Des campagnes en déclin du Grand Est aux populations urbaines fascinées par la réussite économique, une enquête et une revue proposent une vision nuancée de la politisation des classes populaires.

Rapidement visible dans le paysage médiatique, l’ouvrage Ceux qui restent. Faire sa vie dans les campagnes en déclin du sociologue Benoît Coquard (chargé de recherche à l’INRA) a connu un succès assez rare pour une enquête au long cours, menée au sein de différents cantons de la région Grand Est. Il est vrai que l’actualité récente des « Gilets jaunes » et l’omniprésence de l’expression – très contestée par les spécialistes des questions territoriales – de « France périphérique », chère à l’essayiste Christophe Guilluy, a offert un terreau favorable à l’intérêt des journalistes pour un tel sujet.

 

La partie fluorescente de l’iceberg

Le jeune sociologue ne s’en cache d’ailleurs pas : alors qu’il enquêtait depuis 2010, dans le cadre de sa thèse, sur cette partie de la France oubliée, il a lui-même été surpris par la rapidité et l’ampleur de la mobilisation des Gilets jaunes au sein de cette partie du territoire national, marquée par un désenchantement vis-à-vis de la politique et par une poussée forte de l’extrême droite lors des scrutins de la décennie écoulée. C’est tout l’intérêt du premier chapitre (« La partie fluorescente de l’iceberg ») de Ceux qui restent, qui s’attarde de manière intelligente sur l’actualité de cette mobilisation auprès d’une population pourtant très méfiante vis-à-vis des militants politiques et syndicaux, souvent par peur d’être stigmatisée par les patrons et par l’entourage immédiat. Cette « irruption de la France populaire », telle que dessinée de manière très caricaturale par les médias, offre au chercheur la possibilité de caractériser de façon assez claire son panel : celui des classes populaires dans une partie rurale en déclin de la région orientale de l’hexagone.

A partir de cette immersion, l’analyse de l’ouvrage se fait plus fine sur les sentiments de déclassement de cette catégorie de la population, dont le chômage reste élevé et l’accès à l’emploi stable souvent minoritaire. « C’était mieux avant » est une expression courante au sein de cette population, dont les Trente Glorieuses apparaissent comme une période faste durant laquelle leurs parents ou grands-parents ont pu accéder à ce qu’il considère aujourd’hui comme une aisance matérielle et de vraies perspectives économiques, tout en ne quittant pas leur territoire d’origine, rural et souvent industriel.

C’est là l’aspect central de la thèse de Benoit Coquard : « ceux qui restent » sont ceux (plutôt que celles, d’ailleurs) qui n’ont pas pu quitter leur territoire rural vers un eldorado étranger (la Suisse, notamment, aux salaires généreux) ou vers une grande ville, à la fois redoutée et admirée. Par manque de réussite scolaire, par manque de relations et de distinctions socio-économiques mais aussi, très souvent – et c’est tout l’intérêt de ce livre important – par choix et par volonté de rester soudé à un collectif amical (le plus souvent masculin) et territorial, identifié comme une fidélité aux trajectoires professionnelles (parfois survalorisées) de leurs parents, dont le statut d’ouvrier, d’agriculteur ou d’artisan constituent une fierté locale reconnue.

 

Capital d’autochtonie

Sur cet aspect, la recherche de Benoît Coquard s’inscrit dans le sillage des ouvrages pionniers Le monde privé des ouvriers (PUF, 1990) d’Olivier Schwartz et Les gars du coin (La Découverte, 2005) de Nicolas Renahy, s’inspirant en particulier de la notion, forgée par ce dernier, de « capital d’autochtonie » propre aux milieux populaires ruraux, s’invitant les uns les autres de manière très régulière à leur domicile pour vaincre l’isolement. Dans l’enquête de Benoît Coquard, la socialisation politique des populations des campagnes en déclin du Grand Est dépend précisément de cet éco-système de sociabilité amicale – qui peut souvent être assimilé à une « autochtonie de la précarité » –, à la fois synonyme de solidarité des collectifs (passant de l’opposition « eux/nous » au « déjà nous ») et de renforcement des inégalités (contre les « cassos », « ceux qui ne travaillent pas et ne valent rien », les « marginaux », etc.), voire dans certains cas de racisme.

Cette conscience politique du nécessaire repli sur un collectif marqué par un entre-soi volontaire est au cœur de la démonstration de Ceux qui restent et explique un glissement de ces classes populaires rurales vers ce que Benoît Coquard appelle une « une affinité politique et une assurance en temps de précarité » (d’ailleurs souvent mêlées de tensions amicales et de liens interclassistes), communauté caricaturée par les médias dans l’expression (choquante et insultante) de « petits Blancs ». Ce repli sur les foyers (chacun s’invitant chez les uns et chez les autres, délaissant les lieux neutres tels que les bars, en déshérence dans bien des territoires ruraux, et en particulier pour cette raison) et ce sentiment d’appartenance collectif permettent à ces « ruraux autochtones » de s’opposer à « ceux – celles, notamment – qui partent » (et ne reviennent plus, en général) et, bien entendu, à certains d’entre eux qui ont réussi ailleurs, singulièrement dans les grandes villes, voire dans la capitale et sa banlieue, souvent honnie pour son anonymat et son désordre (pour ce qu’ils en voient à la télévision).

 

Vers une « droitisation » des classes populaires ?

En complément de l’enquête originale de Benoît Coquard, le numéro 122 de la revue Politix propose un dossier particulièrement éclairant, intitulé « En bas à droite » et posant la question d’une « droitisation » des classes populaires, maniant avec des pincettes la sempiternelle démonstration sur la montée du « populisme » au sein de ces groupes sociaux.

Rassemblant des contributions de politistes et de sociologues (dont Benoît Coquard), cette livraison défend une approche relationnelle et localisée en s’appuyant sur le concept d’espace social tel que défini par Pierre Bourdieu. Ces recherches visent notamment à établir des différenciations entre les milieux ruraux (article de Benoît Coquard, reprenant une partie de Ceux qui restent, prolongé par celui de Stéphane Latté et Simon Hupfel sur les « ouvriers en costume-cravate », à propos de la mobilité économique et de l’ancrage à droite des classes populaires frontalières de la Suisse) et les milieux urbains, suburbains ou périurbains. Concernant ces derniers, il est très instructif de comprendre quelles sont les similitudes et les divergences avec les enquêtés de Benoît Coquard. Les soutiens populaires des partis de droite en banlieue parisienne (article de Raphaël Challier), la socialisation politique des employés des hôtels de luxe d’une grande ville (enquête d’Amélie Beaumont) et la politisation des chauffeurs de taxis face à la concurrence – jugée déloyale – d’Uber (contribution de Guillaume Lejeune) dans les grandes conurbations françaises constituent ainsi des panels très représentatifs de la « droitisation » des milieux populaires urbains, volontiers fascinés par les métiers commerciaux et l’entrepreneuriat, rompant avec la tradition ouvrière et la fidélité à la « conscience de classe » de leurs aînés.

Cependant, les conclusions des enquêtes de ces jeunes politistes et sociologues restent nuancées quant à l’apparition d’un « peuple de droite » (slogan volontiers repris il y a peu par le discours sarkozyste). En effet, même dans les années 1970, marquées par l’hégémonie du PCF et du PS, le vote à gauche des ouvriers n’a jamais excédé les 70 % et les électeurs de droite n'ont jamais été négligeables parmi eux. Mais ce qui s'est développé sans nul doute ces dernières années au sein des classes populaires réside dans leur plus grande défiance vis-à-vis des élites, notamment celles disposant d’un fort capital culturel, à la fois en milieu urbain et rural, alors que l’accès au seul capital économique individuel (souvent décorrélé des trajectoires scolaires classiques) a tendance à devenir la réussite la plus valorisée et la plus désirée.