Une anthologie classique, un manuel maintes fois réédité et un essai corrosif viennent illustrer l'importance de la sociologie politique dans l'analyse des faits sociaux.

Lorsqu’en France, Emile Durkheim (1858-1917), avec ses ouvrages pionniers Les règles de la méthode sociologique (1895) puis Le suicide (1897), fonde sa nouvelle « science de la société » sur un impératif d’objectivité inspiré des sciences naturelles, souhaitant considérer « les faits sociaux comme des choses », il ne pense pas ce diagnostic des maux de la société avec une ambition « politique », malgré sa dimension éminemment critique et l’importance sociale de l’Etat et des pouvoirs publics lors de l’essor de la IIIe République – contemporaine de l’esprit et de la vie du sociologue. Au contraire, lui-même puis ses héritiers et commentateurs ne cesseront de le dire, la sociologie vise précisément à se démarquer de ce que l’on commence alors à appeler, par ailleurs, les « sciences politiques »   que Durkheim assimile à « des spéculations bâtardes, à moitié théoriques et à moitié pratiques […] que l’on confond quelquefois encore, mais à tort, avec la science sociale »   . Selon le professeur bordelais (qui n’enseignera à Paris que dix ans avant sa mort), philosophe de formation (comme la plupart des sociologues jusqu’à la génération de Bourdieu), la sociologie, bien qu’elle soit une science morale (inspirée par Saint-Simon et Auguste Comte), ne peut être politique (ou normative) au sens où elle « étudie ce qui est et ce qui a été, en cherche les lois, mais se désintéresse de l’avenir »   . En effet, la revue que fonde Durkheim, L’Année sociologique, exclut rigoureusement de son spectre toute référence à l’actualité sociopolitique et notamment aux questions de domination et de rapports de pouvoir.

La sociologie critique de Durkheim était-elle politique ?

Pourtant, une véritable « sociologie politique » (au sens d’une sociologie du politique) naîtra au XXe  siècle, à partir des règles issues de Durkheim (ainsi que de celles de Max Weber puis, après une réception plus tardive, notamment en France, de Norbert Elias) visant à déterminer des « lois sociales » au « champ politique » (Etat, élections, mouvements sociaux, socialisation politique…), ce qui semble être de prime abord une rupture importante avec la première sociologie durkheimienne. Or, l’anthologie de Durkheim – rassemblant à la fois textes théoriques (issus de ses cours et publications) et interventions diverses (articles et comptes-rendus) – que viennent d’éditer Florence Hulak et Yves Sintomer (philosophe et politiste de l’Université Paris-VIII) porte justement le titre apparemment impropre de Sociologie politique, ce dont ils s’expliquent dans leurs précieuses introduction et postface. D’une part, Durkheim ne s’est pas désintéressé aux débats politiques de son temps (comme en témoigne son cours sur le socialisme), en « intellectuel » (le terme naît à son époque, on le sait, et Durkheim lui-même consacre des écrits importants à ce sujet   ) militant pro-Dreyfus, bien qu’à la différence de ses contemporains Maurice Halbwachs (son disciple), Marcel Mauss (son neveu), François Simiand et Céléstin Bouglé, il fut jugé, non sans raison, comme un « conservateur ». D’autre part, même si la sociologie durkheimienne, « à visée objective », se démarque à bien des égards de la volonté marxiste de « comprendre le monde pour le changer », on trouve dans les écrits du maître bordelais un réel souci de « l’esprit des lois » et du « contrat social » (belles études, au sein du recueil, sur Montesquieu   et Rousseau, que Durkheim considère comme des précurseurs de la sociologie), et, partant, du républicanisme (6e et 7e parties de l’anthologie), de la démocratie et de l’Etat social (2e et 3e parties).

En particulier, on retiendra les riches perspectives critiques de Durkheim dans ses « leçons sur l’Etat »   qui, si elles n’offrent pas de théorie systématique descriptive comme celle de son contemporain allemand Max Weber – deux penseurs qu’on a trop souvent opposés de manière stérile –, décrivent un idéal démocratique pleinement social (proche des idées de solidarisme de Léon Bourgeois). Plus encore, l’attachement de Durkheim aux droits de l’homme issus des principes de 1789 (voir dans le recueil le beau compte-rendu sur « Les principes de 1789 et la sociologie »   ), que les marxistes jugeaient purement formels, lui fera prendre l’une de ses rares postures politiques dans son ouvrage tardif L’Allemagne au-dessus de tout (1915)   par lequel il s’engage avec ferveur dans la dénonciation du bellicisme et du nationalisme allemands (exposés notamment dans les écrits d'Heinrich von Treitschke), contraires à la morale et aux lois internationales.

Cette anthologie de Sociologie politique d’Emile Durkheim offre ainsi un regard nouveau sur la critique politique que l’on peut exhumer des écrits du fondateur de la sociologie française, c’est-à-dire non une science politique, ni plus qu’une philosophie ou théorie proprement politiques – du moins dans le sens que l’on retient de ces disciplines aujourd’hui –, mais un aperçu du « cadre dans lequel raisonnent les sciences sociales et plus généralement le monde intellectuel français au cours des années 1890-1900 » selon l’analyse d’Yves Sintomer. Car, s’il est acquis que Durkheim n’a pas ouvert la voie à une sociologie à visée politique (à la différence d’un Tocqueville, d’un Marx ou d’un Weber), son œuvre continue d’être une référence non seulement en matière de méthodes et d’épistémologie mais aussi pour la sociologie critique du travail, de la religion et de l’éducation, soit autant de domaines qui feront l’objet après lui d’une réinterrogation dans une perspective de sociologie du champ politique.  

Au sujet de la sociologie du travail, la première partie de l’anthologie offre de très belles pages issues de De la division du travail social (1893)   permettant de comprendre les enjeux politiques d’un tel diagnostic de la « question sociale » et de ses maux – notamment la perte de lien social que Robert Castel assimilera à une « désaffiliation » dans Les métamorphoses de la question sociale –, qui culmine avec son maître-livre Le Suicide, lequel démontre en quel sens l’acte suicidaire est à la fois un acte individuel et un acte produit par la société (à travers le concept d’anomie, particulièrement central dans l’œuvre de Durkheim). Or, si l’on sait à quel point le fameux holisme durkheimien sera critiqué (plus ou moins à raison) par les générations suivantes de sociologues, l’ethos propre à sa démarche scientifique (ériger la sociologie comme un discours scientifique et non simplement un discours sur le monde social) ouvrira la voie à une sociologie critique du politique, comme le montreront Pierre Bourdieu et ses proches d’alors, Jean-Claude Chamboredon et Jean-Claude Passeron, dans leur manifeste Le métier de sociologue (1968) qui se place clairement sous son ombre portée.

Aujourd'hui, une sociologie critique et politique ancrée dans son époque : Erik Neveu et Alain Accardo

C’est clairement dans le sillage de cette dernière conception d’une sociologie critique et (donc) portée vers le champ politique que s’inscrivent les deux autres ouvrages ici recensés.

Le premier, Sociologie des mouvements sociaux d’Erik Neveu (professeur de science politique à Rennes), est devenu un vrai classique et constitue la principale référence (constamment mise à jour depuis plus de quinze ans à travers sept éditions successives) pour tout étudiant et chercheur en sociologie politique. D’une grande clarté, très didactique, tout en étant très informé sur l’état de la recherche – comme les nombreux titres de sociologie de la collection « Repères » de La Découverte –, cette synthèse offre un panorama critique et bien structuré de la très abondante littérature universitaire à propos des luttes collectives et des mouvements sociaux, dont l’actualité récente en France – grèves des transports, « Gilets jaunes », oppositions à la réforme des retraites… – et dans le monde (mobilisations pour faire face au changement climatique…) ne cesse de confirmer qu’ils ne relèvent pas de la fiction ou de la seule théorie livresque.

Au-delà d’un exposé des idées et des faits, Erik Neveu, qui sait dire l’essentiel en peu de mots, éclaire des questions à la fois sociologiques et pratiques sur les tenants et les aboutissants des mobilisations collectives – des réunions militantes à la manifestation de la rue – et propose un tableau nuancé et subtil en constante évolution, tant au niveau français qu’international. L’auteur, fort de nombreuses publications dans son domaine (sociologie et communication politiques, cultural studies), se revendique d’une méthode sociologique inspirée par « l’école française » durkheimienne et, surtout, bourdieusienne   , cherchant à analyser, par des exemples français et étrangers (dans les pays du G8 ou comme dans ceux du Sud), pourquoi certains groupes sociaux (la jeunesse, notamment) se mobilisent plus facilement que d’autres, en quoi les mobilisations sociales révèlent des problèmes trop négligés par les autorités politiques et qui sont par ce biais « mis à l’agenda politique », quel rôle peuvent y jouer les médias et les « corps intermédiaires » et comment l’Etat ou certains partis peuvent chercher à « domestiquer » ou, tout simplement à récupérer, certaines luttes collectives pour leurs propres intérêts. Ne délaissant aucune thématique (l’évolution des « mentalités » et des émotions, notamment), cette riche et cohérente synthèse constitue une belle illustration d’une sociologie (du) politique très rigoureuse sur ses bases scientifiques et aussi très ancrée dans la réalité sociale et politique de notre époque. Comme l'exprime ainsi Erik Neveu dans sa conclusion lumineuse, « si la sociologie ne distribue pas de bons points, elle peut, sans quitter le terrain des faits, souligner certaines significations politiques des mobilisations contemporaines ».

Enfin, avec Le petit-bourgeois gentilhomme (réédition d’un titre de 2003), le sociologue et professeur honoraire à l’Université de Bordeaux Alain Accardo offre un essai de « socioanalyse » soucieux d’une tradition critique s’inscrivant dans la continuité des travaux de Pierre Bourdieu – auquel il a consacré un manuel important (Introduction à une sociologie critique. Lire Pierre Bourdieu) en 2006. S’il ne s’agit ici pas à proprement parler de sociologie politique, cet essai de sociologie engagée, portant « sur les prétentions hégémoniques des classes moyennes » (pour reprendre son sous-titre), a pour objet la maîtrise de ce qui conditionne notre participation, spontanée ou involontaire – De notre servitude involontaire (2013) est le livre le plus connu de cet « autre » sociologue bordelais, un siècle après son illustre prédécesseur –, à l’ordre établi. Ce système politique et social, qui se présente selon Accardo comme le seul convenable et le seul souhaitable, est celui d’une société néo-libérale à deux vitesses et dont les inégalités ne cessent de se creuser de manière alarmante entre possédants et dépossédés.

Ecrit d’une plume corrosive qui fait peu de cas de « l’objectivité scientifique » durkheimienne (que certains ont pu en effet juger rétrospectivement comme une « fausse » neutralité par trop conformiste   ), Le Petit-bourgeois gentilhomme constitue une brillante démonstration de ce qu’est devenue une branche militante de la sociologie critique, très ancrée dans les débats sociopolitiques de son temps et se réclamant, on l’a dit, de Pierre Bourdieu – mais plutôt du « second » Bourdieu qui, à partir de La misère du monde (1993) et des grèves de décembre 1995, va pleinement « descendre dans l’arène » par ses interventions dans l’espace public et la défense de causes politiques, dessinant la sociologie comme « un sport de combat »   . Inspiré par Le Nouvel esprit du capitalisme (1999) de Luc Boltanski et Eve Chiapello, l’essai sociologique d’Alain Accardo se montre sans indulgence avec les cadres de la (grande ou petite) bourgeoisie et, en particulier, de la social-démocratie (ou de ses épigones) au pouvoir, « ingénieurs du système » qu’il juge responsables d’un esprit du temps vantant une seule forme de « style de vie » petit-bourgeois – autre nom de « la moyennisation de la société » – et un (faux) consensus par défaut, conduisant à une « imposture réformiste » qui, en s’attaquant aux soi-disant privilèges des dominés, correspond à une « décomposition morale » des élites.

On le voit, nous sommes ici à mille lieues de la sociologie critique au sens durkheimien du terme mais dans une vision engagée et critique d’une socioanalyse bourdieusienne ne s’interdisant pas une critique politique des enjeux actuels – Bourdieu considérant lui-même que « la sociologie, qu’elle le veuille ou non […], est partie prenante des luttes qu’elle décrit »   . Bien que très différents les uns des autres, ces trois ouvrages de sociologie critique et/ou politique démontrent ainsi une certaine évolution du cadre d’analyse des sciences sociales à partir d’un ensemble de faits socio-politiques, d’une neutralité s’interdisant (plus ou moins) tout discours normatif   à une vision engagée et critique investissant l'espace public et le discours militant.