Les populismes contemporains affirment parler au nom du peuple, qui se révèle en fait abstrait et imaginé par leurs soins au profit de leurs ambitions politiques.

L’analyse comparative permet de comprendre un mouvement mondial qu’un observateur national pourrait négliger. Le livre d’Ilvo Diamanti et Marc Lazar, respectivement professeur de sciences politiques à l’Université d’Urbino et d’histoire et de sociologie politiques à l’Institut d’études politiques de Paris, permet, par la méthode proposée et l’élargissement du national au transnational, d’expliquer un phénomène propre aux démocraties. Les auteurs proposent une réflexion sur les transformations des démocraties libérales depuis la fin du XXe siècle et dont le rythme semble s’accélérer depuis quelques années.

L’ouvrage, paru en 2018 en Italie, a été traduit, amendé et complété pour l’édition française. Il se compose de six chapitres d’analyse sur les mutations des systèmes politiques contemporains en France et en Italie, auxquels s’ajoute un premier chapitre permettant une définition introductive et une mise en perspective historique.

 

Tour d’horizon des usages du mot « populisme »

Pour les auteurs, la peuplecratie renvoie à la notion, plus ou moins claire, de « populisme », analysée comme un double mouvement d’offres politiques et de demandes des populations inquiètes des mutations des sociétés contemporaines. Les promoteurs de ces politiques veulent apporter des réponses aux interrogations et au désœuvrement des classes sociales les plus modestes, remettent en cause les institutions et d’une manière plus générale le système, considéré comme un ensemble non défini intégrant l’ensemble des institutions (médias et corps intermédiaires compris).

Les auteurs proposent une mise en perspective utile et instructive du terme « populisme » dans les sciences humaines et sociales. Après les analyses des politistes Margaret Canovan et surtout Isaiah Berlin, ils en concluent que le terme est à la fois complexe, très utilisé et s’adapte à des réalités différentes. Initialement et littéralement, il désigne les intellectuels révolutionnaires russes cherchant à se fondre dans la population pour renverser le pouvoir. Depuis, les chercheurs, mais seulement dans la période contemporaine, c’est-à-dire depuis la fin des années 1970, l’ont accolé à plusieurs mouvements politiques principalement situés à l’extrême droite de l’échiquier politique : boulangisme, ligue antisémite, parti du peuple aux États-Unis, péronisme ou encore conservatisme populaire américain.

Leurs caractéristiques sont un appel au peuple, une exaltation de celui-ci, une dénonciation du « système » et une promesse de sa transformation par un homme providentiel. Le terme « populiste » recouvre un ensemble disparate et paradoxal dont le lien entre la nation, le peuple et le dirigeant est central – ce qui l’éloigne de la définition des narodniki russes –, également unis par la détestation des institutions et des élites. Il n’en demeure pas moins que l’utilisation du terme « populiste » est une arme politique à plusieurs tranchants. Elle connaît une appropriation positive par ceux qui sont qualifiés comme tels ; ainsi, il n’est pas rare d’entendre tel ou tel leader de la droite radicale comme de la gauche radicale, se dire populiste parce qu’il entend incarner le peuple. Il dénie par ce vocable le droit de parler au nom du peuple aux autres groupes politiques. Le pendant de cette expression peut aussi désigner d’une manière dédaigneuse et péjorative une partie de la population : « la foule », « la plèbe », « le peuple », « les sans dents » ou encore « les analphabètes ».

Les auteurs notent que le terme et les mouvements populistes apparaissent en parallèle au déclin du communisme et du système soviétique. Le déclin puis la disparition des expressions « prolétariat » et « monde ouvrier » (portées aux nues par le communisme) ont été concomittants à leur remplacement par de nouvelles expressions tribunitiennes beaucoup plus floues et permettant des usages polyphoniques : « peuples » ou « pauvres ». Dans le même du temps, les termes comme « émancipation » et « internationalisme » ont été remplacés pour partie par les expressions appelant à un retour à la « nation », à la « tradition » ou à la « souveraineté ».

Ilvo Diamanti et Marc Lazar montrent aussi que les formes, les expressions et les références sont mouvantes en fonction des pays, des situations et des périodes dans lesquelles se mélangent des styles politiques d'origine variée : appel à la figure autoritaire nationale, demande de retour en arrière (réactionnaire ou conservatrice), dénonciation des institutions ou des systèmes, ingérence étrangère.

 

Un phénomène récurrent dans la vie politique

Les auteurs rappellent que les contestations du système au nom du peuple sont des phénomènes récurrents, qu’ils soient motivés par un anti-élitisme et un égalitarisme ou par dénonciation de la vie politique souvent nourrie de clientélisme. On le trouve aussi bien en France qu’en Italie dans le communisme, voire parfois dans le socialisme avant son accession au pouvoir, mais aussi à l’extrême droite, qu’il soit issu de l’appel au petit peuple comme dans le poujadisme en France ou dans le qualunquismo [l’homme quelconque] en Italie.

Ces matrices historiques se retrouvent aujourd’hui des deux côtés des Alpes, qu’ils se nomment Marine Le Pen, Matteo Salvini ou Beppe Grillo. La différence avec les périodes précédentes est que l’ensemble des formations politiques use et souvent abuse des recours à un peuple abstrait et indéterminé, critiquant au passage le système lorsqu’elles sont soumises à la critique médiatique et/ou politique. Les dirigeants de droite et de gauche se distinguent toutefois : pour la droite, ils appellent à la rétraction sur l’espace national doublé d’un discours anti-immigration, pour la gauche le peuple renvoie à l’universel. C’est pour cette raison que les auteurs proposent une nouvelle définition, formulée à partir d’un néologisme italienne, « popolocrazia » (la peuplecratie), qui représente à la fois un appel à la figure du peuple, dont les dirigeants de ces courants ont compris l’essence, et une relation directe avec le peuple, qui s’incarnerait en eux.

 

Une nouvelle dénomination

La peuplecratie repose sur trois axes majeurs, résultant le plus souvent des transformations du système médiatique et de communication actuels (les réseaux sociaux et les chaînes d’information en continu). L’individualisation – corrélée à l’individualisme – des systèmes politiques favorise ce processus. Les nouvelles technologies et les nouveaux moyens de communication ne sont pas étrangers à ce phénomène. Ils instaurent une nouvelle forme de discussion à la fois horizontale, dans laquelle tout le monde peut donner son avis, et verticale donnant la primauté au responsable d’un mouvement. La peuplecratie renforce ce lien direct entre les chefs et le peuple, qui se passe des corps intermédiaires, voire adopte une attitude antipolitique pour affirmer leurs liens directs avec la population, surfant sur un appauvrissement culturel. Le phénomène, latent dans les sphères politiques, se renforce chez les dirigeants des partis politiques « peuplecrates ».

Les chefs de ces partis sont les seuls à même de parler au nom du peuple. Les élites et les autres représentants de la population (syndicats, associations, etc.) se voient dénier la possibilité de représenter le peuple et de parler en son nom. Ils appellent à la pureté originelle d’un peuple fictif ou imaginé selon leur propre définition.

 

Finalement, ne faudrait-il pas, comme Henry Rousso l’avait proposé pour les négationnistes, à propos de ceux qui se disaient révisionnistes en niant l’existence des camps d’extermination, inventer un nouveau néologisme ? En effet, ces responsables politiques utilisent les mots « peuple » et « populiste » à leur profit en expliquant qu’ils sont le peuple. Si l’expression grecque de « démagogue » n’est pas suffisante pour les qualifier, dans la lignée du livre de Diamanti et Lazar, il faudrait peut-être utiliser l’expression « peuplecrates » pour désigner ceux qui vivent et se nourrissent d’un peuple abstrait, imaginaire, qu’ils ont eux-mêmes inventé pour servir leurs ambitions idéologique, politique et sociale. C’est ce à quoi nous invitent les auteurs dans leur essai balayant ces trente années de vie politique en France et en Italie.