Front populaire, révolution manquée, le texte réédité de Daniel Guérin, offre de ce point de vue une parfaite illustration de cette dissymétrie politique, c'est-à-dire des nuances et des divergences de conception entre les forces réformistes et révolutionnaires au sujet de la menace fasciste et, plus encore, de la manière de conquérir et d'exercer le pouvoir au sein de l'ordre politique bourgeois dans les années 30.

Lorsque le militant et écrivain Daniel Guérin publie Front populaire, révolution manquée en 1963 chez Julliard, il a déjà derrière lui une belle "carrière" de combattant de la gauche révolutionnaire, depuis la fin des années 20. Dans ce recueil de souvenirs, il cherche en réalité à se faire le témoin-mémorialiste de la frange la plus révolutionnaire de la SFIO – celle constituée par Marceau Pivert et ses amis –, petit groupe de militants   poussant Léon Blum et ses ministres, en s'appuyant sur les grèves de juin 1936, vers un véritable renversement du système capitaliste et de son fonctionnement politique. Comme on le sait, ce n'est pas cette approche qui prévalut au moment du Front populaire, malgré un rapport de forces favorable grâce à l'action du mouvement ouvrier, exceptionnel par son ampleur et par son unité, chose rare à ce niveau.

En effet, au moment de la première édition de l'ouvrage militant de Daniel Guérin, l'historiographie de la période du Front populaire est marquée par la figure de Léon Blum, chef du gouvernement et personnage-clé de la séquence politique de 1936-1937, dont on publie alors les œuvres complètes   et qui fera l'objet d'un colloque "officiel"   rassemblant notamment des anciens proches, socialistes et radicaux exclusivement. Il semble ainsi aux yeux de l'ancien militant de 1936 qu'est Daniel Guérin qu'il faut également rendre justice au rôle joué par les forces révolutionnaires de la SFIO dans la dynamique politique de l'unité des forces de gauche dans le Front populaire et c'est en ce sens qu'il cherche à montrer, par ses différents témoignages "de la base", que les aspirations des grèves du printemps n'ont pas correspondu, pour une part, à la politique menée dans les mois suivants par le gouvernement.

 

 C'est pourquoi le récit circonstancié et les positions politiques rassemblés dans le livre de Daniel Guérin sont parfaitement résumés par le titre de l'ouvrage : à bien des égards, en effet, l'auteur exprime le regret d'une "révolution manquée"   , la nostalgie d'une occasion unique    de renverser de manière franche "le mur de l'argent" qui a toujours raison des gouvernements de gauche (l'expression date d'ailleurs de l'échec du gouvernement du Cartel des gauches d'Edouard Herriot en 1924). Car ce qui a rapidement menacé l'éphémère unité des forces de gauche, selon le militant révolutionnaire Daniel Guérin, c'est bel et bien le manque de pugnacité du gouvernement "bourgeois" contre "le grand capital" qui gardait pour une large part les commandes du système politique, économique et social. Comme l'explique le militant pivertiste, "l'équipe à laquelle j'ai appartenu pendant les années du Front populaire s'est trouvée prisonnière d'une terrible contradiction [...]. Nous étions à la pointe de l'antifascisme [...], les premiers, en France, à appeler et à sceller le front unique antifasciste. Et, cependant, nous nous sommes toujours refusés à pactiser, contre Hitler, avec notre classe dominante.[...] Nous n'avons pas voulu combattre l'hitlérisme en enchaînant les travailleurs au char de leur adversaire de classe, en les sacrifiant sur l'autel de la patrie"   . Comme on le voit, les critiques rétrospectivement adressées par Daniel Guérin au gouvernement du Front populaire, prolongement politique de l'unité antifasciste, ne sont pas minces. L'écrivain-militant n'a d'ailleurs pas plus d'indulgence pour le principal dirigeant du PCF – prônant le "soutien sans participation" au gouvernement –, Maurice Thorez, célèbre pour avoir affirmé lors des mouvements du printemps 1936 : "Il faut savoir terminer une grève"... se montrant ainsi moins proche de la base ouvrière que ne l'était la Gauche révolutionnaire pivertiste, chère à Daniel Guérin.

Il s'agit ici bien entendu d'une vision classique et connue de l'épisode du Front populaire par les forces révolutionnaires – en particulier par les trotskistes   , se démarquant rapidement de la "vulgate stalinienne" du PCF et de la vision socialiste traditionnelle de la SFIO, faisant du Front populaire un "bloc" unitaire qui, comme la manifestation antifasciste du 12 mai 1934, a été également ritualisé, commémoré et héroïsé (d'ailleurs sans doute trop personnalisé derrière la figure d'un seul homme   ). On peut d'ailleurs critiquer le défaitisme de cette vision qui ne voit le verre qu'à moité vide, alors qu'il a été à bien des égards à moitié plein si l'on tient compte du bilan flatteur de réformes menées en très peu de temps (premiers congés payés, semaine de 40 heures, hausse des salaires, allocations chômage, nationalisation des chemins de fer...). Il reste que ces avancées sociales, allant dans le sens des revendications du mouvement ouvrier, ont été, selon les tenants de cette vision, davantage le résultat d'une action autonome de la masse des travailleurs que de l'humanisme jugé bourgeois des hommes formant alors l'éphémère gouvernement du Front populaire. Si la réalité a été sans aucun doute plus nuancée – mais la force du témoignage de Daniel Guérin tient précisément à sa conviction militante, il ne s'agit en aucun cas d'un ouvrage d'historien, à la différence de certains de ses essais –, il est patent que ce point de vue contredit le récit généralement retenu (notamment par les manuels scolaires et universitaires) au sujet de cette période et qu'il mérite également d'être lu et compris à sa juste mesure.

Les derniers chapitres de Front populaire, révolution manquée sont, comme l'a été la fin de cette période, particulièrement sombres, marqués par le caractère apparemment inéluctable du reflux des forces de gauche – dès 1937-1938 – et de la guerre puis de la défaite de 1940, dont on sait qu'une droite traditionaliste puis vichyste en fera porter la responsabilité sur "l'œuvre" du Front populaire ("L'esprit de jouissance l'a emporté sur l'esprit de sacrifice" dira le Maréchal), nourrissant en cela d'une certaine manière une vengeance morbide, liée au souvenir de la mobilisation et de l'unité de la gauche face à la réelle ou supposée menace fasciste exprimée lors du 6 février 1934.

Sans tomber dans l'écueil d'une mécanique implacable de l'histoire, il faut remarquer le caractère frappant de la lecture croisée des deux ouvrages aussi différents que 1934-1936. Un moment antifasciste et Front populaire, révolution manquée – un essai historiographique et un témoignage d'époque –, offrant un regard singulier sur une séquence historique décisive, celle qui va de la manifestation du 6 février 1934, rassemblant en un même lieu les ligues d'extrême droite criant leur haine de la "Gueuse", jusqu'aux désillusions de la fin des années 30, en passant par la dynamique complexe et fragile qui conduisit à la victoire du Front populaire dans les urnes. Afin de mieux comprendre ces mois décisifs du vingtième siècle en France, et de mieux saisir le contenu historique de formules moins simples que ce que l'on veut bien croire parfois – l'antifascisme au premier chef –, on ne saurait trop conseiller ces lectures