Les populismes en France, en Italie et en Europe centrale et orientale ont-ils les mêmes origines et présentent-ils les mêmes symptômes ? Trois perspectives complémentaires.

Le terme de populisme, dont la science politique ne propose pas une acception très unanime, fait aujourd'hui florès, à la fois pour caractériser des mouvements politiques de droite, de gauche et « anti-système ». La contestation des institutions politiques et des clivages classiques, les bouleversements économiques et sociaux, les phénomènes identitaires résultant d'une crise des repères culturels, ainsi que la mise en cause des élites et des médias traditionnels... tous ces phénomènes connus de l'actuel désenchantement démocratique concourent à une très importante crise de gouvernabilité touchant des pays de différents continents, avec des causes et des conséquences souvent différentes d'un cas à l'autre. Or, dégager de ce magma encore brûlant une nature composite « du » populisme semble relever de la gageure.

Dans ce contexte complexe, alors que peu d'ouvrages offrent des perspectives et des synthèses englobant plusieurs types de mouvements populistes, il est important de mentionner la publication presque simultanée de trois essais stimulants et à bien des égards complémentaires, croisant en effet les points de vue de politistes, d'économistes, d'un conseiller politique et d'un historien. Tout d'abord, le livre Les origines du populisme. Essai sur un schisme politique et social, de Yann Algan, Elizabeth Beasley, Daniel Cohen et Martial Foucault, propose une analyse à la fois politique, économique, culturelle et sociale de la montée des mouvements populistes, essentiellement en France dans le climat de la crise des Gilets jaunes. L'essai politique Les Ingénieurs du chaos de Giuliano da Empoli, ancien proche de l'ex-président du Conseil italien Matteo Renzi, offre quant à lui une plongée dans l'univers des spins doctors des leaders populistes en Europe et aux Etats-Unis. Enfin, Le populisme en Europe centrale et orientale. Un avertissement pour le monde ?, de l'historien Roman Krakovsky, retrace les origines contemporaines des démocraties "illibérales" (en particulier en Pologne et en Hongrie) depuis l'instauration puis la chute des régimes du bloc soviétique.

 

Décryptage économique et social de l'essor du populisme en France

Clin d'œil à l'œuvre d'Hannah Arendt Les origines du totalitarisme, l'essai des économistes Yann Algan, Elisabeth Beasley, Daniel Cohen et du politiste Martial Foucault, n'a pourtant rien d'un traité philosophique mais tient davantage à un décryptage d'une crise contemporaine de la démocratie à l'aune de ses causes économiques, culturelles et sociales. Malgré son titre très général, il traite en réalité essentiellement de la situation française (sauf un dernier chapitre un peu survolé sur les autres pays européens et les Etats-Unis), de l'élection présidentielle de 2017 à la crise des Gilets jaunes. Fondée sur des données souvent inédites et sur de nombreux graphiques, tableaux et schémas fort didactiques, cette lecture à la fois concise, synthétique et précise est sans nul doute importante pour qui veut comprendre les sources socio-économiques d'un phénomène tant politique que culturel.

Les auteurs s'attardent en particulier sur les fractures, voire les « séismes », qui touchent la société française depuis quelques années : la défiance vis-à-vis du système partisan et du clivage droite-gauche, en particulier en raison d'un manque de résultats des précédents gouvernements sur le plan économique et social, l'apparition d'un individualisme forcené qui met fin au schéma classique d'une société de classes, la crise culturelle et le mal être d'une proportion importante d'une catégorie de la population que d'aucuns rangent parfois rapidement sous la bannière des Gilets jaunes (pourtant largement protéiformes) et, enfin, le décrochage, voire la sécession, d'une partie de la population en raison des « transformations » économiques ressenties comme excluantes et discriminantes. Malgré tout l'intérêt de cette enquête statistique et économique, sa profondeur sociologique manque cependant parfois de nuance, ce que le format de la collection « La République des idées » ne permet en effet pas toujours. Surtout, à (trop ?) se focaliser sur les causes économiques et sociales, elle en oublie parfois l'importance des mécanismes proprement politiques qui ont permis l'émergence de forces (ou plutôt de mouvements) d'un nouvel ordre, tant à droite qu'à gauche (cette dernière n'étant pas assez appréhendée par les auteurs).

 

Aux sources de la fabrique politique des populismes

C'est à l'inverse tout l'intérêt du passionnant essai (au très beau titre) Les ingénieurs du chaos de l'Italien Giuliano da Empoli, que de dévoiler les coulisses politiques du mouvement populiste global, à la fois en Italie, en Europe centrale, au Royaume-Uni et aux Etats-Unis. D'une écriture alerte et agréable à lire, ce livre brosse un portrait collectif des leaders populistes actuels et, surtout, de leurs conseillers, idéologues, experts, communicants et spin doctors, qui ont contribué à bouleverser la manière de gouverner des régimes démocratiques en proie à une très importante crise de confiance en ses institutions.

L'auteur a lui-même exercé le métier de conseiller politique de l'ancien président du Conseil italien (de centre gauche) Matteo Renzi, dont il a été également l'adjoint à la mairie de Florence, et a vu, en quelque sorte aux premières loges, le monde politique transalpin s'écrouler sous ses pieds, à la faveur de la montée en puissance de mouvements populistes (la Ligue du Nord et le Mouvement Cinq étoiles, alliés de circonstance au sein du gouvernement jusqu'à la crise de l'été dernier) qui ont progressivement renversé la gauche et la droite parlementaires, en s'appuyant sur une nouvelle manière de communiquer et en réinventant les règles du jeu politique. Cherchant à faire le récit de l'émergence de ces « ingénieurs du chaos », Giuliano da Empoli offre une analyse pénétrante des méthodes (pour certaines quasi-scientifiques) utilisées par ces travailleurs de l'ombre, le plus souvent masqués par les polémiques, provocations, gaffes et coups d'éclat dont leurs leaders populistes (Salvini, di Maio mais aussi Trump, Boris Johnson et Viktor Orban...) semblent avoir le secret. Entreprises de web-marketing (qui furent à la source du succès du Movimento Cinque Stelle), recherches et expertises pseudo-scientifiques vantant « objectivement » le Brexit, stratèges de la nouvelle droite américaine prônant une idéologie isolationniste et protectionniste, communicants des démocraties illibérales (selon la « catégorie » forgée par Fareed Zakaria) de l'Europe centrale et orientale remettant en cause les bénéfices politiques des droits de l'Homme et du respect des minorités dans un contexte de migrations d'un nouvel ordre et d'excitation identitaire... Les différents chapitres de cette enquête étonnante permettent de comprendre l'arrière-boutique de la fabrique politique des populismes à l'ère de la mondialisation et du triomphe des médias et réseaux sociaux.

 

Une généalogie historique des populismes d'Europe centrale et orientale

Enfin, de manière plus classique, mais avec une grande rigueur scientifique et une connaissance approfondie de la culture politique des Etats concernés, l'historien Roman Krakovsky, maître de conférences à l'Université de Genève, offre avec son ouvrage Le populisme en Europe centrale et orientale une fresque nécessaire à la compréhension fine des enjeux sous-jacents au développement des démocraties illibérales dans le contexte des pays ex-communistes. Remontant jusqu'à la Révolution bolchevique (et même jusqu'aux narodniki de la Russie de la deuxième moitié du XIXe siècle dans un premier chapitre très instructif), l'historien offre une perspective diachronique d'assez longue durée pour comprendre la trajectoire spécifique de ces pays longtemps soumis au joug soviétique.

Selon Roman Krakovsky, les actuelles démocraties illibérales et l'essor des mouvements populistes en Europe centrale et orientale puisent leurs sources dans les mouvements agraires du XIXe siècle, les angoisses identitaires nées des conflits et des déplacements de populations du XXe siècle et les reliquats de l'idéologie communiste (en particulier son sempiternel « appel au peuple »), autant que dans le contexte spécifique (mieux connu) issu de la chute des « démocraties populaires » au début des années 1990, qui a bouleversé les fondements politiques et économiques de ces pays en passant sans transition de systèmes administrés à une libéralisation anarchique dominée par des oligarques sans scrupules. Mouvements politiques de réaction contre cette réalité économique et sociale de la fin du XXe et du début du XXIe siècle, les populismes de l'Europe centrale et orientale (spécifiquement le PiS en Pologne et le Fidesz en Hongrie) ne sont ainsi pas véritablement un phénomène totalement nouveau au regard de l'histoire de cette partie de l'Europe. Il s'agit ainsi d'une prolongation actuelle de certaines tendances déjà existantes, mais franchissant un pas supplémentaire dans la remise en question du mode d'organisation politique de la démocratie libérale occidentale issue des Lumières. Dans sa conclusion, cet ouvrage d'une grande épaisseur historique, rappelle combien la récente percée de ces régimes populistes en Europe centrale et orientale peut servir d'avertissement pour le reste du continent, évitant l'écueil de comparer des situations très différentes, les populismes des pays d'Europe occidentale (dont la France et l'Italie) présentant des caractéristiques et des sources socio-économiques, politiques et culturelles assez dissemblables, eu égard aux cas polonais et hongrois.

Enquête d'une précision clinique et statistique sur les causes économiques et sociales du populisme français, essai politique décryptant les coulisses de la fabrication des mouvements populistes à l'ère globale et récit historique sur la trajectoire spécifique des populismes d'Europe centrale et orientale, ces trois ouvrages, qui sont autant de perspectives (et de disciplines) différentes, sont parfaitement complémentaires pour alimenter la compréhension d'un phénomène politique encore difficile à appréhender dans toute sa complexité. On ressort de ces lectures nécessaires avec un peu moins de méfiance vis-à-vis d'une catégorie de prime abord un peu fumeuse et qui gagnerait encore à être définie avec plus de nuances.