Un plaidoyer incisif pour des sciences sociales mises à mal.

Les sciences sociales sont souvent le parent pauvre de l’université, faisant les frais des sacrifices imposés au monde académique, les sciences dites « dures », en particulier appliquées, étant relativement préservées. La connaissance qu’elles produisent s'avère néanmoins essentielle, car comme le rappellent à juste titre les signataires du Manifeste, La connaissance libère   . Cette libération doit être entendue comme la production d’alternatives à la pensée dominante, dans la mesure où ces alternatives questionnent l’ordre établi   . Le monde tel qu’il est convenant à ceux qui y accumulent le plus de pouvoirs, il devient d’autant plus nécessaire de remettre en cause leur « expertise », que les auteurs résument comme un « prêt-à-penser dont ils [les dominants] s’autorisent pour interdire la mise en cause des positions qu’ils détiennent – souvent par héritage – [qui] n’est d’ordinaire que rationalisation de leurs dominations. »   . Les sciences sociales ont donc pour but de débusquer les intérêts et les inégalités dans les discours qui légitiment la société, afin de conduire à l’émancipation des dominés.

Pourtant, « aujourd’hui, de plus en plus, lorsqu’elles ne servent pas d’expertise aux pouvoirs, les sciences sociales sont rendues invisibles, interdites d’usage. »   . On se focalise plus sur les manifestations de dysfonctionnements sociaux que sur leurs causes. Le changement de perspective préconisé par les signataires du Manifeste pourrait permettre aux dominés de sortir de l’individualisation et de l’intériorisation de leurs souffrances, qui ne sont presque plus contextualisées à la lumière des fonctionnements sociaux qui les produisent. 

 

Des sciences sociales gênantes

De fait, les sciences sociales sont gênantes : elles « ne cessent de rappeler que ce que l’histoire a fait, l’histoire peut le défaire. […] Jamais les sciences sociales n’ont été si nécessaires, jamais elles n’ont été si menacées. Jamais elles n’ont produit autant de critiques des préjugés, jamais elles n’ont eu, relativement, si peu d’écho public »   . Pour les auteurs, il y a urgence et péril dans la demeure. Ceux-ci sont en effet intimement convaincus que la recherche en sciences sociales est l’alliée fondamentale de l’Etat-providence   , que le capitalisme néolibéral conduit actuellement à saper. Ils s’élèvent ainsi contre la marchandisation de la recherche, qui mène à suivre le modèle « dominant », notamment celui de la sphère économique. Comme premier jalon de leur mouvement de résistance, ils avancent, dans la lignée des travaux d’un Pierre Bourdieu, que « la connaissance des logiques de la domination est le point de départ et le levier de la résistance à la domination »   .

Pour les signataires, les sciences sociales sont donc une « conquête sociale », au même titre que le système de retraite ou que les droits au chômage. L'autonomie des sciences sociales a en effet été le fruit d’un combat. Grâce à l’acquisition de cette indépendance, celles-ci peuvent contribuer au dévoilement des mécanismes de domination, par leur refus de considérer des situations sociales comme « naturelles ». Les auteurs citent plusieurs domaines significatifs de la recherche : le sort réservé aux femmes, dont la compréhension fut renouvelée par le concept de « genre » (qui remet en cause les explications naturalistes servant souvent de justification à leur position dominée), les jeunes et le déclin présumé de l’autorité familiale (qui montrent qu'historiquement la famille nucléaire n'a pas toujours été la norme…). Dans ces cas de figure, les chercheurs en sciences sociales opposent aux jugements de valeur hâtifs des éditorialistes des enquêtes de terrain fouillées qui rendent au réel toute sa complexité. Ces travaux remettent en cause le fatalisme de la situation des dominés. Outre cette lutte contre la simplification, le chercheur en sciences sociales doit savoir déplacer le regard, comme sur la question de l’immigration, souvent considérée comme une processus individuel, tandis que nous savons qu'historiquement, les politiques étatiques ont largement contribué à façonner cette « question » comme un problème. Plus largement, les sciences sociales luttent contre le discours néolibéral, surtout lorsque ce discours adopte un langage « scientifique », souvent économique, pour justifier l’adoption d’une idéologie.

Les mutations des mondes universitaires, éditoriaux et médiatiques contribuent également à rendre inaudibles les résultats de la recherche en sciences sociales. L’emprise de la logique économique sur la recherche est de plus en plus prégnante via le financement sur projet et l’évaluation   , sans oublier les nombreuses réformes récentes, qui au nom d’objectifs louables – autonomie et excellence – visent à imposer la logique managériale sur cet espace idéalement non-marchand que devrait être la connaissance. Ainsi, « La LRU n’est rien d’autre que la mise en concurrence des universités »   . Cette loi menace les formations et les recherches en sciences humaines et sociales, du moins celles qui ne sont pas assez professionnalisantes ou directement appliquées. En conséquence, la recherche est de moins en moins pérenne, ses priorités sont déterminées par l’Etat alors que les jeunes chercheurs sont de plus en plus précarisés. Outre ces entraves bureaucratiques (la course aux dossiers d’ANR), les obstacles juridiques se multiplient lorsque les conclusions des sciences sociales déplaisent aux entreprises ou à l’Etat… qui n’hésite pas non plus à s’impliquer fortement dans la diffusion des résultats à travers son emprise croissante sur la définition des programmes scolaires du secondaire. Si l'Etat(-providence) est défendu par les signataires, sa conduite est stigmatisée lorsqu'il se fait censeur ou ordonnateur de la recherche. Enfin, le milieu éditorial fait de moins en moins de place aux sciences sociales, réputées peu vendeuses, au profit des essais et des best sellers. Les médias ne viennent pas compenser cet état de fait en recourant à des analystes médiatiques, le plus souvent des éditorialistes, au détriment d’universitaires laborieux.

 

Une nécessaire riposte

Après ce réquisitoire, les auteurs proposent de contre-attaquer. Cela passe par une reconnexion entre la critique portée par les sciences avec les citoyens, sans que l’agenda de la recherche ne soit déterminé par l’espace médiatique (actualités) ou politique (programme du gouvernement ou des partis). L’intervention des sciences sociales passe par la contextualisation du positionnement des acteurs dans les débats publics, par exemple grâce aux travaux des chercheurs sur les intérêts (économiques, etc.) de chaque intervenant à ces débats, et à une remise en cause de ces mêmes chercheurs sur leurs propres intérêts. Les signataires du Manifeste défendent que la prise de position politique n'est pas une pratique incompatible avec la recherche en sciences sociales. Au contraire, elle vient alimenter son développement : « C’est par cet incessant va-et-vient entre politique et savant, entre proximité avec les acteurs et distance à leurs enjeux, que les chercheurs évitent les troubles dissociatifs de leur identité professionnelle, et produisent plus d’intelligibilité sur une question »   . Le premier apport des sciences sociales aux débats médiatiques réside dans des enquêtes de terrain fouillées, donnant un autre éclairage sur le monde social que celui des instituts de sondage, qui proposent des analyses équivalentes au fast food dans le domaine gastronomique. Il faudra cependant veiller à soigner la communication des résultats afin de rester accessible aux publics ne possédant pas toutes les ressources des intellectuels qui « même s'ils sont dominés parmi les dominants, […] font partie des dominants. »   . Ce n’est qu’à cette condition d’accessibilité que la diffusion d’une connaissance émancipatrice sera possible   .

Dans le style clair qui caractérise ce manifeste, auquel on ne peut que souhaiter la diffusion la plus large possible, les signataires terminent par un appel à la combativité contre la doxa académique relayée par les médias. Les exemples qu’ils avancent pour démontrer la pertinence des sciences sociales dans les débats contemporains font mouche et prouvent ce qui aurait dû rester un acquis : les sciences sociales sont l'un des piliers essentiels des sociétés démocratiques. On pourra toutefois se demander ce qu'un tel manifeste apporte de nouveau depuis la publication des Contre-feux   de Pierre Bourdieu. La dénonciation du néolibéralisme, de ses experts et de ses médias constituait déjà le propos principal du sociologue   . Parmi les signataires, un certain nombre a d'ailleurs fait un bout de chemin avec lui, et si quelques historiens   , politistes et économistes cautionnent le manifeste, il est avant tout le fait de sociologues qui élargissent leurs propos par le terme de sciences sociales. Mais c'est parce que l'appel de Bourdieu s'est essoufflé tandis que ses analyses restent pertinentes qu'un tel ouvrage est encore d’actualité. Par son effort d'intelligibilité, le Manifeste contribue alors à construire un pont entre la connaissance et ceux qui en ont besoin