Une réflexion engagée autour des questions d'identités culturelles et des polémiques qui les entourent.

* Cet article est accompagné d'un Disclaimer.

 

Le livre est constitué de textes assez courts rédigés par des chercheurs en sciences humaines et sociales. Il est dirigé par Laurence de Cock, historienne et enseignante, et Régis Meyran, anthropologue, auteurs d'une préface qui synthétise très bien les enjeux déployés dans le reste de l'ouvrage. De Cock et Meyran définissent la panique identitaire à partir de la notion de panique morale développée par le sociologue Stanley Cohen. La panique morale se construit à l'encontre d'un groupe social qui est jugé dangereux pour l'ensemble de la société. Ce jugement est exagéré par des entrepreneurs de morale qui profitent de la situation pour acquérir ou préserver des biens matériels ou idéologiques. La panique identitaire est une variation de la panique morale qui met en place une confrontation entre un groupe social qui se dote d'une identité figée et un autre groupe qu'on perçoit comme possédant des caractéristiques culturelles essentialisées. On juge ainsi les actions et discours d'un membre de ce groupe au regard de sa culture supposée. Depuis plusieurs années, comme le notent les auteurs, les groupes qui suscitent l'inquiétude selon les entrepreneurs de paniques identitaires sont les musulmans et les Roms, entre autres. Le groupe à protéger serait alors celui d'une France républicaine, ou selon d'autres discours, chrétienne, de souche, etc.

Pour les auteurs, « une panique identitaire est causée par un groupe donné qui diffuse dans l'espace public un mélange de faits discutables et d'idéologies, avec l'objectif plus ou moins explicite de canaliser les peurs des individus, dans le but de convaincre le plus grand nombre de personnes de rejoindre leur groupe ». Les entrepreneurs de paniques identitaires ont donc un intérêt matériel à ce que les individus succombent aux peurs qu'ils souhaitent diffuser. Ainsi, les maires qui ont pris des arrêtés anti-burkini lors de l'été 2016 peuvent, comme l'indiquent De Cock et Meyran, être convaincus qu'il existe un vrai « danger islamiste » mais aussi avoir des considérations électoralistes.

On remarque depuis plusieurs années que les sujets de l'identité et de la culture sont devenus centraux dans les débats intellectuels et publics. Il est souvent noté ailleurs, comme dans ce livre, que les questions sociales et économiques ont cédé le pas aux questions culturelles et identitaires. Plusieurs facteurs permettent d'expliquer ce passage d'un paradigme du social à celui de l'identité. Les clivages idéologiques qui structuraient le paysage politique sont aujourd'hui plus flous qu'auparavant, notamment depuis la Chute du mur de Berlin. On constate aussi que la véracité des faits s'efface devant les émotions et le spectacle. A une ère identifiée, peut être un peu trop rapidement, comme celle de la post-idéologie et de la post-vérité, les entrepreneurs de paniques identitaires ont le champ libre pour exploiter les craintes des populations précarisées que l'on fige autour d'une identité imaginaire qui lutterait contre d'autres identités menaçantes. Pour les auteurs, les paniques identitaires ne sont guère nouvelles même si leurs modalités ont évolué. Le nationalisme sur lequel se fonde ces paniques trouve toujours une figure d'altérité radicale : hier « le Juif », « l'Arabe », aujourd'hui « le musulman barbu » et « la femme voilée ».

 

Deux manières de penser l’identité

On en vient alors à la question posée par ce livre qui révèle le grand paradoxe des paniques identitaires : pourquoi l'identité pourrait être un concept légitime pour décrire les craintes de populations blanches mais ne le serait pas quand il est mobilisé par des populations subissant des discriminations ? La thèse qui est ainsi défendue est que si l'identité peut être un concept essentiel bien que « délicat à manier », elle devient inquiétante quand elle se referme sur elle-même et devient excluante. Les sciences sociales ont pour les auteurs l'avantage de pouvoir éclairer de manière critique le danger pour la démocratie que constitue « la banalisation des rhétoriques et pratiques du pouvoir autoritaires » dans un contexte d'attentats terroristes. Or les paniques identitaires participent de ce danger. Ce que veulent ainsi montrer les auteurs, c'est que derrière ces paniques se cachent en fait la perpétuation du racisme et du sexisme.

Dans le premier texte, Régis Meyran rappelle de manière passionnante les origines des usages actuels du terme d'identité. Il pointe notamment le rôle clé du psychanalyste Erik Erikson qui a étendu le concept de « crise d'identité » d'une dimension de psychologie individuelle à une dimension sociale. La majorité blanche américaine renvoie par exemple à la minorité noire une image négative. Cela induit une crise d'identité qui affecte les personnes concernées de diverses manières. Soit elles intériorisent la domination, soit elles luttent contre elle. Cette lutte peut se déployer à partir de deux stratégies différentes : d'un côté, l'émancipation qui s'accompagne d'une conception non figée de l'identité, de l'autre, un séparatisme fondé sur une conception essentialiste de l'identité. Le terme d'identité qui est mobilisé par les populations discriminées est réutilisé et subverti par les tenants des paniques identitaires. Toutefois, cela ne peut pas être considéré comme légitime puisqu'ils font partie de populations qui ne subissent pas de discriminations systématiques. Meyran écrit : « Nous sommes là dans une parodie de l'identité et dans l'idéologie pure, puisqu'il n'existe aucun groupe « européen de souche » ou « européen blanc » qui serait structurellement dominé et discriminé par une majorité qui aurait envahi le continent ».

 

Ce qui sert les paniques identitaires

Cet usage abusif du concept d'identité par des intellectuels dominants se manifeste sous bien des aspects. Dans le domaine historique, les entrepreneurs de paniques identitaires identifient, comme le montre Ludivine Bantigny, de manière subvertie la montée de l’individualisme et du relativisme des valeurs aux événements de 1968. Laurence de Cock étudie la volonté de certains de faire de l’enseignement de l’histoire à l’école un moyen de transmettre un récit national afin de faire naître chez les élèves un sentiment de fière appartenance à la nation française. Il y a derrière l'enseignement de l'histoire un véritable projet d'assimilation qui voudrait gommer les particularités de chacun, en fait celles des minorités, pour ne laisser la place qu'au paradoxal universalisme du roman national français. De Cock rappelle alors avec justesse que la conscience historique et politique d'un individu ne dépend pas seulement de la manière dont l'histoire est enseignée. En effet, la culture populaire et l'histoire vulgarisée par de véritables entrepreneurs identitaires comme Jean Sevillia, Lorant Deutsch ou Dimitri Casali, propagent au sein du grand public l'idée d'un roman national. L'école demeure alors un lieu à protéger de ces paniques identitaires.

La géographie nourrit également les réactions identitaires. Klaus-Gerd Giesen et Céline Gintrac montrent comment le politologue Laurent Bouvet et le géographe Christophe Guilly produisent des thèses à même de favoriser les paniques identitaires. Dans ses ouvrages, Guilly calque un séparatisme territorial sur un séparatisme culturel. Il y aurait selon le découpage très schématique de Guilly deux France : une France métropolitaine qui profiterait de la mondialisation, concept jamais clairement défini mais qui favoriserait le multiculturalisme, et une France périphérique, rejetée par cette même mondialisation. Cette France serait celle des catégories populaires qui serait repoussée hors des villes par les plus riches et des banlieues par les populations issues de l'immigration. Ce qui est particulièrement problématique, outre les errements méthodologiques, c'est la thèse selon laquelle il y aurait une confrontation culturelle entre les catégories populaires. Cette confrontation tournerait à l'avantage des populations immigrées des banlieues et donc au désavantage des populations « d'origine française ou d'immigrations anciennes. » La relégation de ces populations serait alors à la fois culturelle et territoriale. Et c'est ce qui expliquerait pour Laurent Bouvet un sentiment « d'insécurité culturelle » qu'éprouveraient les populations blanches contre les populations immigrées. Giesen résume la situation autour de la question des paniques identitaires : « Bouvet entretient un embrouillamini idéologique qui ne peut que profiter à ceux qu'il prétend combattre (à savoir le Front national). Il se réclame de la gauche, tout en s'approchant parfois des vocabulaires et outils de la Nouvelle Droite. » Si Bouvet ne soutient pas les thèses d'un Alain de Benoist (promoteur de cette Nouvelle Droite), il adhère toutefois à quelques-uns de ses aspects en défendant une assimilation des minorités dans le moule universaliste abstrait du républicanisme à la française.

Ce thème est également souligné par Réjane Sénac dans un texte stimulant qui porte sur la manière dont est pensé le terme de « diversité » ainsi que la promotion de cette dite diversité en France. Cette diversité est acceptable si elle est capable de performances identitaires et économiques. Dans le même temps, elle fait l'objet d'une dépolitisation qui délégitimise toute demande de luttes contre les discriminations que subissent les minorités ethniques et sexuelles. A l'inverse, la promotion de la diversité venant du monde économique et professionnel reproduit de manière insidieuse un racisme qui enferme les identités minorisées dans une logique managériale de rentabilité de leurs différences supposées. La dite diversité peut ne pas être discriminée mais seulement dans la mesure où elle devient rentable.

Dans un autre texte, Fabrice Dhume montre comment l'usage du terme « communautarisme » accompagne les paniques identitaires qui favorisent des paniques sécuritaires   . L'alibi du communautarisme sert donc à justifier des politiques sécuritaires et à dénoncer une justice qualifiée de laxiste.

Enfin, le dernier texte est consacré à la polémique qui a entouré une tribune de Kamel Daoud autour des agressions sexuelles de Cologne du 1er janvier 2016. Cette affaire pensée comme un « cas limite » permet de penser la complexité du thème des paniques identitaires. Le texte de Jocelyne Dakhlia, partie prenante de l'affaire car cosignataire d’une tribune dénonçant les travers de celle de Daoud, souligne comment les propos de ce dernier ont pu servir les habituels partisans d'un choc des cultures et donc les entrepreneurs de panique identitaire. Ces derniers se sont notamment servis des luttes féministes. Or, comme le rappelle dans son texte Fanny Gallot, le féminisme peut participer de la fabrication d'une identité nationale mythifiée qui échapperait au sexisme et à la domination masculine, notamment en usant d'une interprétation offensive de la laïcité. Pour revenir à Daoud, si celui-ci a pu énoncer des thèses jugées problématiques, on peut déplorer qu'aucun débat intellectuel digne n'ait pu véritablement émerger puisque ce dernier a été d'emblée présenté comme une victime de censeurs impitoyables. Cela montre en quoi, à l'heure actuelle, les termes d’identité et de culture peuvent déclencher des crispations médiatiques qui masquent mal un renfermement nostalgique autour d'un nouveau nationalisme à la française