La cinquantaine de contributeurs réunie par Michel Foucher préfère plonger dans les cartes et les chiffres pour définir un volontarisme éclairé sur l’influence française dans le monde : plutôt que des spéculations et des regrets, des faits et des représentations (qui ont leur influence sur la réalité).

En scrutant l’influence française à l’aide de cartes, on peut mettre à l’épreuve la doxa décliniste actuellement en vogue. En effet, le déclinisme est une idéologie régnante, parce que commode et en phase avec une société française manquant de confiance en elle-même. On peut même avancer que le déclinisme est si enraciné qu’il peine même à être discuté : il est accepté comme une évidence. Pourtant, la cinquantaine de contributeurs réunie par Michel Foucher préfère quant à elle plonger dans les cartes et les chiffres pour définir un volontarisme éclairé sur l’influence française dans le monde : plutôt que des spéculations et des regrets, des faits et des représentations (qui ont leur influence sur la réalité).

Ce travail collectif est important à plus d’un titre. Il s’agit d’un ouvrage de géopolitique qui a « l’ambition de montrer que la France, qui a une image classique, continue de peser sur le cours d’une histoire en train de s’écrire, qu’elle dispose des idées et des atouts pour répondre aux attentes des nations d’un monde qui s’émancipe et que son avenir dépend de sa volonté collective d’en tirer parti »   . Il prend au sérieux l’influence comme catégorie d’analyse, en faisant ressortir tout l’enjeu immatériel du concept. On peut être une puissance d’influence en ne représentant qu’environ 1% de la population mondiale, et cela en continuant à jouer un rôle important dans les rouages de la diplomatie internationale. Ensuite, il explore les différentes dimensions de l’influence, en distinguant les fondamentaux, le style et le savoir-faire ainsi que la culture et les idées. Ce faisant, le livre met en lumière un certain nombre de faits, de politiques ou d’activités qui prolongent et transforment l’héritage français en dehors de ses frontières. Enfin, en prenant le pari de faire une analyse par secteur mais également par pays, le regard éclaté qui est offert montre que la France souffre beaucoup d’un état d’esprit décliniste : celui-ci n’est pas la prémisse d’un sursaut salvateur, mais plutôt un obstacle de plus au redressement du pays dans l’environnement international.

L’influence française aujourd’hui

L’ouvrage amène assez naturellement à se poser la question de la définition de l’influence aujourd’hui. Si seulement quelques Etats peuvent prétendre à mener une véritable diplomatie d’influence, les formes de celle-ci sont néanmoins multiples. Si l’on reprend les termes de Michel Foucher, « Etre influent aujourd’hui, c’est agir comme décideur et être perçu comme tel, avec quelques autres. C’est donc produire des idées qui intéressent les autres. Ne pas cesser de penser le monde. En lançant des entreprises qui nous dépassent »   . Pour cet auteur, la France, puissance européenne de rayonnement global, ne peut certes rivaliser avec le ‘soft power’ américain, dont la capacité d’attraction unique est indissociable de la puissance même ; la puissance d’influence française est distincte. D’autres auteurs, comme Françoise Benhamou, iront plus volontiers se confronter au concept pour avancer que « le soft power d’un pays se mesure à l’aune de sa participation à ce mouvement de convergence des cultures, des normes, des modes de vie et des savoirs »    . Cette capacité à inspirer d’autres acteurs et à mener la bataille des idées peut se retrouver dans les métamorphoses de la diplomatie. A la diplomatie classique, il faut ajouter les nouvelles formes de diplomatie, auxquelles la France a souvent participé : ainsi en est-il de la montée en puissance de la diplomatie écologique   ; de la diplomatie sanitaire   ; de la diplomatie humanitaire   . A celles-ci, on peut ajouter à présent l’idée de diplomatie numérique (Nicolas Chapuis), qui s’exerce dans trois domaines différents : la diplomatie publique, la gouvernance de l’internet et la gestion de la connaissance.

Ce constat fait, peut-on mesurer l’influence, et selon quels critères ? Il existe des batteries d’indicateurs, qui vont indiquer des éléments mesurables de l’influence, mais dont l’interprétation des faits peut laisser place à des évaluations contrastées. Prenons l’exemple de l’enseignement supérieur. On a tôt fait de critiquer le classement souvent désavantageux des universités françaises selon le classement de Shanghai ; en se limitant à ce seul indicateur, on oublie cependant de dire que la France se situe au 4e rang mondial pour l’accueil des étudiants étrangers, tout en exportant dans le même temps un modèle d’enseignement avec des filières francophones et des établissements français en dehors des frontières. Si la mesure est technique, l’interprétation ne peut être mécanique, et dépend donc de visions politiques qui s’affrontent.
Une fois posée les questions de définition et de mesure de l’influence, il convient de considérer l’influence française elle-même. De ce point de vue, le « rayonnement de la France » masque de plus en plus mal les interrogations et les mutations de l’influence française à l’étranger. Ainsi, pour reprendre les termes de Xavier Darcos, on peut avancer que « La classique logique du rayonnement et de la diffusion a cédé la place à trois maître mots : réciprocité, interaction et influence »   . Dans ce contexte, la France doit se concevoir « comme une puissance médiatrice, qui facilite les rapprochements géographiques et les projets régionaux, accélère les dynamiques partenariales, organise des relations entre professionnels de la culture, développe les coproductions »   . S’il fallait donner des exemples de ce point, on pourrait revenir en détail sur le principe de reconnaissance de la diversité culturelle et du développement de la dimension culturelle de l’action culturelle extérieure européenne (David Fajolles), ou encore du statut singulier du cinéma dans le monde (Xavier Lardoux).

Les multiples vecteurs de l’influence

En se fiant aux différentes contributions, il existe de nombreux vecteurs d’influence aujourd’hui, et la France n’est pas dépareillée d’atouts dans ce domaine. Nous soulignons de nouveau que l’influence passe par la production et la diffusion d’idées, si ces dernières donnent des grilles de lecture pour appréhender la complexité du monde. Or, il existe un réel dynamisme de la diplomatie française comme force de proposition, qui suppose une capacité à proposer des grilles de lecture à la fois originales et souples : à titre d’illustration, un quart des résolutions votées au Conseil de sécurité des Nations unies est d’origine française.

Disposant toujours du troisième réseau diplomatique mondial, la France est également une puissance militaire qui compte ; elle dispose également d’une tradition intellectuelle vivante, les œuvres de Michel Foucault ayant par exemple fait l’objet de cession de droits dans plus de 50 pays ; vivante également par la place des débats d’idées et la promotion des intellectuels dans la diplomatie d’influence française. Preuve en est de cette résilience de l’influence française, les nouvelles puissances regardent avec intérêt la trajectoire française : « la grande transformation en cours est l’occasion d’une redécouverte par ces nouveaux entrants sur la scène mondiale des atouts des puissances établies européenne, dont la France »   .

L’ancienneté de cette puissance constitue un atout lorsqu’il s’agit de penser le système international. En effet, « A la différence de bien d’autres puissances, la France fait en effet partie de la poignée d’Etats qui ont participé de manière ininterrompue au système international depuis que le monde est entré dans l’ère des relations internationales dites « westphaliennes » au XVIIe siècle »   . A titre d’exemple, la France a donc contribué depuis lors à établir « l’idée d’une sécurité collective dans une acception très vaste et garantie par tous les Etats qui y participent, l’instauration de normes communes sur la base de l’héritage humaniste, la mise en place de mécanismes judiciaires capables de faire respecter ces normes et, enfin, un caractère hautement inclusif à la fois au niveau des thèmes couverts par ce système que celui des acteurs qui y participent »   .

Dès lors, apparaît l’importance de savoir jouer avec son héritage tout en sachant introduire des innovations. La Francophonie fournit un bon exemple : ses 220 millions de locuteurs paraissent relativement moins développés que d’autres zones linguistiques aujourd’hui, mais le nombre prévu de francophones s’élèvera à environ 700 millions en 2050. Ses multiples acteurs (de l’agence pour l’enseignement du français à l’étranger aux Alliances françaises) sont parfois décriés, et son enjeu est considéré par nombre d’élites comme passéiste ; c’est passer toutefois à côté de problématiques fondamentales de l’avenir, comme témoigne par exemple le fait que depuis 2012 le chinois s’est imposé comme la 1ère langue de traduction du français, devant l’espagnol, l’allemand, l’italien et l’anglais. Le monde francophone évolue donc, se développe massivement en Afrique et attirer au-delà de ses frontières : comparer la situation actuelle à un âge d’or mythique (le siècle des Lumières) est une approche réductrice et sans perspective, niant les nouvelles opportunités dont la francophonie est porteuse. Cet héritage se retrouve dans notre expertise, importante pour notre influence : comme le dit l’un des auteurs, « Désormais, la capacité des Etats à mobiliser de l’expertise sur des projets et missions d’assistance technique est décisive pour la diffusion des normes et savoirs sur la scène internationale »   .

Une cartographie des images de la France

L’ouvrage montre que si certains Etats dont la France ont des politiques d’influence, leur image ne leur appartient pas totalement. Au-delà des représentations imposées par les banques d’affaires, souvent sceptiques sur la capacité de la France à tenir son rang, des données historiques et géographiques viennent imposer leurs propres logiques. En d’autres termes, les résultats économiques ne correspondent pas nécessairement à des relations politiques ou culturelles. Sur un certain nombre de points, la France est d’ailleurs plus adaptée à la mondialisation qu’elle ne le croit, le livre illustrant ce propos avec des cartes montrant le succès de secteurs comme la grande distribution (carrefour, Auchan) ou l’énergie (Total). Parmi les vecteurs de l’influence française, on peut compter aujourd’hui les 2,5 millions d’expatriés, dont le nombre a doublé ces 15 dernières années ; ce vecteur peut toutefois autant être considéré comme un motif d’inquiétude que comme une voie d’insertion dans la mondialisation. 

Globalement, même si son image ne lui appartient pas totalement, la France jouit souvent d’une assez bonne image à travers le monde. De ce point de vue, on peut également lire l’ouvrage à travers le prisme des études de pays, grâce aux nombreux encadrés sur ceux-ci. Le « Napoléon » devient un mille-feuilles apprécié des Russes, et le français un trésor de arraché à la colonisation pour l’Algérie. Parfois, la perception de la France dépend des clivages internes des pays concernés ; ainsi, en Grande-Bretagne, la francophilie ou la francophobie sont marquées socialement, les patriciens francophiles s’opposant à une plèbe francophobe. D’étranges coexistences subsistent : la France vue d’Amérique latine représente les valeurs de la Révolution française ainsi que celles des congrégations religieuses qui ont une place importante dans les systèmes scolaires.

Une constante demeure : la France reste souvent perçue comme un pays cultivant un art de vivre envié et une culture valorisée. A travers les siècles, il reste la perception d’un style « à la française » : la gastronomie, la mode et le luxe furent liés à la construction d’un Etat centralisé dès la période monarchique. Ce positionnement est essentiel, et rejoint les problématiques liées à l’influence. En effet, « Le luxe français a compris, probablement avant tout le monde, que l’image serait au cœur de leur existence, qu’il fallait travailler sans relâche et de manière cohérente cette image pour sans cesse « se raconter au monde » »   . Cette même appréciation concerne tout aussi bien les architectes et urbanistes, pour lesquels l’essentiel est « d’accompagner le développement des pays dits émergents par des projets et des méthodes, d’exporter un savoir-faire utile à l’affirmation de leur identité et d’enrichir sans le renier une représentation de la France encore associée aux notions de culture et d’art »   . Autant d’éléments que le livre est en mesure d’illustrer par des cartes.

En conclusion, on relèvera la grande diversité et la modernité des domaines d’influence active présentés dans le livre, dont la recension ne peut rendre compte qu’à gros traits. Plutôt que de mettre l’accent sur ce qui manque à la France (un réseau de PME dynamique et présent à l’export, une puissance médiatique prescriptrice à l’instar de l’hebdomadaire britannique The Economist, etc.), ou les éléments classiques de la puissance (puissance militaire, rayonnement culturel, etc.), l’ouvrage, par la diversité des contributeurs, touche à des domaines très divers et parfois inattendus, les outre-mer côtoyant les marchés internationaux du livre en français. Etre influent, pour Michel Foucher, c’est « être actif dans le commerce des idées, qui est biface, intellectuel (nous y sommes) et réel, matériel (la bataille économico-culturelle commence) »   . L’ouvrage contribuera certainement à cette réflexion de fond