L’économiste Branko Milanovic reconstitue l’histoire des inégalités mondiales sur trois décennies, en tire les implications politiques et envisage leur évolution.
Le mouvement des gilets jaunes a remis sur le devant de la scène politique la question des inégalités. Plusieurs publications récentes sont également revenues sur le sujet. Le sociologue François Dubet a analysé la dimension relative et subjective des inégalités avec Le Temps des passions tristes , quand ses confrères les Pinçon-Charlot ont dénoncé la présidence d’Emmanuel Macron comme incarnation d’une politique en faveur des ultra-riches .
Initialement paru en anglais en 2016, Inégalités mondiales de Branko Milanovic apporte le point de vue d’un économiste sur la question. Le livre est préfacé par Thomas Piketty, la réflexion de Milanovic étant complémentaire de celle du Français. Si Piketty lie les inégalités de revenus à celles du capital dans son livre éponyme , Milanovic se focalise principalement sur les revenus, mais adopte en revanche une perspective mondiale, quand Piketty se cantonnait aux évolutions des inégalités au sein des pays riches.
Ancien économiste à la Banque Mondiale et universitaire d’origine yougoslave, Milanovic conçoit l’économie comme une science sociale. En conséquence, son travail est loin de se résumer à d’arides statistiques, même si les tableaux et graphiques sont légion. Le plus connu, celui de la courbe en forme d’éléphant, qui figure sur la couverture, représente les gains enregistrés par chacun des vingtiles (puis centiles) de la population mondiale au cours des vingt dernières années en pourcentage du revenu. Il est le résultat de la combinaison de l’ensemble des courbes nationales, dont bien évidemment aucune ne pourrait prendre une telle forme, qui traduirait sinon des arbitrages politiques difficilement imaginables au sein d’un même pays.
Des inégalités révélatrices de l’histoire mondiale récente
Dans son livre, Milanovic multiplie les va-et-vient entre deux échelles : l’échelle mondiale et celle de l’État-nation, à laquelle il invite à prêter encore une grande attention en dépit de l’impact de la mondialisation. C’est aussi une façon de décomposer le problème, puisque les inégalités mondiales, en termes de revenus, peuvent s’analyser « comme la somme de toutes les inégalités nationales, plus la somme de tous les écarts entre les revenus moyens des différents pays », soit à la fois les inégalités entre pays et au sein des pays.
Une telle étude est désormais possible. En effet, les enquêtes sur les revenus se sont répandues dans les pays du monde entier. L’existence de bases de données regroupant ces dernières, dont l’auteur est l’un des grands concepteurs, permet leur comparaison, grâce à des opérations préalables d’homogénéisation. Milanovic a souvent recours au coefficient de Gini qui propose une mesure de la répartition des richesses au sein d’un pays .
Les inégalités mondiales révèlent la course du monde ces dernières décennies : l’essor d’une partie de l’Asie après la domination de l’Occident. Le propos de Milanovic commence en 1988, soit peu ou prou à la chute du mur de Berlin et à l’orée d’une nouvelle ouverture des échanges (la seconde mondialisation), et va jusqu’en 2008, avec la crise financière. Pendant ces deux décennies, trois phénomènes importants se dégagent : l’émergence d’une « classe moyenne mondiale » principalement asiatique (Chine, Inde), la stagnation des classes moyennes des pays riches et la naissance d’une « ploutocratie mondiale ». Ces évolutions se traduisent graphiquement dans la fameuse courbe de l’éléphant à la trompe relevée, évoquée plus haut.
Après avoir détaillé les constats que met en exergue cette représentation, Milanovic se penche sur les facteurs susceptibles d’expliquer l’évolution des inégalités au sein des pays. Cela l’amène à amender la théorie de Simon Kuznets. Cette théorie veut qu’une période prolongée de croissance associée à une révolution technologique conduise dans un premier temps à une montée des inégalités avant de provoquer ensuite leur reflux. Or cette hypothèse a été récemment invalidée par la remontée des inégalités dans les pays riches, en particulier aux États-Unis. Milanovic en vient ainsi à proposer d’aménager cette théorie en prenant en compte une succession de « vagues » ou de « cycles » de Kuznets, qui pourraient alors se succéder au cours du temps, pour expliquer les phases de réduction ou au contraire de remontée des inégalités.
Cela le conduit à inventorier les forces « néfastes » et « bénéfiques » susceptibles d’agir sur les inégalités : de la guerre à la mise en place d’États-providence ou de politiques fiscales redistributives. Il mobilise ces résultats lorsqu’il imagine dans la dernière partie du livre comment évolueront les inégalités au XXIe siècle.
Lorsqu’il aborde ensuite les inégalités entre pays, Milanovic remarque la fin de la tendance initiée il y a deux cents ans par la révolution industrielle, à savoir un très fort accroissement des écarts de revenus entre pays. Serions-nous entrés dans une phase de convergence économique entre les nations ? Quoiqu’il en soit, l’inflexion que l’on voit poindre mettra longtemps avant d’effacer les écarts en valeur absolue. L’incroyable augmentation de richesse à laquelle a conduit la révolution industrielle dans les pays riches concernés a en effet creusé de manière phénoménale les écarts entre les pays du monde. Ce qui n’est pas sans poser de sérieuses difficultés, soit-dit en passant, au concept d’égalité des chances si l’on veut lui donner une conception géographique élargie.
L’importance toujours très grande du pays de naissance sur les conditions de vie des individus conduit Milanovic à parler de « rente de citoyenneté ». Cet écart lié à l’arbitraire de la naissance expliquerait en grande partie les velléités migratoires, sujet sur lequel Milanovic émet plusieurs propositions. Il suggère en particulier de mettre fin à la relation binaire de notre conception de la citoyenneté. Il serait alors possible d’offrir aux migrants des droits civiques dégradés, qui resteraient en comparaison intéressants par rapport à la situation de départ, et surtout potentiellement moins sources de frictions politiques dans les pays d’accueil.
Prédictions et propositions
Enfin, Milanovic, ainsi dûment équipé de la théorie de la convergence économique d’une part et des vagues de Kuznets d’autre part, livre une réflexion prospective, mais néanmoins prudente, sur l’évolution des inégalités mondiales pour le siècle à venir, tout en s’interrogeant sur leur viabilité économico-politique. Il s’interroge par exemple sur la possible poursuite de la convergence économique entre pays. Ce qui le conduit à pointer l’absence de décollage que l’on peut constater s’agissant en particulier de l’Afrique. Et sur les évolutions qui pourraient intervenir au sein des principaux pays essentiellement la Chine et les États-Unis. A l’en croire, la Chine pourrait ainsi se situer sur la partie descendante de la première vague de Kuznets, tandis que les États-Unis chevaucheraient encore la phase ascendante de la seconde. Il s’agit davantage de questions que d’affirmations. Il évoque par exemple : la poursuite du rattrapage chinois et les attentes qu’il fera naître en termes de démocratie, le destin des classes moyennes en Occident avec des décennies sans croissance et les conséquences politiques dans ces pays, qu’il fait tourner autour de l’alternative populisme (démocratie sans mondialisation) ou ploutocratie (mondialisation sans démocratie).
Sa conclusion prend la forme d’une série de propositions pour réduire les inégalités. Plus qu’une taxation du capital, prônée par exemple par Piketty, Milanovic invite davantage à se focaliser sur la répartition du patrimoine et le niveau d’éducation. Il se déclare en faveur de la poursuite de la croissance des pays pauvres et de politiques plus favorables en termes d’immigration. Dans une postface, plus méthodologique, les deux artisans de cette édition française, Pascal Combemale et Maxime Gueuder, appuient et consolident les thèses de et en réponse aux critiques de Milanovic.
Le début d’un débat mondial autour des inégalités ?
Inégalités mondiales a le grand mérite de souligner les ambivalences de la mondialisation ainsi que le caractère relatif des inégalités et de leurs évolutions. La mondialisation engendre des gagnants et perdants, dans un contexte où les inégalités restent énormes au plan mondial. Ce qui rend assez difficile de penser le monde comme une unité, alors même que des sujets comme les migrations internationales ou le climat nous y invitent fortement. Milanovic offre également une large perspective qui ne se cantonne pas à la pure économie, appuyée sur la solidité de ses données et une grande prudence dans ses analyses. Pour autant, certaines de ses conclusions feront sûrement l’objet de discussions.
Milanovic a ainsi tendance à minorer la contrainte environnementale. Si l’on peut le rejoindre lorsqu’il estime que la croissance des pays les plus pauvres doit se poursuivre, à notre avis, celle-ci ne devra et ne pourra pas prendre les mêmes formes que la croissance que nous avons connue jusqu’ici, pour ne parler que de la nécessaire déconnexion entre augmentation du PIB et émission de CO². De même, lorsqu’il passe en revue les événements pouvant affecter l’évolution des inégalités, si la guerre et la menace nucléaire figurent en bonne place, les catastrophes environnementales ne sont pas mentionnées. Or, ces dernières ont toutes les chances d’affecter davantage les plus mal-lotis – comme on l’a vu à la Nouvelle-Orléans – et contribueront vraisemblablement à renforcer les inégalités.
Prudent, voire pessimiste sur un certain nombre de points, Milanovic semble au contraire trop optimiste sur les effets du progrès technologique sur la réduction des inégalités, lorsqu’il évoque l’idée que celui-ci pourrait à l’avenir se révéler favorable aux travailleurs peu qualifiés, sans avancer d’éléments à l’appui de cette thèse. Dans le domaine de l’éducation, il avance l’idée selon laquelle beaucoup de sociétés riches auraient atteint le maximum dans la formation de leur population, en quantité, voire en qualité ; les inégalités y dépendraient ainsi davantage de la chance ou de l’héritage des parents, ce qui les rendrait soit dit en passant encore moins acceptables. Ce qui paraît assez contestable et quelque peu contradictoire avec le fait qu’il mette par ailleurs l’accent sur l’éducation comme moyen de réduire les inégalités ; mais peut-être ne parle-t-il pas alors des mêmes pays.
Milanovic, qui n’est pas un spécialiste des migrations, qu’il aborde ici exclusivement à travers les inégalités, prétend justifier un traitement discriminatoire des migrants dans les pays d’accueil alors qu’il néglige un grand nombre de facteurs contextuels et variables. Enfin lorsqu’il se penche sur les incidences politiques des inégalités, on pourrait sans doute se demander s’il ne sous-estime pas l’importance de la question des migrants pour les États-Unis. De ce point de vue, l’élection de Trump et l’actualité récente semblent bien lui apporter un démenti. Et inversement, s’il ne grossit pas son importance pour l’Europe ?
A lire aussi sur nonfiction
- Joseph Stiglitz, Le prix de l’inégalité, par Jean BASTIEN.
- François Bourguignon, La mondialisation de l’inégalité, par Patrick COTELETTE.