Nos jugements sont souvent biaisés pour des raisons qui tiennent au fonctionnement de notre cerveau, mais qu’amplifie la dérégulation du marché de l’information et des idées produite par Internet.

Gérald Bronner a rassemblé dans son Cabinet de curiosités sociales une partie de ses chroniques de Pour la Science, Le Point et La Revue des Deux Mondes. Dans celles-ci, il part le plus souvent d’une information reprise par les médias, intéressant la société et que des connaissances en psychologie cognitive ou en psychologie sociale peuvent éclaircir ; il développe alors cette explication dans la suite du texte.

Il y est beaucoup question des effets d’amplification ou d’accélération induits par le web et ses usages, dont l'auteur a par ailleurs traité abondamment dans La démocratie des crédules   . Il conclut certaines d’entre elles par des recommandations, dont la faisabilité prête parfois à discussion, faute de préciser les institutions qui pourraient les porter.

L’ensemble est toutefois soustendu par une confiance raisonnablement optimiste dans l’avenir et, particulièrement, dans les avancées de la recherche scientifique. L’auteur rappelle la place que tient le hasard dans nombre de phénomènes sociaux et la tendance assez générale à vouloir leur trouver une autre explication, qui se révèle à l’examen le plus souvent spécieuse.

Il pointe les contradictions de certaines propositions, comme de celle qui prétendrait accueillir toutes les divergences d’opinion au sein d’un même espace social sans se préoccuper du fait que certaines d’entre elles pourraient se révéler, non pas simplement concurrentes, mais bien contradictoires.

Dans quelques cas, on pourrait sans doute se demander si la confiance qu’il place dans les résultats des expériences et enquêtes de psychologie sociale n’est pas trop forte au regard des critiques dont cette discipline fait l’objet depuis quelque temps, et également questionner son utilisation de telle ou telle interprétation de psychologie évolutionniste, dont l’effet de démonstration fait parfois oublier qu’il s’agit d’hypothèses très difficilement falsifiables.

 

Des raisons de notre crédulité

Plusieurs de ces chroniques illustrent l’importance de différents biais (de représentativité, de disponibilité, rétrospectif, de perception des probabilités composées…), désormais bien identifiés par la recherche, susceptibles d’affecter notre jugement, et suggèrent quelques manières de s’en prémunir.

Notre crédulité peut aussi s’expliquer par le besoin que nous éprouvons de nous rassurer face à des situations caractérisées par une forte incertitude ou vécues comme telles.

Plusieurs chroniques traitent des théories du complot, dont l’auteur a fait l’un de ses sujets de prédilection. Ces théories rejettent le hasard et choisissent d’ignorer les conditions d’occurrence des phénomènes comme les effets des variations de l’attention qu’on leur porte, pour leur substituer des explications délirantes et qui prospèrent aujourd’hui grâce à Internet et aux minorités qui les répandent.

Autre biais fréquent, nous croyons ce que nous voulons croire et notre sensibilité au buzz est en partie déterminée par nos attentes morales et descriptives. Dans certains cas, la délicatesse peut nous dissuader de vérifier une information, comme lorsqu’il s’agit de la souffrance que peuvent encourir des enfants. On trouvera ici un cas au moins où le raisonnement de l’auteur peut lui-même être pris en défaut : lorsqu’il oublie dans le décompte des orphelins causés par les morts des Twin Towers les enfants qui n’avaient déjà plus qu’un seul parent !

 

Enjeux sociaux de notre époque

La communication politique fait l’objet d’une attention particulière de la part de G. Bronner qui lui consacre plusieurs chroniques : sur la langue de bois, l’exposition médiatique, les promesses électorales, la bataille de l’attention, la tendance à soutenir des contrevérités, etc. Des « ventriloques qui font parler le peuple comme une marionnette » sont également pointés du doigt ou mis devant leurs responsabilités.

La radicalisation, à laquelle l’auteur s’intéresse depuis longtemps, fait l’objet d’une autre série de chroniques, où il explique par exemple pourquoi les batteries de questions censées permettre de déceler qu’une personne se radicalise ont peu de chance d’être efficaces faute de moyens pour traiter tous les « faux positifs » que ces tests feront immanquablement émerger au regard du petit nombre de vrais radicalisés.

Il dénonce les mauvaises manières de certains intellectuels, trop enclins, pour faire parler d’eux, à jeter l’opprobre sur des collègues. Mais n’est-ce pas ce à quoi l’auteur s’est livré lui-même dans son précédent livre (co-écrit avec Etienne Géhin) au ton tout particulièrement polémique ? Gérald Bronner a peut-être raison lorsqu’il note que les intellectuels de gauche souffrent d’une indignation sélective, mais il en élude le motif principal, soit l’idée que nous vivons dans une société polarisée. Une idée à laquelle il n’adhère pas en ce qui le concerne.

Une autre série de chroniques concerne l’appréciation que nous portons à la nature, et en particulier aux animaux, que des auteurs et propagandistes de plus en plus nombreux nous enjoignent à considérer comme des personnes. L’auteur poursuit en déconstruisant des idées répandues ou des arguments souvent entendus, à propos de la décroissance (ce n’est pas parce que la croissance n’apporte pas plus de bonheur que la décroissance n’affecterait pas celui-ci), de la ville écologique (qui, au contraire de la vision bucolique qu’on en a parfois, devrait conduire à bannir l’étalement urbain, au profit d’un entassement sur des surfaces limitées) ou du principe de précaution (que l’auteur persiste à voir comme un frein à l’action et un obstacle au progrès, tout du moins lorsqu’il est poussé trop loin - Cf. L'inquiétant principe de précaution   , co-écrit avec Etienne Géhin).

On peut encore signaler les quelques chroniques que celui-ci consacre aux recherches que nous effectuons sur Internet, en mobilisant pour cela les outils de comptage que Google met à notre disposition, qui nous tendent alors un miroir peu flatteur.

 

La réunion après coup de chroniques écrites séparément et sur une période de quatre ans donne fatalement lieu à des redites. Pour autant, rédigées d’une plume alerte, souvent amusantes, elles forment un ensemble agréable à lire. Elles remplissent plutôt efficacement l’objectif de nous sensibiliser à des erreurs de jugement que nous pourrions commettre et renforcent notre capacité à résister aux croyances mal fondées à un moment où celles-ci prolifèrent sur le web à une vitesse accélérée. Gardons toutefois en tête qu’elles ne portent que sur un nombre limité de sujets, concernant principalement la sociologie des croyances. La curiosité sociale, et c’est heureux, doit pouvoir s’étendre à d’autres domaines, et mobiliser encore d’autres connaissances