Une vaste enquête sociologique et deux monographies historiques permettent d’élargir une perspective trop longtemps restée parisienne au sujet de mai-juin 1968 et de ses prolongements.
Trop longtemps circonscrite aux événements du seul Quartier latin, côté étudiant, et de Billancourt, pour le monde ouvrier, la mémoire « officielle » de 1968 est avant tout celle des leaders de l’époque, qui, pour nombre d’entre eux, ont continué à exercer une influence dans le monde politique ou médiatique (que l’on pense à Daniel Cohn-Bendit, Serge July, Henri Weber ou Alain Krivine, personnages les plus souvent cités).
Pourtant, les mémoires individuelles et anonymes de mai-juin 68 puisent leurs origines dans de nombreuses villes et régions françaises, qui ont, pour beaucoup d’entre elles, connu des événements proches de ceux de la capitale. Le cinquantenaire des événements présente cette année cette vertu de porter le projecteur sur ces trajectoires et ces épicentres pas aussi périphériques que beaucoup pourraient le croire depuis Paris. Plusieurs livres et expositions permettent précisément de mieux comprendre la portée et l’intensité de ces « Mai 68 des régions ».
Un travail sociologique d'une ampleur inédite, mené dans plusieurs foyers provinciaux
Vaste enquête de sociologie politique menée depuis plusieurs années par un collectif de chercheurs (du nom de Sombrero : Sociologie du militantisme, biographies, réseaux, organisations) dirigé par Olivier Fillieule, professeur de science politique à l’Université de Lausanne, Changer le monde, changer sa vie. Enquête sur les militantes et les militants des années 1968 à nos jours constitue sans doute l’un des ouvrages les plus ambitieux publiés sur le sujet en cette année anniversaire. Fruit de recherches communes de plusieurs équipes menées à Lille, Lyon, Marseille, Nantes et Rennes, la force de ce travail de longue haleine tient, pour reprendre les termes des auteurs, à un triple déplacement du regard : de Paris aux régions, on l’a dit, mais aussi des têtes d’affiche aux militants ordinaires – ce sont au total des centaines d’entretiens qui ont été menés avec des anonymes – et de la brève crise de Mai 68 à la séquence historique plus large 1966-1983. Au-delà des entretiens et des témoignages de militants de l’époque, l’ouvrage s’appuie également sur un matériau considérable d’archives jusqu’ici peu ou pas exploité (en particulier les documents déclassifiés des Renseignements généraux), traitant de mouvances aussi diverses et variées que les syndicats ouvriers, les gauches alternatives et les mouvements féministes.
Mosaïque d’histoires et de parcours individuels et collectifs, le résultat de cette enquête « dégage un portrait complexe, et quelque peu kaléidoscopique, du devenir biographique des soixante-huitards » , pour reprendre les termes d'Olivier Fillieule dans sa conclusion. Prenant de la distance avec la vision trop rapidement véhiculée par les acteurs parisiens les plus célèbres d'un phénomène de « génération » (comme l'indique le titre du best seller, en deux tomes, de Patrick Rotman et de Hervé Hamon en 1987-1988) plus ou moins spontanée, l'un des principaux enseignements de Changer le monde, changer sa vie est d'affirmer que « les explications homogénéisantes de l'effervescence des années 68 comme révolte œdipienne contre toutes les figures paternelles de l'autorité, ou comme produit de l'anticipation d'un déclassement social généré par la conjonction de la massification scolaire [...] ne résistent pas à l'analyse ». Olivier Fillieule explique d'ailleurs précisément que le projet Sombrero est né de ce questionnement sur les conséquences biographiques de l'engagement millitant pour tester la validité des raisonnements en termes de génération.
Deux exemples locaux : Lyon et la Bourgogne
Au-delà des cas étudiés dans cette somme qui fera date, deux monographies présentent une étude approfondie des événements de mai 68, et de ses prolongements dans les années 70, à Lyon et en Bourgogne.
Dans Lyon 68, un collectif de chercheurs lyonnais (dont Lilian Mathieu et d'autres membres recoupent pour une part celui de l'ouvrage précédemment cité) propose une généalogie très précise et très documentée des contestations locales, de leurs prémisses à leurs « vies ultérieures » (pour reprendre les termes de l'universitaire américaine Kristin Ross), en insistant à la fois sur leurs dimensions étudiante, ouvrière et populaire. Par un magnifique travail iconographique, fidèle aux beaux livres édités par les éditions lyonnaises Lieux Dits, les auteurs ont réussi à retrouver de nombreuses images d’archives des rassemblements lyonnais – dont l’une a connu beaucoup de succès, ornant notamment la couverture de l’étude historique de Ludivine Bantigny 68. De grands soirs en petits matins publiée cette année (et reprise par le sommaire de notre dossier sur 68) –, ainsi que des témoignages et des documents très précieux, attestant d’un climat assez subversif dans une ville que l’on a souvent dépeinte comme bourgeoise et conservatrice, alors même qu’elle a toujours été un important centre industriel. Comme dans l'enquête du collectif Sombrero, l'intérêt de cette étude est également de proposer un éclairage de long terme (des années 1950 aux années 1970) sur les contestations sociales, restituant ainsi toute leur genèse socio-économique et toute la complexité de leurs conséquences sociétales.
Dans une étude universitaire beaucoup plus classique, dans sa forme, mais tout autant documentée sur le plan scientifique, l’historien dijonnais Jean Vigreux (professeur d’histoire contemporaine à l’Université de Bourgogne-Franche-Comté) propose avec son Mai 68 en Bourgogne une restitution à la fois complète et concise des événements sur le plan local, ne négligeant ni le rôle des étudiants et de leurs professeurs, ni celui des ouvriers et du monde du travail, tout en en dégageant, comme l’auteur avait pu le faire avec sa synthèse sur le Front populaire, une dimension culturelle très intéressante. Prolongeant les réflexions originales de l'auteur, déjà exposées dans Mai-juin 1968. Huit semaines qui ébranlèrent la France (avec Xavier Vigna ) et dans sa magistrale fresque Croissance et contestations. 1958-1981 , ce court essai d'archives commentées propose des conclusions décisives sur l'émergence des nouveaux acteurs (les jeunes, les femmes, les travailleurs immigrés) et la mise en valeur des solidarités, mais aussi sur la critique de l'information « officielle », soit autant de thèmes centraux des luttes sociales du printemps 1968 dans toute la France.
Prolongée par une belle exposition actuellement en cours à la Bibliothèque nationale universitaire de Strasbourg sur Mai 68 en Alsace, ces passionnantes fresques régionales d’un événement trop souvent pensé comme strictement parisien (la récente BD Mai 68. La veille du grand soir dessinée par Sébastien Vassant et scénarisée par Patrick Rotman, trente ans après Génération, en témoigne encore cette année…) démontrent, s’il en était besoin, à quel point l’impact du printemps 1968 a été important dans de nombreux points de l’Hexagone
* Dossier : Mai 68 : retrouver l'événement.