Dans le droit fil de ses précédents travaux, Marc Joly revient sur la naissance de la sociologie et sur son émancipation de la tutelle de la philosophie.
Après la philosophie du sociologue Marc Joly constitue le quatrième et a priori dernier volume de sa vaste enquête socio-historique sur la sociologie européenne, après Devenir Norbert Elias (Fayard, 2012) – tiré de sa thèse –, La Révolution sociologique (La Découverte, 2017) et Pour Bourdieu (CNRS éditions, 2018). Dans ce recueil d’articles, de chapitres d’ouvrages collectifs et de préfaces, augmenté d’une longue introduction et de plusieurs textes inédits, Marc Joly revient largement sur les sujets abordés dans ses précédents ouvrages.
Sociologie « post-philosophique » et philosophie « post-sociologique »
Le titre du livre de Marc Joly fait écho à sa thèse centrale : la sociologie a remplacé « fonctionnellement » la philosophie, puisque la première partage les mêmes ambitions en termes de connaissance de l’homme et d’épistémologie que la seconde. En conséquence, la philosophie est désormais obligée de se « positionner » par rapport à la sociologie.
La construction de la sociologie est en effet contemporaine de la spécialisation des sciences et de leur émancipation par rapport à la tutelle de la philosophie. A ce sujet, Marc Joly parle de la naissance d’un « régime de pensée bio-psycho-sociologique » regroupant ces « sciences théorico-empiriques », dont la sociologie. Ces dernières, et la sociologie en particulier, rentrent alors en conflit avec la philosophie et ses prétentions hégémoniques. La sociologie déconstruit le discours et la légitimité de la philosophie, la faisant tomber de sa position, héritée de Kant, d’extériorité à l’égard de la connaissance. La philosophie en serait alors réduite à une forme de « parasitage » de la sociologie, selon Marc Joly, et relèverait du « para-scientifique ».
Marc Joly présente alors la synthèse, issue de ses précédents travaux, de son « cadre d’analyse permettant de rendre compte des conditions sociales d’émergence de la portée épistémologique de la sociologie », c’est-à-dire sa capacité à expliquer la construction des connaissances. Pour le spécialiste de Norbert Elias, le paradigme sociologique est fondé sur une « triple vocation » : être une « science sociale intégrée », proposer une « théorie de la connaissance valable pour la totalité des sciences » et « nourrir une image scientifique de l’humanité et du monde ». La sociologie est également une science éminemment relationnelle et se caractérise par la notion de « réflexivité », conceptualisée de manière décisive par Pierre Bourdieu. Plus généralement, dans son histoire de la sociologie européenne, Marc Joly retient trois figures de fondateurs ayant contribué à l’élaboration et à l’approfondissement du paradigme : Emile Durkheim, Norbert Elias et Pierre Bourdieu.
Des Durkheimiens à Bourdieu et Elias
Les trois textes regroupés dans la première partie d’Après la philosophie portent sur la naissance de la sociologie. Ils permettent entre autres à Marc Joly de revenir sur les rapports entre sociologie et histoire, notamment entre Durkheimiens et tenants de l’école des Annales. Il s’agit initialement de notes critiques de French Sociology (2015, traduit récemment en Français chez CNRS éditions) du hollandais Johan Heilbron, inspiré par la sociologie bourdieusienne, et que Marc Joly considère comme l’un de ses modèles dans son entreprise de sociologie historique, de Nuits savantes. Une histoire des rêves (1800-1945) (2012) de Jacqueline Carroy et du Temps des sociétés (2016) de Thomas Hirsch. A cela s’ajoute une courte annexe au sujet de L’interprétation sociologique des rêves (2018) de Bernard Lahire. De par leur nature, ces chapitres ne sont pas les plus accessibles du recueil, notamment les développements sur le Temps des sociétés, puisqu’il s’agit de discussions serrées de certaines propositions des ouvrages recensés.
La seconde partie d’Après la philosophie s’avère passionnante. Marc Joly dresse notamment le portrait de plusieurs épigones maladroits de la sociologie et contemporains de son avènement. Ces évocations lui donnent l’occasion de revenir sur certaines controverses propres à la discipline et que la cristallisation du paradigme sociologique a fini par trancher. Ainsi, l’évocation du philosophe Georges Palante permet d’aborder une antinomie qui ne devrait plus avoir de sens en sociologie : l’opposition entre individu et société ; celle du roumain Dumitru Draghiesco de relativiser la confrontation actuelle entre déterminisme biologique et déterminisme social. La correspondance entre Gabriel Tarde et l’un de ses disciples italiens, le baron et consul Tosti, qui exporte sa pensée aux Etats-Unis, permet de saisir les porosités entre psychologie et sociologie au tournant du XIXe et du XXe siècles.
Marc Joly compare également la pensée sociologique de Jean Jaurès avec celle de son ancien condisciple à Normale Sup’, Emile Durkheim. Cette partie s’achève sur un retour sur la rupture entre Raymond Aron et Pierre Bourdieu dans le contexte de Mai 68. Les espoirs fondés par le « patron » de la sociologie française de l’époque sur ce normalien philosophe d’excellence seront déçus par l’affirmation de la « vocation d’hétérodoxie » de ce dernier. Dans ce développement, l’auteur aborde brièvement le parcours d’autres grands noms de la sociologie française (Raymond Boudon, Michel Crozier, Henri Mendras, Alain Touraine). Il rappelle ainsi le rôle fondamental joué par Aron dans la structuration de la discipline et montre que la simple divergence politique ne permet pas de rendre compte de la rupture Aron-Bourdieu.
Enfin, dans une troisième et dernière partie, Marc Joly en revient à Norbert Elias – un autre philosophe devenu sociologue –, au croisement de ses activités de chercheur, d’éditeur et de traducteur de l’œuvre de ce dernier. Il aborde la réception du sociologue allemand en Grande-Bretagne – révélant la traduction avortée de son Processus de civilisation dès la Seconde Guerre mondiale – et en France, où celui-ci connaît des fortunes contrastées, parfois nées de malentendus. Marc Joly, reprenant une contribution à la revue de sociologie et d’histoire des sciences Zilsel, compare les cheminements différents de Bourdieu et Elias par rapport à la philosophie, bien qu’aboutissant à la même adoption d’une sociologie post-philosophique. Les derniers chapitres sont constitués d’un ensemble de préfaces à des éditions d’inédits d’Elias en France, sur la sociologie des sciences, la théorie du langage ou encore au sujet de Freud, ainsi qu’un texte sur la conception du « bien-être » chez Norbert Elias, co-écrit avec Daphné Bolz.
Comme dans ses précédents livres, Marc Joly maîtrise pleinement son sujet. Après la philosophie approfondit – avec quelques redites – ses trois précédents ouvrages et souligne l’attachement du sociologue à la genèse des concepts. Plusieurs de ses études de cas constituent des développements historiques remarquables. En dépit de son sous-titre (Histoire et épistémologie de la sociologie européenne), Après la philosophie ne constitue pas pour autant une histoire linéaire ou complète de la discipline. L’ouvrage laisse donc de côté de grands sociologues européens, tels que Max Weber.
Une fois la lecture du dernier livre de Marc Joly achevée, difficile de ne pas se demander quel rôle peut alors jouer la philosophie aujourd’hui – au-delà de l’enseignement de son histoire au titre d’étape dans les modalités de connaissance du monde ?