L’évolution du métier de journaliste dépendrait de contraintes socio-économiques, de leurs origines sociales et motivations individuelles.

Dans cet essai inspiré de la sociologie bourdieusienne, Alain Accardo s’interroge sur l’évolution de la profession journalistique. Son but est de comprendre et d’expliquer la « soumission » d’une majorité de journalistes aux pratiques et invectives des médias, massivement soumis à une logique économique libérale.

 

Une analyse double

Pour introduire son analyse, l’auteur choisi d’embarquer son lecteur sur les chemins sinueux de la sociologie. Son essai s’ouvre sur une critique de la dualité entre deux écoles sociologiques, à savoir le Structuralisme (objectiviste) et l’Individualisme (subjectiviste). Cherchant explicitement à dépasser cette opposition conceptuelle et méthodologique, Alain Accardo dénonce les risques liés à une approche uniquement macrosociologique ou, au contraire exclusivement microsociologique, qui ne peuvent qu’aboutir sur une vision incomplète et caricaturale de l’objet de étudié.

Parce que les dimensions macro et micro, sont « toujours présentent dans toute situation observable »   , qu’elles sont « intriquées l’une dans l’autre »   , la démarche sociologique imposerait de les considérer l’une et l’autre. C’est ce que propose Alain Accardo dans la suite de son essai, en construisant une analyse des rapports entre journalistes et groupes médiatiques (et plus exactement des rapports entre les journalistes et leur hiérarchie), tout en introduisant la question des contraintes comme des motivations qui régissent l’activité de ces professionnels de l’information.

 

Journalisme : réalité des pratiques

Dans un système capitaliste globalisé où les médias sont soumis à de fortes exigences économiques – exigences qui influent sur la question de la compétitivité entre les salariés- la réalité de la profession de journaliste s’éloigne de plus en plus de l’imaginaire qui l’accompagne. Cet imaginaire, porté par « le discours de célébration, verbal ou non-verbal, que les médias diffusent sur eux-mêmes »   , se heurte aux contraintes réelles qui conditionnent le travail journalistique.

« La réalité des pratiques », présentée par l’auteur, témoigne de cet écart entre les pratiques journalistiques actuelles et les discours qui caractérisent la profession. L’exemple de la contrainte temporelle est en ce sens équivoque. Les journalistes travaillent dans l’urgence, pour diffuser l’information en premier. Leur course à l’exclusivité se fait souvent au détriment du respect des méthodes et des règles qui régissent l’activité journalistique. Alain Accardo utilise cet exemple pour illustrer l’importance de conjuguer analyse macro et micro. Il démontre ainsi qu’une approche méthodologique uniquement macro, sans aucune préoccupation de l’aspect micro, fausserait les résultats en identifiant comme unique responsable l’ « exacerbation de la concurrence entre les entreprises de presse soumises aux lois despotiques du marché publicitaire »   .

Or, à ne considérer la question que sous un angle macro, on passe potentiellement à côté de la réalité des motivations des journalistes. Pourquoi ne se révoltent-ils pas ?, s’interroge l’auteur. Ils ne sont désormais que très peu à défendre activement les valeurs fondatrices de leur profession. Quelles sont donc les contraintes et les motivations qui poussent la majorité des journalistes à accepter le fonctionnement économique des médias et l’hégémonie audiovisuelle qui l’accompagne ? C’est dans une perspective micro que l’auteur fait émerger sa réponse. Car, outre les incitations formulées par les dirigeants des médias, qui, pour Alain Accardo, sont de « véritable(s) incarnation(s) de la logique entrepreneuriale dans le monde des médias »   , les journalistes sont soumis à des exigences plus personnelles et individuelles. Ces impératifs ne sont pas, comme pour leurs dirigeants, économiques, mais se constituent en « enjeux symboliques », tels que « la reconnaissance par les pairs », la « notoriété publique » ou encore la « visibilité sociale »   . Le « capital symbolique » de leur profession glorifie les journalistes « issus de la petite bourgeoisie » et les pousse à se livrer un « concurrence féroce » pour le pouvoir symbolique   .

 

Une inspiration bourdieusienne

L’influence de Pierre Bourdieu ne passe pas inaperçue dans la démonstration sociologique d’Alain Accardo. Elle est explicitement revendiquée dans l’ensemble de l’ouvrage, notamment par l’analyse de « l’habitus de classe » des journalistes et plus généralement par l’étude spécifique du « champ journalistique ».

L’hypothèse de l’auteur concerne l’existence d’un « habitus de classe », concept emprunté à Bourdieu qui désigne ici un ensemble de dispositions sociales communes aux journalistes. Cet habitus serait à l’origine du consensus journalistique   . Mais Alain Accardo va plus loin dans sa critique en affirmant que l’habitus bourgeois ou « petit-bourgeois » des journalistes issus de grandes écoles, s’exprime par « le degré de médiocrité et d’imposture morale » de ces « élites autoproclamées »   . En d’autres termes, l’homogénéité sociale des journalistes empêcherait d’accéder à la pluralité médiatique et serait à l’origine de la coopération des journalistes avec les structures médiatiques actuelles   .

Toutefois, l’auteur rappelle que chaque champ social, ici le champ journalistique, se caractérise par une certaine autonomie vis-à-vis des autres champs sociaux. Le champ journalistique accueille ainsi des luttes internes – luttes de pouvoir ou de reconnaissance – entre les acteurs qui le compose. Cette logique de « concurrence interne » a des effets directs sur le travail et les choix éditoriaux et méthodologiques des journalistes qui interagissent les uns en fonction des autres.

 

Alain Accardo, propose ainsi une analyse sociologique étayée du journalisme, cherchant à démontrer la responsabilité des journalistes dans l’évolution des structures médiatiques et des résultats de ces dernières sur l’information. Fortement critique, l’auteur tire de ses analyses des conclusions radicales et engagées qui semblent s’adresser directement aux journalistes et surtout aux citoyens comme une injonction à réagir face à l’hégémonie médiatique, et plus largement, peut-être, face à l’ordre capitaliste .