Quelques propositions de Norbert Elias pour une sociologie des sciences dépassant les limites de la philosophie des sciences prônée par Karl Popper.

Norbert Elias appartient à ces sociologues allemands qui ont profondément marqué leur discipline par la radicalité de leur pensée. La reconnaissance de ses travaux est donc tardive, autant au Royaume-Uni – son pays d’adoption – qu’en France. D’où la raison pour laquelle son ouvrage principal : Le processus de civilisation – publié en 1939 en langue allemande – n’aura été traduit en français que dans les années 1970. Mais divisé en deux volumes   et avec une centaine de pages manquantes, il n’aura pas toujours été bien traité en France. Encore aujourd’hui, de nombreux écrits d’Elias restent inédits dans la langue de Molière. Marc Joly et son équipe tentent avec ce présent ouvrage d’inverser cette tendance, nous permettant ici d’éclairer la pensée épistémique   du sociologue.

 

Critique de la philosophie des sciences

Cette pensée épistémique débute par une critique cinglante de la philosophie des sciences, et plus spécifiquement celle de Karl Popper qui en est, probablement, son plus illustre représentant. Norbert Élias reproche à celui-ci d’envisager « son travail comme un philosophe mu par une image idéale et déterminée de la science »   . En cela, il ne s’intéresse pas du tout à la manière dont se fait la science, mais davantage à la scientificité comme la cohérence – ou non – d’énoncés scientifiques. Cette démarche est problématique comme le relève Elias pour deux raisons.

Premièrement, tout en cherchant à démontrer ce qui est science et ce qui ne l’est pas, aucune théorie de Popper n’est éprouvée à la lumière d’une méthode scientifique. Elias ne mâche pas ses mots, écrivant sur ce point que Popper perçoit les théories scientifiques comme « des systèmes de pensée dotés d’un degré d’universalité extrêmement élevé et dont toute chose serait déduite. Cette idée n’est rien d’autre qu’un sous-produit du dogme déductiviste poppérien »   . Autrement dit, Popper juge ce qui est science et ce qui ne l’est pas à l’aide d’un ensemble de postulats arbitrairement déterminés par lui et par lui seul.

Deuxièmement, Elias en déduit que Popper ne s’intéresse finalement pas à la science en tant que telle, mais lui préfère une quête de la vérité tout ce qu’il y a de plus métaphysique. D’après Elias, la métaphysique est « un effort d’imagination spéculative non encore discipliné et contrôlé par une connaissance solide des faits »   car elle dédaigne toute étude empirique. C’est là un retour en arrière, Popper ne faisant là que reproduire la quête obsessionnelle et manichéenne de la théologie pour la vérité face au mensonge. Comment cette philosophie des sciences peut alors apprécier son objet en émettant ce qui s’assimile à des jugements moraux ?

 

Pour une étude scientifique de la science

Si la critique d’Elias à l’endroit de Popper est dure et sans l’ombre d’une retenue, elle n’égratigne pas seulement la philosophie. En effet, le sociologue ne tombe pas dans cet écueil voulant que seule sa discipline soit vertueuse. Bien au contraire, il reproche à la plupart de ses collègues de reproduire les mêmes travers que ceux de la philosophie, malgré leur observation empirique des faits. Ce paradoxe tient d’après lui au prestige relativement élevé dont jouit encore la philosophie. S’il y a eu un truchement qui a conduit les philosophes a cessé d’interroger le monde et donc faire des enquêtes, perdure une forme de notoriété sociale voulant que la philosophie soit supérieure à d’autres sciences. Plutôt que chercher à prouver empiriquement des hypothèses déduites sans l’ombre d’une méthode scientifique, Elias estime alors qu’il est nécessaire de rétablir une démarche scientifique à l’origine même du raisonnement sur la science.

Si l’histoire de la science inspirée par Hegel, puis par Marx, a initié cette démarche, elle n’est pas satisfaisante pour Elias puisqu’elle interprète la découverte scientifique comme un processus de développement humain ou social. De plus, les historiens de l’une et l’autre obédience ont une fâcheuse tendance à ne pas généraliser leurs recherches, préférant sélectionner des éléments de preuve pour les réintroduire dans un ordre chronologique et doublement balisé par le sens qu’ils veulent donner à l’histoire. Or, dans cette chronologie orientée, le savant est souvent perçu de manière individuelle et isolée. Ces historiens en oublient que la science est collective. Dès lors, Elias appelle à une sociologie de la science, la philosophie et l’histoire – quoi qu’elles concèdent parfois à l’empirie – étant prisonnières de leurs préjugés.

Et pourtant, Elias essaye de se montrer mesuré. Ainsi, il salue le travail de Thomas Kuhn – autre philosophe de la science, dont l’apport en science sociale est considérable pour avoir popularisé l’analyse en termes de « paradigmes »   . Il lui reconnaît le soin d’avoir réintroduit une démarche empirique à la philosophie politique. Sauf que le sociologue ne peut pas s’empêcher de constater que persiste malgré tout un horizon normatif chez Kuhn qui vient à considérer la science comme automne de la société dans laquelle elle se fait. Pour éviter ce genre d’apories, Elias recommande d’assimiler la science à un objet de la culture humaine, en aucun cas autonome ou universel. De la sorte, il n’existe aucune vérité et nulles lois « naturelles ». La science n’est qu’un élément tardif d’un processus cognitif plus ancien. Son étude requiert donc une théorie processuelle où le savoir scientifique est considéré – ni plus ni moins – comme « un processus intergénérationnel »   au bout duquel le savant est confronté à des enjeux. La science est une éternelle progression de la connaissance, non la somme des vérités sur un objet. Elias illustre sa théorie en remarquant qu’il existe une inépuisable polémique entre ceux qui perçoivent le temps comme objectif et ceux qui l’entendent comme subjectif. D’après sa théorie processuelle, le temps ne serait à vrai dire ni l’un ni l’autre, mais davantage une représentation symbolique formée par l’« interdépendance fonctionnelle de millions d’individus, tous soumis à ce qui est ressenti comme la pression du temps social »   . Autrement dit, les temps objectif ou subjectif ne sont que des valeurs.

 

Les « idéologies professionnelles » des savants

Avec sa démarche, Elias se lance alors à une analyse de la science d’aujourd’hui. Il constate que la disparition du monopole de la connaissance exercé autrefois par l’Eglise a donné lieu à une division du travail scientifique. D’après le sociologue, cette division crée difficilement de la connaissance puisqu’elle exigerait une coopération entre les sciences, laquelle est rendue difficile par la rivalité entre les établissements scientifiques. En effet, ils cherchent à s’approprier des ressources limitées et donc haussent leur degré d’autonomie afin de sauvegarder leurs intérêts statutaires. D’où la création de disciplines hybrides, non comme des ponts entre des disciplines cloisonnées, mais pour offrir une voie de sortie à des savants dont l’objet de recherche est attaqué de part et d’autre. Dans ce contexte, se créent alors des « idéologies professionnelles » reposant – plus que de science – sur un folklore autour d’un culte rendu aux grands hommes, aux articles de références et à la propension de faire de cette idéologie une théorie. Pour Elias, ceci explique le sectarisme de la recherche universitaire.

Elias met ainsi en lumière que la production de la science dépend étroitement d’un contexte socio-politique, et plus généralement d’une situation non-scientifique. Ainsi, dans les régimes monistes, le summum d’une carrière est une place à l’académie des sciences qui valide les découvertes. Dans régimes pluralistes, c’est davantage à la « communauté scientifique » qu’échoit ce rôle. Cependant, cette nébuleuse tient davantage du leurre pour dissimuler aux profanes des positions hégémoniques plutôt que d’une autorité savante. Finalement, ladite « communauté scientifique » ne valide rien d’autre si ce n’est l’entre-soi.

Après avoir posé le cadre de la science, Elias s’attaque à celui de la connaissance en général. Dans cette longue partie, l’auteur se fait moins véhément. Par exemple, il reconnaît l’apport de la sociologie marxiste dans l’appréciation de la connaissance, mais considère qu’elle repose sur un postulat méthodologie tronqué puisqu’elle considère qu’il n’existe aucune connaissance neutre idéologiquement, sauf celles qui émanent de sociétés sans conflits de classes. Ce qui fait dire à Elias qu’« un sociologue – ou qui que ce soit d’autre – déclare que toute connaissance est idéologique, alors son énoncé de nature cognitive n’est également qu’une idéologie »   . Elias estime que la sociologie de la connaissance se doit de ne reposer sur aucune polarité conceptuelle, à l’exemple de ce qui est idéologique ou non-idéologique, de la vérité ou de l’erreur. Dès lors, il définit la connaissance comme « le fonds de représentations symboliques dont l’ensemble des sociétés se dotent au fil des générations et qui, du moins en partie, est à la disposition des membres qui la composent pour un temps »   . Avec sa critique de Karl Mannheim – célèbre auteur de l’ouvrage Idéologie et Utopie   , qu’il préfère à Marx pour avoir dépassé la dialectique fondée sur la classe sociale –, Elias précise son idée : il ne faut pas distinguer la connaissance scientifique de la connaissance non scientifique, l’une comme l’autre appartenant finalement à un même continuum de production du savoir.

 

Une appréciation superficielle de cet ouvrage remarquerait que les conclusions qui y sont émises sont proches de celles du « classique » de Peter Berger et Thomas Luckman : La construction sociale de la réalité   , publié plusieurs décennies avant. Mais ce n’est là qu’une appréciation superficielle. Norbert Elias ne se préoccupe pas vraiment des débats qui animent la sociologie de la connaissance. Il entend plutôt corriger ces errements épistémiques provoqués par la philosophie des sciences – et par l’influence de Karl Popper – dans sa prétention à apporter une validité scientifique. Élias aura d’ailleurs ces mots : « En présentant aux scientifiques – et particulièrement, du haut de sa chaire à la London School of Economics, aux chercheurs en sciences sociales – un modèle de la science fondamentalement inatteignable, Popper a causé beaucoup de torts »   . C’est afin de corriger ces torts qu’Elias préfère expliquer le phénomène dans sa globalité, autant par une critique en règle des sources intellectuelles et normatives, qu’en soulignant le contexte socio-politique qui y participe. Si ce livre est peut être un peu trop dense et probablement hermétique pour le lecteur qui n’aurait pas connaissance de cette longue tradition en épistémologie pour comprendre les invectives de l’auteur, il est à ce jour l’une des critiques les plus profondes – puisqu’elle touche à ses fondements méthodologiques – de l’académisme ambiant