Les mensonges les plus grossiers prolifèrent désormais en politique…
Comment expliquer la place qu’ont prise en politique les fausses nouvelles et les mensonges grossiers dans la période récente, si on ne se satisfait pas d’une explication qui tienne à la seule personnalité de Donald Trump ? Arnaud Esquerre nous apporte dans cet ouvrage des éléments de réponse. Sociologue, il a consacré une partie de ses travaux ces dernières années à enquêter sur la manipulation mentale dans les sectes, les personnes consultant des astrologues ou encore les récits de personnes convaincues d’avoir rencontré des extraterrestres. Il s’intéresse aux croyances qui semblent a priori irrationnelles en privilégiant une méthode qui fait la part belle aux interactions sociales et aux rapports de force, plutôt qu’aux bonnes ou mauvaises raisons de croire que pourrait avoir tel ou tel individu, quitte à prendre en compte des éléments de contexte, qui est l'approche que privilégierait par exemple Gérald Bronner.
Il est interrogé par Régis Meyran, lui-même anthropologue, éditeur et journaliste, qui a consacré l’essentiel de ses propres travaux à l’idée d’identité culturelle et à son instrumentalisation. Leur échange, qui prend la forme d’une conversation (comme le veut la collection « Conversations pour demain » dans laquelle paraît cet ouvrage), consiste dans une exploration des enjeux de cette situation, qui aurait toutefois sans doute gagné à adopter une présentation plus systématique, à moins qu’il ne soit encore trop tôt pour cela
Trois raisons président à l’entrée dans l’ère de la post-vérité
La première partie du livre s’attache à rechercher les raisons qui expliquent cette situation. Les transformations de la sphère médiatique et la diffusion massive d’informations non vérifiées sur le web et les réseaux sociaux viennent immédiatement à l’esprit. Pour autant, Arnaud Esquerre souligne, de manière quelque peu inattendue, que la nouveauté réside surtout dans la facilité que procurent le web et les réseaux sociaux de vérifier l’information : « Car la nouveauté n’est pas qu’un gouvernement proclamerait des faits qui n’ont pas existé, ou qui n’existent pas dans la proportion qu’il affirme, mais elle réside dans les moyens de vérification et d’enquête qui se sont accrus, et qui sont accessibles, plus facilement distribués auprès de chacun. » . Le contrôle de l’opinion, même si celui-ci n’est jamais total, ne peut plus s’exercer de la même manière . Ces transformations et celles qui seront décrites à la suite ouvrent alors d’autres possibilités à ceux qui visent l’obtention du pouvoir ou sa conservation, comme celle de s’adresser directement au plus grand nombre.
Un autre changement à prendre en considération pour expliquer la multiplication des fake news et alternative facts concerne la place de l’universel. Sa remise en cause au profit du relativisme nous laisse largement démunis au plan scientifique, car si les deux modèles ou types de récits coexistent, « nous ne savons pas résoudre l’opposition entre l’universel comme propriété biologique de l’être humain, et le particulier comme expression sociale différenciée dans le temps et dans l’espace et propre à certains groupes humains, ou à chaque humain. » . Elle a également des incidences politiques, économiques, voire religieuses (comme on peut le voir dans le dialogue inter-religieux). « Ces modèles relativistes ont […] aussi une portée politique, ou peuvent répondre à des revendications politiques. Ils sont apparus pour contester le modèle universel comme principe de domination politique, issu principalement de l’Europe et lié à son entreprise de colonisation. Mais ils engagent en retour une autre conception du politique qui, le plus souvent, tend à façonner une communauté comme une totalité close… » . Ils peuvent également avoir une portée économique lorsqu’ils permettent de valoriser un patrimoine, c’est-à-dire « de faire du commerce en exploitant le passé », comme L. Boltanski et A. Esquerre l’ont montré dans un ouvrage récent . Quoi qu’il en soit, si on pense que la vérité a du sens, il faut encore se demander comment elle s’impose concrètement, autrement dit comment on en vient à tenir quelque chose pour vrai. Cela suppose d'accepter d’envisager dans l’analyse les rapports de force qui peuvent exister à un moment donné en fonction du contexte. Peut-être conviendrait-il de prendre également en compte la complexité des sujets, qui rend parfois extrêmement difficile de se faire un avis sur les conséquences probables d’une mesure, dans des domaines où les experts seront régulièrement en désaccord.
Le troisième élément expliquant la multiplication des fake news et des alternative facts est la montée du populisme qu’Arnaud Esquerre identifie, plutôt qu’à une prévalence des affects toujours très difficile à évaluer scientifiquement, au développement de discours politiques constitués de « propositions de changement du monde déliées des contraintes posées par l’expertise, et qui visent à faire adhérer le plus grand nombre de personnes en vue de remporter les élections » .
Mais quelle fonction remplissent ces énoncés mensongers ?
La seconde partie s’intéresse à la logique propre aux faits alternatifs en examinant ceux-ci au regard de ce que la sociologie nous apprend concernant les rumeurs, les manipulations et autres complots. L’étude des rumeurs montre l’importance de suivre la circulation des énoncés en fonction des personnes qui les prononcent et de leurs positions sociales relatives, d’examiner les moyens mis en œuvre pour les faire circuler ou en limiter la circulation, et également de prendre en compte les rapports de force qui président à ces opérations . Il convient également de s’intéresser aux outils qui peuvent être utilisés pour exercer une action sur certains mots et certaines catégories de pensée, comme Victor Klemperer a pu le faire pour le IIIe Reich. Comme de repérer les schèmes ou les figures de la rhétorique de la manipulation et du complot, qui nous ramènent pour certains au moment de la Révolution Française. Mais si l’on veut avoir une chance d’expliquer pourquoi autant de gens peuvent croire à de pareils mensonges, il faut avant tout admettre qu’ « un être humain n’est pas un bloc cohérent et stable guidé par la raison […] son intériorité est un magma, avec plus ou moins de cohérence, plus ou moins de contradictions, elle évolue en fonction des interactions avec d’autres êtres humains, elle est instable » .
C’est aussi la raison pour laquelle mieux vaut s’interroger sur la fonction que remplit l’énoncé d’un fait alternatif, plutôt que de se demander pourquoi des personnes y croient ou non. Avant tout, il faut comprendre que les faits alternatifs s’inscrivent dans un mode d’interactions qui est celui de la polémique, où « Ce qui compte, c’est de fédérer un ensemble de personnes par la position qu’on défend » , ici en vue de conquérir ou de conserver le pouvoir. C’est un modèle qui s’oppose radicalement à celui de la discussion libre à laquelle chacun prend part, depuis des positions égales, et au cours de laquelle chacun peut être amené à modifier sa position pour se diriger vers une position vraie . Certes, ce modèle idéal – que l’opposition au totalitarisme avait contribué à conforter – n’existe, en pratique, dans aucun Etat se présentant comme démocratique, mais ce que nous expérimentons ici, avance alors Arnaud Esquerre pour finir, c’est à quel point l’écart entre cette idée et la pratique reste important, et quel rôle jouent dans l’espace public les affrontements avec des rapports de pouvoir . Il resterait à en tirer les leçons pour définir les moyens qui pourraient être mis en œuvre pour lutter contre ce fléau, le mensonge en politique, qui prend aujourd’hui ces formes nouvelles et virulentes