Un très bon livre polémique de la part d'un chercheur américain sur un événement sensible de l'histoire française contemporaine.

Le jubilé "traditionnel" du mois de Mai approche. À l’occasion de ce quarantième anniversaire, il serait étonnant de ne pas voir la cohorte habituelle de publications, histoire de nous fournir une énième appréciation idéologico-culturaliste. Cet anniversaire sera une manière pour les "anciens" de rentabiliser une dernière fois leur engagement politique de jeunesse, de réinterpréter encore un événement qu’ils ont déjà plus que rentabilisé au fil des années. Légitimement, on peut se demander si l’heure n’est pas venue pour la "génération 68" de lâcher prise et de laisser en définitive le sujet aux historiens.

En marge de ce contexte franco-français, et devant le désintérêt de beaucoup d’internationaux, pour qui 68 c’est Prague et Prague seulement, on note la présence de ce livre de Kristin Ross, Mai 68 et ses vies ultérieures   . Un ouvrage qui se propose d’adopter un point de vue non biaisé par quarante années de commémorations. L’objectif est de produire une analyse aussi bien de l’événement lui-même que de sa vie fantasmée, formée a posteriori, et dont la substance a, au fil des anniversaires, perdu de plus en plus tout rapport logique au réel historique. Mai 68 est alors vu comme une expérience politique dont la portée, loin de se limiter aux simples mois de mai – juin 1968, a nécessité la mise en place d’un culte officiel. Une commémoration qui n’est dès lors plus celle de l’événement lui-même mais d’un épisode largement imaginaire. La mémoire collective a pour l’auteur été accaparée par un groupe se représentant arbitrairement comme la "génération" 68 et exerçant de fait un monopole sur l’interprétation. L’histoire a ainsi créé une cohérence interne à la manifestation à mesure que celle-ci tendait à exclure de plus en plus d’acteurs pour ne plus se limiter qu’aux Kouchner, Cohn-Bendit et autres Glucksmann. Le Mai 68 d’aujourd’hui n’a donc, pour Kristin Ross, plus rien à voir avec l’épisode d'il y a quarante ans, il est désormais incarné par "une sorte d’individu que sa surexposition médiatique a fini par transformer en caricature"   .  

La première étape est de replacer Mai 68 dans son contexte historique - la France des années 60. La guerre d’Algérie est encore fraîche dans les mémoires et beaucoup se rappellent les répressions qui ont émaillé la vie parisienne au début de la décennie. Plus encore, c’est également l’heure du retour au pays de beaucoup d’anciens militaires de carrière qui rejoignent souvent les forces de polices de la capitale. La fin des années 60, c’est aussi l’apogée des Trente glorieuses avec leur lot de main-d’œuvre immigrée qui vient garnir le pourtour des villes. Pour K. Ross, le contexte international est important aussi. La Chine de Mao remplace progressivement dans les esprits révolutionnaires l’URSS de plus en plus discréditée. La guerre du Vietnam bat son plein et la France gaullienne peine à sa placer entre les deux grands. Le but, on l’aura compris, est sinon de reconstruire une causalité, du moins de replacer Mai 68 dans un enchaînement d’événements. 

Ensuite, après avoir évoqué l’événement lui-même – l’auteur privilégiant pour cela les sources écrites et iconographiques au dépend des témoignages – il s’agira de comprendre comment une manifestation d’une telle ampleur, avec la quantité de traces qu’elle a produite, a pu perdre progressivement sa valeur réelle. Mai 68 va ainsi de plus en plus être vu comme une aberration historique, un "non-événement" surgissant de manière quasi-spontanée. Cette vision va être alimentée et construite par les leaders du mouvement eux-mêmes, les repentis qui forgeront un autre Mai 68 beaucoup plus consensuel et capable de se conformer au moule que va lui assigner l’État. Les commémorations, ces rituels étatiques, en seront le média privilégié à mesure que chaque nouvel anniversaire, faisant écho au précédent, va s’éloigner de la réalité. À mi-chemin entre le deuil et la célébration, ils ne seront qu’un événement vide de sens ne voyant apparaître qu’une quantité infime de nouveaux auteurs ou analyses. La quasi-totalité de la scène restera ainsi occupée par les "convertis"   , ces ex-gauchistes devenus désormais chantres de la modernité et "intellectuel[s] dissident[s] officiel[s]"   .


Une fois encore, voici un très bon livre polémique de la part d’un chercheur américain sur un événement sensible de l’histoire française contemporaine. L’ouvrage est une façon aussi de creuser ces sujets historiques passionnants que sont la mémoire collective et ses mécanismes, avec, peut-être, en filigrane, l’idée que Mai 68 est l’un de ces événements qui ne pourront être évalués et analysés réellement qu’à mesure que disparaîtrons ceux qui les ont faits. D’une manière similaire, cet anniversaire représente aussi une ultime occasion pour beaucoup de proposer des témoignages aussi valables que ceux canoniques et de se réapproprier l’événement.

 

Ouvrage publié avec l'aide du Centre national du livre.


* Retrouvez le dossier 68 de nonfiction.fr.
 


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crédit photo : Roger Joly/flickr.com