Robert Reich exhibe dans cet ouvrage une racine plus profonde de la crise actuelle que les excès de la finance et plaide pour une forte réduction des inégalités pour prévenir une montée du populisme

Si les excès de la finance sont, à n’en pas douter, la cause immédiate de la crise de 2008, celle-ci a toutefois, pour Robert Reich   , une cause plus profonde : la forte montée des inégalités aux États-Unis au cours des trente dernières années. Désormais, ceux-ci ne devraient pas connaître de reprise économique durable sans réduction des inégalités.

Un parallèle avec la Grande Dépression

La démonstration de Robert Reich s’appuie sur un parallèle entre la crise actuelle et la Grande Dépression de 1929. Dans les deux cas, les décennies précédant la crise ont enregistré une forte augmentation des inégalités de revenus, une forte baisse de l’épargne et un fort accroissement de l’endettement des ménages, et enfin une très forte montée de la spéculation. Les mesures adoptées après la crise de 1929 et, surtout, après la Seconde Guerre mondiale ont permis de corriger le tir. Mais à partir du début des années 1980, le balancier est reparti dans l’autre sens. À la fin des années 1970, le 1% des contribuables qui percevaient les revenus les plus élevés engrangeaient moins de 9% du PIB. En 2007, ils en empochaient plus de 23% (le phénomène est surtout saisissant si l’on considère le 1% les plus riches). Il faut remonter à 1928 pour trouver un tel pourcentage. L’analyse est reprise ici des travaux désormais bien connus de A. B. Atkinson, T. Piketty et E. Saez   . L’essentiel des fruits de la croissance des trente dernières années aux États-Unis, explique Robert Reich, est allé aux plus riches. Et le salaire médian, corrigé de l’inflation, a stagné entre 1980 et 2007.
Or, il se trouve que de telles inégalités de revenus, comme on avait pu le constater au moment de la crise de 1929   dépriment la demande globale. “Quand les revenus sont concentrés entre des mains relativement peu nombreuses, la demande globale stagne car les plus riches ne dépensent pas tout ce qu’ils gagnent, loin s’en faut. Ils thésaurisent leur épargne, la consacrent à une spéculation effrénée ou, surtout en ce moment, l’investissent à l’étranger.”   . Dans ces conditions, le pouvoir d’achat disponible pour la consommation ne réussit pas à absorber tout ce que le pays peut produire. Lorsque les 10% les plus riches accaparent près de 50% du revenu total, dont ils consacrent les 4/5ème seulement à la consommation, une meilleure répartition peut avoir un effet assez considérable sur la celle-ci   .

L’étonnante apathie des gouvernements, le recours aux expédients

Ce retour de balancier est la conséquence à la fois de la mondialisation et du progrès technique (le développement de technologies capables de remplacer le travail humain), qui se sont amplifiés à partir du début des années 1980 aux États-Unis. Si ceux-ci n’ont pas réellement réduit le nombre d’emplois offerts aux Américains, ils ont en revanche pesé sur les salaires en favorisant la substitution d’emplois moins bien payés que ceux qui avaient été perdus   .
“Il aurait alors fallu renforcer la protection sociale, épauler les syndicats, améliorer l’éducation et la formation professionnelle, prendre d’autres mesures pour mieux adapter la main d’œuvre américaine à la nouvelle donne, mais nous avons choisi de faire exactement l’inverse. Au lieu de mettre en place un ensemble de politiques permettant aux classes moyennes de prospérer dans ces circonstances très différentes [de celles qui avaient prévalu après guerre], les responsables politiques – reflétant ainsi la confiance universellement accordée à un marché omnipotent et omniscient – se sont lancé dans la déréglementation et la privatisation, ont attaqué et sapé le pouvoir des syndicats, réduit les impôts des contribuables les plus aisés et mis en pièces les dispositifs de protection sociale”   .
Le fait que les responsables de la politique économique, formés le plus souvent à Wall Street, soient incapables de voir l’économie réelle et considèrent la finance comme étant le véritable coeur de l’économie constitue une première explication   . Mais, plus généralement, les détenteurs des grandes fortunes colonisent, grâce à l’argent et au lobbying, à la fois les centres de décision et les lieux symboliques, ce qui retarde considérablement le moment où l’accumulation des insatisfactions des autres catégories, le plus souvent à l’occasion d’une crise économique grave, contraint les politiques à œuvrer enfin à la réduction des inégalités   .
Des expédients ont toutefois été trouvés par les classes moyennes dans cette période pour améliorer malgré tout leur niveau de vie. Il s’agit du développement du travail des femmes, de l’allongement de la durée du travail et, pour finir, de l’endettement des ménages. Mais ils ont fini par trouver leurs limites. Pour l’endettement, de manière particulièrement dramatique, lorsque la bulle immobilière a eclaté   .
 
Un New Deal pour les classes moyennes pour prévenir la montée du populisme

Sans réduction des inégalités, la consommation restera trop faible et les entreprises américaines n’investiront pas assez pour relancer la croissance, explique Robert Reich. Les exportations n’apporteront pas de solution à ce problème dans un pays dont l’économie est aussi orientée vers la consommation que les États-Unis. La Chine est très loin de prendre la direction d’un rééquilibrage   . Et “La vérité déplaisante, dont on ne parle ouvertement ni d’un côté du Pacifique ni de l’autre, c’est que les États-Unis et la Chine sont tous deux capables de produire beaucoup plus que leurs propres consommateurs [pour des raisons différentes] ne sont capables d’acheter”   .
Il sera très difficile pour les Américains d’accepter que leur niveau de vie baisse ou du moins qu’il soit très inférieur à leurs attentes. Et la pilule sera d’autant plus amère que les inégalités iront croissant. La vraie frustration – ce sera la dernière goutte qui fera déborder le vase – ils la ressentiront s’ils croient que les dés sont pipés et que toute amélioration de leur situation leur est désormais barrée par les détenteurs d’immenses fortunes, en raison des liens privilégiés que ceux-ci auront établis avec le pouvoir politique   . Et l’on pourra alors craindre très sérieusement que des programmes mettant en avant le nationalisme, l’isolationnisme, l’intolérance et la paranoïa séduisent un grand nombre d’électeurs, comme on a pu commencer à le voir à l’occasion du renouvellement de certains mandats l’an passé.
Pour éviter cela, l’auteur appelle à un New Deal en faveur des classes moyennes. Il détaille pour finir les mesures qu’il conviendrait de prendre selon lui. Il s’agit de mesures fiscales comprenant une forte élévation du seuil de l’impôt négatif avec, en contrepartie, un fort accroissement des taux d’imposition pour les 5% des plus gros revenus, complétés par l’instauration d’une taxe carbone. Il s’agit en outre de mesures visant à favoriser le retour à l’emploi des chômeurs et une meilleure prise en charge des frais de scolarité et des frais de santé ou encore les investissements dans des équipements publics, ce à quoi il faudrait également adjoindre une série de mesures destinées à réduire l’influence de l’argent en politique (limitation des contributions aux campagnes électorales, mise en place de blind trusts, etc.).

Et dans les autres pays ?

Si la thèse, que l’auteur présente dans cet ouvrage avec beaucoup de brio, peut sembler convaincante pour les États-Unis, il paraît difficile d’en extrapoler les éléments à d’autres pays, et notamment à la France. Et, de ce point de vue, son introduction à l’édition française, qui se contente d’expliquer que les situations sont finalement assez comparables entre nos deux pays, est particulièrement décevante. Tout d’abord, parce que les inégalités sont heureusement beaucoup plus faibles en France qu’aux États-Unis et que leur accroissement aux cours des trente dernières années a pris une forme beaucoup plus limitée. Mais aussi parce que le degré d’ouverture de l’économie française est nettement plus élevé que celui de l’économie américaine (ce qui devrait sans doute conduire à considérer avec plus d’attention le rôle des exportations dans une éventuelle relance économique). Enfin, parce que la mondialisation et l’automatisation ont probablement occasionné en France, contrairement aux États-Unis, davantage de problèmes d‘emplois que de salaires. Le lien entre la crise et les inégalités hors des États-Unis appelle ici d’autres analyses, pour lesquelles Robert Reich donne finalement assez peu de pistes.