Une introduction à l’œuvre de Durkheim qui combine l’histoire d’une pensée, une réflexion sur la construction des concepts, et une sociologie de la carrière d’un auteur.

La première parution de la Sociologie de Durkheim de Philippe Steiner date de 1994. Elle est reprise ici, avec quelques modifications, et offre toujours aux amateurs et aux étudiants la possibilité de rassembler les éléments souvent épars de leurs lectures. Philippe Steiner est désormais professeur de sociologie à Sorbonne Université. Sa synthèse complète aussi, pour les chercheurs, une série d’ouvrages autour de la sociologie, dont une Histoire de la sociologie, et des ouvrages portant sur différents auteurs centraux de la discipline (Erving Goffman, Georg Simmel, Karl Marx, Max Weber, Norbert Elias, etc.), chez le même éditeur.

 

Un instrument

Sur le plan éditorial, cet ouvrage compose un instrument de travail pertinent, dans la mesure où il mêle un commentaire général, des encadrés particuliers, des repères bio et bibliographiques, etc.

En ce qui regarde le corps du texte, il est construit en fonction d’une approche centrée sur les apports théoriques de l’auteur. Le cœur de la présentation n’est donc pas une analyse critique de chaque ouvrage de Durkheim, mais l’étude des éléments constituant la théorie de la socialisation que le sociologue présente pour définir les caractéristiques d’un groupe social. Il s’agit par conséquent d’examiner son approche de l’intégration sociale, de la régulation sociale, de la formation d’un idéal, etc. – pour ce qui concerne les concepts principaux.

Néanmoins, des encadrés y reviennent sur les quatre publications les plus déterminantes de l’œuvre de Durkheim, à savoir De la division du travail social, Les Règles de la méthode sociologique, Le Suicide et Les Formes élémentaires de la vie religieuse.

 

L’émergence d’une institution

En introduisant le lecteur à la vie intellectuelle d’Émile Durkheim (1858-1917), Philippe Steiner ne se contente pas d’un récit linéaire d’une expérience vécue. De manière beaucoup plus intéressante, il configure le champ conceptuel et auctorial des perspectives « sociologiques » de l’époque, et montre comment Durkheim s’y insère en le remaniant, et surtout en visant une institutionnalisation de la sociologie telle qu’il l’entend.

Autant dire que cette mise au jour permet de saisir les situations personnelles et plus ou moins isolées de multiples chercheurs qui ne peuvent encore adopter le nom de « sociologues », mais qui tentent parfois de le faire valoir, à partir d’une multiplicité d’écrits, par des moyens singuliers : Frédéric le Play, René Worms, Gabriel Tarde, etc.

Durkheim, sur ce plan, est plutôt habité par l’idée de créer l’espace nécessaire au développement de la sociologie telle qu’il souhaite la constituer, dans le cadre de l’université. Il y aura donc des vainqueurs et des vaincus, dans cette guerre d’institutionnalisation. Durkheim la conduit non sans affiner ses orientations au fur et à mesure. Il réunit ses acolytes (tous mâles en l’occurrence) : un diagramme de L’Année sociologique (1898-1913) résume fort bien les adhésions à ce projet. Il est d’ailleurs accompagné d’une table des matières cumulée des articles de la revue, montrant clairement ses centres d’intérêt majeurs et les thèmes mineurs (sur 12 volumes publiés). L’institution fondée, garantie par l’université puis par d’autres instances, voit alors se déployer les ambitions des uns et des autres, mais aussi des relations internationales, permettant à l’auteur de citer des travaux sociologiques conduits en dehors du champ français.

 

La sociologie de Durkheim

Tout ceci participe à la construction d’un corpus de recherche dont il est difficile de parler en peu de mots ; car l’appréhender dans sa complexité impose – comme Philippe Steiner s’astreint à le faire – d’analyser aussi son évolution, les déplacements de thématiques et les apports nouveaux pour chaque période. Un thème assure pourtant la continuité de cette sociologie : celui du rapport entre l’individu et la société. Toutefois, montre l’auteur, une modification essentielle de la problématique intervient au cours des années 1895-1897. Durkheim marque alors, plus nettement qu’il ne l’avait fait auparavant, l’importance cruciale des phénomènes religieux dans les recherches sociologiques.

Religion, éducation et culture, ne sont pas rangées au nombre des superstructures. Ils sont placés au cœur de la recherche. Quant à la religion, elle prend cette place pour deux raisons : la religion apparaît désormais aux yeux de Durkheim pour un phénomène central, à quoi s’ajoute qu’il déclare avoir trouvé le moyen de traiter sociologiquement de la religion. Le fait religieux prend donc rang au nombre des modes d’explication du social. Cet acquis trouve son amplification encore dans le fait que Durkheim y trouve le moyen de préciser le rapport entre le fait social et le fait moral.

N’oubliant pas de citer des avis divergents sur cette place prise par le religieux, l’auteur n’en reste pas moins convaincu qu’elle distribue sans aucun doute l’œuvre du sociologue en deux parties distinctes.

 

Les œuvres

Par l’examen des œuvres majeures, Philippe Steiner explicite la construction des concepts de cette sociologie. Tout en écartant d’autres points de vue sur le social, ces travaux gardent la perspective de commenter la cohésion sociale et les moyens de la solidarité (« mécanique » ou « organique »), selon ce vocabulaire qui traverse toute la IIIe République.

Évidemment, il fallait prendre acte de la manière dont Durkheim prend la peine de coucher sur le papier les règles de la méthode sociologique. On aurait pu à ce propos donner un peu plus de profondeur au commentaire (en approfondissant le lien qu’il entretient avec les philosophes, par exemple : René Descartes), pour mieux marquer l’originalité du propos, ou les difficultés de séparer la sociologie de la philosophie. On se contentera d’un rapport précis avec Herbert Spencer, Frédéric Le Play et Auguste Comte ou John Stuart Mill. Ou plus exactement, le lecteur sera intéressé par l’examen de la manière dont Durkheim se défait de quelques idées prégnantes à l’époque : la philosophie de l’histoire, la psychologie introspective, la nécessité de se contenter de descriptions en matière sociale, notamment pour renforcer la compassion pour les situations les plus dramatiques (racontées depuis Villermé, Engels, etc.).

Sur le plan des concepts, Philippe Steiner a raison d’insister sur la signification de la célèbre formule : traiter les faits sociaux comme des choses. La mécompréhension existe à l’époque, mais elle ne cesse pas jusqu’à nos jours (il n’est pas dit que les faits sociaux sont des choses !).

 

Suite et fin

La sociologie de Durkheim tient par conséquent aussi bien aux travaux du maître qu’aux travaux de son « école ». Autant dire que la survie de cette sociologie est indubitable. Mais Pilippe Steiner ne se contente pas de l’indiquer. Son étude poursuit la tâche jusqu’à nos jours. Il est vrai que, depuis plusieurs années, la sociologie de Durkheim est remise au goût du jour et parfois revisitée avec bonheur. Il fallait non seulement réveiller des éléments, mais aussi s’arrêter sur la manière dont cette sociologie est devenue, à plus d’un titre, une sociologie de l’ordre social. De plus, il fallait insister, du fait de la distance prise, sur les défauts et impasses de ces recherches, sans leur retirer leur qualité.

Aussi l’ouvrage se termine-t-il par un propos sur l’impact de l’œuvre qui ouvre sur une histoire de la sociologie encore à venir.