Comment expliquer les fractures territoriales de la France ? Et est-il raisonnable pour un géographe de se faire polémiste ?

L'analyse des mutations territoriales de la France est devenue un créneau porteur dans les librairies. Au-delà des succès rencontrés ces derniers mois par les démographes Emmanuel Todd et Hervé Le Bras avec Le Mystère français   , par le géographe Jacques Lévy avec Réinventer la France   , par l'économiste Laurent Davezies avec La crise qui vient. La nouvelle fracture territoriale   , ou encore par l'Atlas des villes   , ouvrages largement agrémentés de cartes commentées, la tendance éditoriale est à la généralisation des collections d'atlas   et d'essais portant sur les recompositions spatiales de notre pays, dans un environnement globalisé.

C'est dans ce contexte que trois publications portant sur la « nouvelle » géographie de la France peuvent être commentées : la première est un livre d'un géographe iconoclaste – ou, du moins, se plaisant à se présenter comme tel –, La France périphérique   de Christophe Guilluy, la seconde est la dernière livraison de la revue de géographie et de géopolitique Hérodote – fondée par Yves Lacoste et dirigée par Béatrice Giblin –, consacrée au thème : « La France. Pouvoirs et territoires »   et la troisième est un magazine volumineux intitulé L'Altas de la France et des Français, prenant la suite de l’Atlas des villes, précédemment cité, et également publié par Le Monde, en collaboration avec La Vie.

Avec La France périphérique. Comment on a sacrifié les classes populaires, Christophe Guilluy poursuit la réflexion à la fois sociologique, politique et géographique qu'il a menée avec son précédent ouvrage Fractures françaises   . Ce dernier livre avait valu à ce non-universitaire (exerçant notamment le métier de consultant, en particulier pour les collectivités territoriales) une reconnaissance assez tardive, à vrai dire davantage de la part des médias et du monde politique – Guilluy avait été reçu par Nicolas Sarkozy, à l'époque de son quinquennat finissant – que de la sphère universitaire, en général assez rétive aux productions éditoriales qui ne s'en réclament pas (ce qui est, sans aucun doute, regrettable).

La thèse de Christophe Guilluy, présente à la fois dans Fractures françaises et dans La France périphérique, est simple : « désormais, deux France s'ignorent et se font face : la France des métropoles, brillante vitrine de la mondialisation heureuse, où cohabitent cadres et immigrés, et la France périphérique des petites et moyennes villes, des zones rurales éloignées des bassins d'emplois les plus dynamiques […], [cette France] qui concentre 60% de la population française [et dont] personne ne parle jamais [,] laissée pour compte, volontiers méprisée […], désormais associée à la précarité sociale et au vote Front national », comme l'exprime la quatrième de couverture du dernier ouvrage. Tout (ou presque) est dit dans ces propos au sujet de la méthode de Christophe Guilluy : à la fois sa force – affirmer une « vérité qui dérange », mettre l'accent sur un « impensé » de l'analyse territoriale et du discours politique français – et ses faiblesses – s'autoproclamer porte-voix des « petits Blancs » des marges majoritaires du pays (à des fins électorales, sinon électoralistes, Nicolas Sarkozy s'est sans doute inspiré de cette interprétation lorsqu'il affirma parler à la « majorité silencieuse » des Français lors de la campagne électorale de 2012), vouloir défendre un certain « peuplisme » (pour utiliser le néologisme de Michel Lussault dans un récent commentaire de l'ouvrage pour la presse hebdomadaire   ) contre une pensée géographique (et politique) jugée « unique » – voire inique – et vendue aux « puissances mondialisées »...

Surtout, l'on peut reprocher à Christophe Guilluy de trop vouloir, si l'on peut dire, « opposer les pauvres », en ciblant un clivage omniprésent entre des territoires déshérités mais « métropolisés » – les banlieues, dont le géographe ne néglige pas les difficultés mais estime que, par le biais des zonages et des dispositifs de la politique de la ville, elles sont globalement plus aidées que n'importe quels territoires de la République et, par ailleurs, bénéficient du bassin d'emplois des grands centres urbains (ce qui est hautement contestable au vu des chiffres du chômage dans les « quartiers ») – et les territoires de la « France périphérique » (« des territoires ruraux aux petites villes et des villes moyennes jusqu'aux DOM-TOM, ces territoires ont en commun d'être à l'écart des zones d'emplois les plus actives, des sites qui comptent dans la mondialisation »   ). Aussi Christophe Guilluy considère-t-il que « le nez collé aux banlieues, les classes dirigeantes n'ont pas vu que les nouvelles radicalités sociales et politiques ne viendraient pas des métropoles mondialisées, vitrines rassurantes de la mondialisation heureuse, mais de la « France périphérique »   . C'est tout de même faire bien peu de cas des violences urbaines à répétition, bien avant celles de l'automne 2005, et de manière encore significative depuis cette date, y compris dans des aires urbaines qui n'ont rien de véritablement « métropolisées » (comme en témoignent les troubles dans l'agglomération d'Amiens lors de l'été 2012). Même si l'on partage certains des constats de La France périphérique, il faut donc reconnaître que l'on a souvent, à la lecture du livre, l'impression d'aboutir à une impasse (pas seulement méthodologique, mais aussi intellectuelle) à force d'opposer systématiquement et sans guère de nuances des réalités politiques et territoriales à vrai dire bien plus complexes que l'auteur ne veut bien le croire et/ou démontrer.

Il faut cependant reconnaître des mérites très importants à La France périphérique de Christophe Guilluy. Par un réel travail de mise en forme – par l'intermédiaire de cinq cartes thématiques et d'analyses approfondies sur « la France des fragilités sociales »   , « la France des métropoles »   et « la France périphérique qui gronde »   (Guilluy consacre notamment des passages importants sur la « révolte des Bonnets rouges » en Bretagne lors de l'hiver 2013-2014) – et de vulgarisation, au sens non péjoratif du terme, l'ouvrage permet de mettre à l'agenda éditorial et d'offrir à un large lectorat un débat de grande importance portant sur les causes et les conséquences des fractures territoriales de la France.

Sans doute sa limite la plus grande réside-t-elle cependant dans son caractère polémique et trop schématique – le choix de l'essai percutant (comme l'illustre le sous-titre par trop spectaculaire de l'ouvrage : Comment on a sacrifié les classes populaires) plutôt que de la froide analyse experte et référencée   l'expliquant en grande partie –, se complaisant dans le discours « anti-élites » et dans l'opposition permanente et stérile (bien qu'il s'en défende parfois dans le texte) des deux France métropolitaine et périphérique.

La thèse « iconoclaste » de Christophe Guilluy n'en est pour autant pas inefficace, notamment lorsqu'il développe, dans un chapitre important, son analyse contre-intuitive de la fin de la mobilité et du retour du sédentarisme au sein de la France périphérique, à rebours du discours dominant sur la « fin des territoires » (titre d'un ouvrage célèbre de Bertrand Badie   ) liée à la mondialisation des échanges et à la globalisation économique. Précisément, contre la vision d'un « village global » cher à l'intellectuel canadien Marshall McLuhan   , Christophe Guilluy est convaincu que la mondialisation et sa déclinaison locale – la métropolisation, soit la concentration toujours plus intense des activités économiques, culturelles et sociales dans les grands centres urbains connectés à la concurrence mondiale – est un multiplicateur de divisions sur le plan territorial – créant des polarisations de plus en plus importantes entre des populations « gagnantes » et « perdantes » – et, pour cette raison, va à l'encontre, non seulement de notre tradition républicaine   , mais aussi de notre intérêt national.

A vrai dire, selon notre modeste point de vue, Christophe Guilluy est meilleur géographe que pamphlétaire et, à trop vouloir centrer son propos sur le plan politique – il a notamment une fâcheuse tendance à tout rapporter à la lutte partisane (essentiellement le clivage droite-gauche, envisagé sans guère de nuances) alors que l'intérêt de sa thèse, au niveau géographique et territorial, dépasse largement ce cadre trop étriqué –, il perd une partie de son lectorat « neutre et expert », pourrait-on dire sans prétention, pour convaincre, sur un tout autre terrain, un autre public, sans doute plus large et intéressant davantage son éditeur du point de vue commercial et médiatique. Pour cette raison, cet ouvrage, par séquences, trouve plus sa place parmi les essais politiques que les études de géographie, fût-elle politique, alors même qu'une partie importante de son contenu, s'il était davantage approfondi, pourrait soutenir un travail de recherche de meilleur niveau.

A l'inverse, dans son numéro sur la « géopolitique locale » de la France, coordonné par Béatrice Giblin – élève d'Yves Lacoste et ancienne directrice de l'Institut français de géopolitique de l'université Paris-VIII –, la revue Hérodote propose une vision bien moins polémique et plus distanciée des enjeux territoriaux de la France, en ciblant davantage son propos sur quelques territoires emblématiques des mutations en cours, par des articles très riches écrits par des universitaires, qu'il s'agisse de politistes (Jean-Yves Dormagen et Céline Braconnier au sujet de l'analyse territoriale de l’abstention lors des dernières élections municipales et européennes) ou, plus majoritairement, de géographes liés à l'Institut français de géopolitique. Au-delà du cas parisien (intra-muros) et de la (future) métropole du Grand Paris, fort bien analysée dans ses plus récentes évolutions législatives, institutionnelles et territoriales par Philippe Subra, les contributions de ce numéro d'Hérodote s'attachent en effet à dégager un fil directeur à toutes les mutations que connaît le territoire métropolitain (Corse comprise).

De longues pages sont en particulier consacrées aux effets des dernières élections municipales de mars 2014 sur les évolutions de la géopolitique territoriale française : l'émergence de plusieurs municipalités gouvernées par le Front National (article très éclairant de Bernard Alidières), les nouveaux rapports de force politiques dans l'agglomération parisienne à la suite des défaites nombreuses de la gauche – y compris dans ses « fiefs » de Seine-Saint-Denis et du Val-de-Marne – (excellent article de Wilfried Serisier), les ressorts complexe de la gouvernance métropolitaine de Lyon et de Marseille, ainsi que la nouvelle équation politique corse. En dehors de cette nouvelle « géographie électorale » – comme aurait dit André Siegfried dans son Tableau politique de la France de l'ouest    ! –, deux articles éclairent les enjeux de pouvoirs et de territoires dans « la France périphérique », pour reprendre le terme cher à Christophe Guilluy : l'un sur le devenir de l'implantation territoriale de l'industrie automobile sur le territoire français (Olivier Archambeau), l'autre sur le mouvement des Bonnets rouges en Bretagne et ses conséquences sur la géopolitique locale de toute la région (Barbara Loyer et Bertrand Guyader).

Tout l'intérêt de ce dossier réuni par la revue Hérodote est en définitive de replacer les résultats des dernières élections municipales dans une perspective de temps long – s'appuyant sur de nombreuses cartes très efficaces – et en variant les échelles (locales ou nationale), afin de proposer une grille d'analyse interprétative des recompositions des territoires français sur le plan (géo)politique. Par l'examen minutieux de cas emblématiques de la résistance ou, au contraire, de la fragilité des systèmes géopolitiques mis en place par les élus et leurs entourages (à Béziers, à Marseille, à Lyon, à Bastia ou dans la métropole parisienne), la démarche d'Hérodote permet d'éviter les généralités et les catégorisations trop simples, que l'on pourrait, comme on l'a vu, reprocher à l'essai de Christophe Guilluy. L'analyse aurait en outre pu être enrichie d'un décryptage de la nouvelle carte des régions françaises, si la dernière annonce gouvernementale avait été faite avant le bouclage du numéro de la revue.

Enfin, dans une perspective davantage ouverte au « grand public », l'Atlas de la France et des Français, proposé par Le Monde et La Vie, est d'une grande richesse didactique, mêlant articles et entretiens avec des experts (pas seulement des géographes et des spécialistes des questions territoriales, mais aussi des écrivains, des sociologues et des historiens) et analyses thématiques avec un excellent appareil cartographique. Sur la question de la France périphérique, trop schématiquement opposée à la France métropolitaine par Christophe Guilluy, il faut en particulier y lire le point de vue du géographe Arnaud Brennetot qui considère que « les métropoles régionales font battre le cœur du pays » et que, loin de favoriser la fracture territoriale du pays, elles servent de point d'appui au développement de leurs régions et facilitent notamment le désenclavement des populations rurales, même si, malgré tout, « certains territoires connaissent un dynamisme moindre, voire déclinent [comme] c'est le cas des moyennes montagnes du Massif Central, des périphéries du Bassin parisien et des régions de l'est du pays (l'Alsace exceptée) »   . D'ailleurs, pour Arnaud Brennetot, prenant d'une certaine manière le contrepoint de Christophe Guilluy, « cette atonie d'une partie importante du territoire français ne peut pas être imputée à la seule fragilité des campagnes ou des villes moyennes mais tient [au contraire] à l'absence de métropole puissante [puisque] Rouen, Caen, Amiens, Reims, Nancy, Metz, Dijon, Besançon, Tours ou Orléans souffrent de la proximité de l'agglomération parisienne et ne parviennent pas à développer des fonctions de centralité suffisantes pour dynamiser leur région »   .

Au-delà des problématiques régionales et métropolitaines et dans une dimension véritablement panoramique, ce bel Atlas de la France et des Français – qui aura sans doute vocation à être publié sous la forme d'un livre relié, comme l'Atlas des villes, de la même collection, qui a été réédité cette année après son succès de 2013 en kiosque   – explore des thèmes essentiels, à la fois sur le plan de l'aménagement du territoire (les espaces protégés, les territoires littoraux et montagneux, les banlieues, l'outre-mer et les enjeux de la répartition des transports, de l'agriculture et de l'industrie sur le territoire national), mais aussi de l'histoire et de la société (de très nombreuses cartes illustrent spatialement les évolutions dans le temps de la fécondité, du mariage, de la santé et de l'éducation), ainsi que concernant le « rayonnement » de la France à l'étranger (en croisant les points de vue et les approches, notamment de la part des francophones du monde entier).

Aussi différents soient-ils (expert ou grand public, polémique ou à simple visée informative), les trois ouvrages ici recensés permettent donc, on l'a compris, d'embrasser une grande partie des enjeux géographiques, sociologiques et politiques des évolutions territoriales de la France d'aujourd'hui. Au vu de l'importance de ces thèmes dans les débats actuels, leur lecture (critique) est donc hautement recommandable