La plus grande partie des bénéfices tirées de l'économie américaine va aux plus riches sans que le système politique s'en émeuve.
Après avoir montré dans son précédent livre que l’inefficacité et l’instabilité des marchés, en particulier des marchés financiers, bien mises en évidence par la crise financière, appelaient un renforcement de la réglementation et de l’action de l’État dans tout un ensemble de domaines (cf. Haro sur la finance !), l’auteur revient dans celui-ci sur l’accroissement des inégalités, pour montrer qu’il s’agit là d’une source majeure d’inefficacité dans le fonctionnement de l’économie.
Le livre n’exclut ni les longueurs ni les redites, liées en partie à sa construction même ; d’une certaine façon, elles contribuent à la force du plaidoyer qu’il constitue en faveur d’une réforme radicale des idées et des orientations politiques qui prendrait davantage en compte la situation de la grande majorité des citoyens. Même si l’appareil théorique qu’il mobilise est plus important et moins centré sur la demande globale, Stiglitz rejoint ici, sur beaucoup de points, l’analyse de Robert Reich (dans Aftershock, publié en 2010), en particulier dans la dénonciation de la colonisation, grâce à l’argent et au lobbying, des centres de décisions et de la pensée économique par les détenteurs des grandes fortunes (cf. Mieux répartir les revenus...).
Très axé sur les États-Unis, la montée des inégalités qu’ils connaissent depuis trente ans - qui s’est encore accrue avec la Grande Récession - et le contexte idéologique et institutionnel dans lequel celle-ci intervient, l’ouvrage procurera au lecteur français au moins la satisfaction de ne pas vivre dans le même environnement ; il est moins évident qu’il puisse l’éclairer beaucoup concernant nos propres difficultés.
La montée des inégalités
La montée des inégalités aux États-Unis se lit aujourd’hui dans le fort accroissement du chômage et les expulsions de leur maison qui frappent de nombreux Américains, mais aussi, sur une période plus longue, dans l’impressionnant enrichissement des plus riches et, au contraire, dans la stagnation des revenus et la baisse de niveau de vie de la classe moyenne, dans les difficiles conditions de vie des plus pauvres, ou encore dans la diminution de la mobilité sociale.
L’ouvrage s’attache ensuite à en analyser les causes : en premier lieu, le fait que l’État contrôle trop peu la recherche de rentes, où le secteur financier, même s’il n’est pas tout seul, s’est particulièrement illustré ces dernières années. La richesse résulte ainsi, beaucoup trop souvent, plutôt que de l’importance de la contribution de son détenteur à la société (comme le prétend la « théorie de la productivité marginale »), à sa capacité à s’accaparer le revenu des autres agents économiques et/ou des contribuables. Créer des monopoles durables, fixer les règles et choisir l’arbitre, ou encore profiter de la munificence de l’État, voici quelques-unes des stratégies mises en œuvre à cette fin, montre Stiglitz.
Ensuite, la manière dont ont été gérés la mondialisation et le changement technologique a eu pour effet de détruire des emplois relativement bien payés et de déprimer les salaires, sans que rien ne soit fait pour l’empêcher. Le déclin du syndicalisme, l’évolution du système de gouvernance des entreprises ou encore la discrimination ont également contribué à modifier la répartition des richesses, tout comme les réductions d’impôts en faveur des plus riches. Stiglitz reconnaît qu’il est difficile de distinguer de façon nette et précise le rôle de ces différentes causes, tout en expliquant que celles-ci pourraient parfaitement être combattues par un renforcement de la réglementation et de l’action de l’État.
Le prix à payer économique et politique
Car la montée des inégalités a un coût : les sociétés très inégalitaires ne fonctionnent pas efficacement, et leurs économies ne sont ni stables ni durables à long terme. Les plus riches détournent à leur profit des ressources qui seraient mieux employées autrement. La concentration des revenus au sommet déprime la demande globale du fait d’une moindre propension à consommer ; ce qui, si on s’interdit d’augmenter les dépenses publiques, ne laisse pour soutenir la demande que des options très risquées à moyen terme, comme la distribution de crédit à tout va. Le discours visant à légitimer ces inégalités prône une déréglementation, donnant toute liberté aux entreprises, notamment au secteur financier, dont on a pu mesurer les effets, et une réduction de l’investissement public, qui conduit tout droit à un sous-investissement dans les infrastructures, l’enseignement public, la protection sociale et la recherche. Enfin, devant une telle situation, les travailleurs n’ont pas le sentiment d’être traités équitablement, ce qui nuit à leur motivation.
Mais, outre l’affaiblissement de son économie, la montée des inégalités met également en danger la démocratie américaine. Le taux de participation aux élections recule, la confiance s’érode, tandis que le système politique sert en pratique les intérêts des très hauts revenus. Pour finir, le modèle américain perd ainsi de sa crédibilité dans le monde, explique l’auteur.
La main mise des plus riches sur le système politique
Les franges les plus riches ont en effet les connaissances, les outils, les ressources et les incitations nécessaires pour modeler les perceptions et les croyances de la majorité. La droite a ainsi réussi à persuader de nombreux Américains de soutenir des politiques qui ne sont pas dans leur intérêt ; l’auteur prend l’exemple de l’impôt sur les successions, de la recapitalisation des banques ou encore de la non restructuration des prêts immobiliers. Elle a notamment travaillé dur pour convaincre l’opinion que les marchés sont toujours plus efficaces que l’État, même si elle a aussi enregistré récemment quelques échecs dans la bataille des idées concernant par exemple les subventions aux entreprises, les politiques du FMI et la critique du PIB comme mesure de la performance économique.
De plus en plus souvent, les lois et les réglementations et la façon dont on les fait respecter reflètent les intérêts des couches les plus fortunées ; l’auteur en donne également des exemples, comme la manière totalement illégale dont les banques ont géré leurs prêts hypothécaires suite à la crise des subprimes ou encore les fraudes sur les titres et les récidives en la matière dont elles se sont rendues coupables, sans réelles sanctions la plupart du temps. Depuis trente ans, la politique budgétaire, la politique fiscale et celles des dépenses publiques ont considérablement aggravé les inégalités. Les plus riches ont utilisé une préoccupation compréhensible, la peur des dépenses excessives, comme couverture d’un programme dont l’objectif est de rétrécir l’État. Et pour ramener l’économie au plein emploi, les espoirs se sont alors reportés sur la politique monétaire, qui a toutefois été conçue également, dans une large mesure, pour servir le secteur financier et les autres intérêts des riches, notamment en cultivant l’obsession de l’inflation et en se désintéressant des conséquences des politiques menées sur la répartition.
Un programme de réforme économique
Le programme que propose alors l’auteur pour les États-Unis ramasse l’essentiel des critiques qu’il a accumulées dans les chapitres précédents. Il consiste, premièrement, à freiner les excès en haut, et pour cela : juguler le secteur financier, renforcer la concurrence pour réduire les sources de rentes, limiter le pouvoir des PDG dans la fixation de leur rémunération, réformer la législation des faillites pour en faire porter le poids davantage sur les banques (et commencer par restructurer les prêts hypothécaires), mettre fin aux cadeaux de l’État et aux aides publiques aux entreprises, démocratiser l’accès à la justice, renforcer la progressivité de l’impôt sur le revenu et de l’impôt sur le sociétés et éliminer les niches fiscales, rétablir un impôt sur les successions.
Deuxièmement, aider les autres, au milieu et en bas : améliorer l’accès à l’éducation, aider les Américains ordinaires à épargner, assurer à tous l’accès aux soins, renforcer les autres programmes de protection sociale, tempérer les effets de la mondialisation sur les salaires et les emplois des moins qualifiés, mener une politique budgétaire de maintien du plein emploi, et même chose pour les institutions et la politique monétaires, corriger les déséquilibres commerciaux, favoriser les transformations d’emplois par des politiques actives, soutenir l’action collective des travailleurs et des citoyens, mettre en place des programmes de discrimination positive pour contrecarrer les effets de la discrimination passée, recourir aux investissements publics pour soutenir la croissance, réorienter l’investissement et l’innovation pour préserver les emplois et l’environnement. Il ajoute que ce programme, pour avoir quelques chances d’être mis en œuvre, devrait s’accompagner de réformes politiques visant à renforcer l’effectivité de la démocratie.
Il y aurait peu de sens à vouloir transporter un tel ensemble de mesures dans un autre contexte, mais on peut en retenir l’orientation très keynésienne et l’idée que si la réduction des inégalités est un vecteur de l’efficacité et du dynamisme de l’économie, comme l’auteur le défend tout au long du livre (avec des prises de position qui pourront sembler très à gauche, en particulier si on ne les remet pas dans leur contexte), cette réduction passe aussi, nécessairement, lorsque les inégalités ont atteint un certain degré, par la limitation des excès d’en haut