Un panorama des piliers du populisme, doublé d’un avertissement sur les dangers de la forme politique démocratique elle-même.

La question du populisme est arrivée au cœur des débats politiques et conceptuels, globalement depuis les années 1990, à l’occasion de faits explicitement problématiques : appels au « peuple » durant des campagnes électorales, confusion entretenue entre le « peuple » et la « population », dénonciation du « populisme » des uns ou des autres par les uns (« populisme de droite », dit-on) ou les autres (« populisme de gauche », rétorque-t-on). Sur ce terreau, des intellectuels de toutes sortes se sont alors attachés, avec plus ou moins de bonheur, à rectifier les usages du terme « populisme », par l’intermédiaire de l’histoire ou de la théorie politique.

Dans le Dictionnaire des concepts nomades en sciences humaines (dir. O. Christin), Damir Skenderovic a proposé une rubrique « Populisme » qui s’ouvre par une citation de Margaret Canovan : « Le terme est bien trop ambigu pour être pertinent ». Flou sémantique, polysémie, plasticité : autant de caractéristiques qui laissent planer le doute sur son potentiel heuristique et explicatif. Ceci alors même que le terme est déjà intervenu, en France, en 1929, pour qualifier un mouvement littéraire s’attachant à décrire le quotidien des « hommes du commun » et qu’aux Etats-Unis, en 1891, une alliance entre fermiers a pris le nom de Populist Party.

Mais justement, la science qui étudie les usages du « populisme » n’est pas tellement le terrain concret où s’exprime le « populisme », qui aurait plutôt tendance à refouler les « intellectuels ». En première approche, les mobilisations dites populistes (Front national, Pegida...), qui doivent bien être étudiées par les chercheurs, semblent avoir, depuis 1990, partie liée avec la perte de légitimité de la politique, avec la montée en puissance des orientations sécuritaires, et avec des programmes portés par des leaders qui confondent le sens du commun avec le sentiment d’appartenance. Il faudra par ailleurs examiner si des composantes nationalistes, racistes et chauvines s’y impriment. Pour autant, dans l’arène politique, « populisme » est une expression instrumentalisée pour servir d’attaque, de dénonciation ou d’accusation.

 

Simplifications et formules toutes faites

Publié déjà en allemand et en anglais, le petit ouvrage de Jan-Werner Müller, discuté en public plusieurs fois hors de chez nous, depuis 2013, dresse plusieurs paysages du populisme : entre Front national, politique de Victor Orban, Tea Party, etc. Il dessine un paysage de partis politiques, mais aussi un paysage des formes rhétoriques qui semblent indissociables du populisme : volonté de balayer les oligarchies, de condamner les adversaires parce qu’ils auraient « la haine du peuple », « défense des oubliés », décisions de sortir « le peuple de la tutelle », etc. Müller esquisse encore des paysages empiriques extrémistes.

Il ne se contente cependant pas de descriptions. Au contraire, il s’attache à construire une théorie critique du populisme qui s’ancre dans une théorie de la démocratie représentative moderne. La thèse défendue est que le populisme tend à être anti-démocratique, même s’il peut de temps en temps engendrer des effets positifs pour la démocratie. Il expliquera lesquels. À cet énoncé, on voit tout de suite que l’interrogation sur le populisme, lorsqu’elle se concentre sur le terrain démocratique qui est le nôtre, disons en Europe, revient à tenter de mieux comprendre ce que nous faisons ou ne faisons pas, la manière dont la démocratie est mise au défi par le populisme, et dont nous lui faisons face. S’il est bien clair que le populisme est non-démocratique, il est nécessaire de savoir comment réagir face à lui.

D’une part, Müller se réclame d’une mise en forme du populisme à la manière des Idéal-Types de Max Weber, qu’il discute aussi avec Claude Lefort ou Pierre Rosanvallon. Mais cette perspective ne suffit pas à envelopper du regard l’ensemble de son ouvrage. Car plus précisément, il persévère à vouloir analyser le contenu idéologique des discours et attitudes de ceux qu’on appelle « populistes ». En l’occurrence, ce contenu qui transparaît dans l’expression centrale de ses partisans : « je suis le peuple ! ». Une pareille revendication du monopole de la représentation signifie plusieurs choses : non seulement que quelqu’un ou un groupe s’attribue le droit de parler pour « le peuple », mais encore que ce quelqu’un est le seul à pouvoir le faire parler, parce qu’il le représenterait (d’ailleurs sans justification particulière). Le populiste partage la société en deux : lui-même qui se prend pour le peuple, et les autres, ceux qui pensent autrement, que le leader populiste frappe d’illégitimité.

 

Plébiscites et démagogie

La démagogie est là, dans ce faux plébiscite qui attribue à un seul ou un groupe la totalité de ce qui revient à plusieurs ou à tous. De surcroît, la démagogie est doublée par une conception manichéenne de la société et de l’histoire, qui divise les sociétés actuelles entre des « élites » (une « classe parasitaire » ?) et un « peuple », et qui exprime la volonté d’édifier une société homogène et vertueuse.

La référence aux élites est en effet centrale. Les populistes dénoncent « les élites » : une dénomination commode pour fabriquer de l’hostilité sociale, sans volonté de modifier les partages sociaux. La critique des élites est à ce titre un critère de définition du populisme, nécessaire, certes, mais insuffisant. À l’antiélitisme, précise l’auteur, doit encore s’ajouter un anti-pluralisme (entendu au sens de Hannah Arendt).

À l’inverse, l’exaltation du « peuple » est nécessairement fantasmatique. Le peuple en soi n’existe évidemment pas. Et on ne saurait prendre un nombre de citoyennes et de citoyens (si grand fut-il) pour déclarer qu’il s’agit du peuple. La remarque est d’importance, car assez souvent on réplique au populisme en considérant ses adhérents à partir de critères sociologiques (les classes populaires en déclassement). De la même manière qu’on croit suffisant d’utiliser des catégories psychologiques pour les qualifier : colère, ressentiment, angoisses... toutes catégories (ou passions tristes) qui laissent croire que le populiste est un esprit faible, n’agissant que sur le mode réactif. Ce qu’il n’est pas.

En un mot, d’une manière ou d’une autre, il n’est pas possible de ranger le populisme au nombre des doctrines politiques (libéralisme, républicanisme, démocratisme...). Il ne renvoie à aucune doctrine élaborée susceptible de rassembler une quelconque nébuleuse ; il n’a pas de programme à proposer. En revanche, il est promu de manière utilitaire et stratégique chaque fois qu’il s’agit de renforcer un sentiment opportun de menace afin de gagner des voix ou des adhésions.

 

Elites et peuple

Ce qui ne signifie, ni que les élites doivent persévérer dans leur condescendance remarquée au-delà du populisme, ni que les autres, parfois nommés « les gens » (selon une expression non moins malheureuse), ne soient jamais pris au sérieux. Cela ne signifie pas non plus que « ces gens » versent ou aient conscience de verser dans l’anti-intellectualisme. Ils préfèrent évoquer d’ailleurs un « solide bon sens », prétendument absent chez beaucoup des membres de l’« élite ». En un mot, le populisme n’est en rien une affaire directe de couches sociales clairement identifiables.

Les raccourcis les plus fréquents en matière d’analyse du populisme laissent croire à des mécanismes qui n’existent pas : une chercheuse a montré que les vrais déclassés et menacés de déclassement ne votent pas forcément pour des partis populistes. Il semble que le critère décisif soit moins celui-là que l’image d’une totalisation : l’idée que « nous sommes sur la mauvaise pente », collectivement. C’est ce passage du singulier au général qui est typique d’une adhésion au populisme.

La menace populiste doit évidemment être prise au sérieux, mais on ne doit pas envisager de s’y opposer par des thérapies collectives. Le risque étant de renforcer le populisme en laissant croire que l’on craint « le règne de la populace ».

Comment statuer sur cette soi-disant « volonté du peuple » dès lors qu’elle ne relève que d’une exaltation par des figures de chefs de la solution à des menaces, lesquelles tiennent entièrement dans des slogans et des réclames ? Laissons les théoriciens et philosophes du droit de côté (et la notion de « volonté générale »). Ils ne sont pas concernés ici. Un Jean-Jacques Rousseau n’a jamais confondu la « volonté du peuple » avec la surenchère ou avec « l’esprit d’un peuple ».

 

Quel peuple ?

L’auteur y insiste à juste titre : dans la vision des affaires politiques populiste, la participation du peuple n’est en rien souhaitable, sauf quand les sondages lui paraissent profitables. Le leader populiste se fait acclamer par « le peuple », mais il ne cherche pas à imposer une contribution de ce « peuple » à la volonté politique. Il esthétise le peuple et approfondit systématiquement l’esthétisation de la politique. Il préfère la videocratie ou la télécratie à l’action du « peuple ». La volonté du peuple « authentique » étant une, la personne du leader l’incarne. La communication entre lui et le « peuple » est, dit-il, directe, sans que la logique propre du populisme relie obligatoirement le peuple au charisme personnel d’un dirigeant.

Le peuple ? Celui de Rousseau, répétons-le, n’est certainement pas un nombre ou une population, certainement pas un être par avance donné, certainement pas non plus une figure symbolique. Mais pour le populiste, il est simplement la « majorité silencieuse », dont le leader s’arroge le discours ! Une totalité fictive agitée en toutes circonstances, notamment pour dénoncer les « politiciens » au pouvoir auquel il faut dénier toute légitimité. Il y a donc les vrais représentants du peuple et les faux. Nouvelle césure duelle corroborant l’idée selon laquelle le populiste est le seul à représenter (car ils maintiennent cette idée) une volonté du peuple entièrement « pure ».

Mais alors comment contrer le populisme ? D’abord en ne cédant rien sur la notion de « peuple ». Le peuple, en théorie démocratique, n’est pas une entité, mais un acte, celui de poser la loi. En quoi la démocratie, par ailleurs, n’est pas non plus un régime donné une fois pour toute, mais l’histoire des actes qui ont fait et font advenir des peuples. La démocratie n’est pas dissociable à ce titre d’un dissensus permanent, dénonçant l’état des choses actuelles au profit d’une autre distribution potentielle des rapports sociaux.

Toutefois, en réaffirmant cela, l’auteur rappelle non moins, que ce qui fait la force de l’esprit démocratique est aussi ce qui fait sa faiblesse : il ne peut contenir les détournements (le peuple du populisme est une essence ; le peuple démocratique est un acte), il ne peut empêcher les démagogues sans clore la parole politique, ce qui est contradictoire. Etc.

 

Que faire ?

Le livre fort bien conçu de Jan-Werner Müller, circulant au milieu des différents populismes, européens notamment, se termine devant une question centrale : comment les démocraties actuelles se confrontent-elles au populisme qui extrait le « vrai peuple » de la totalité empirique de la population par décret du leader ? Le lecteur en sort malheureusement un peu déçu. La longue discussion portant sur la notion de « peuple » n’était certes pas inutile, mais elle ne devait sans doute pas prendre le pas sur la réponse. Faut-il que les femmes et hommes politiques, les citoyennes et les citoyens endossent tous les problèmes formalisés par les populistes ? Certes, il ne convient pas de les exclure de la réflexion politique. Mais cela suffit-il à détourner quelqu’un d’adhérer à un discours populiste ou à un leader ? Faut-il faire la chasse aux leaders ? Ceux qui reçoivent l’opportunité de s’afficher en martyrs bloquent plutôt les choses.

Müller en profite pour faire le tour des théories de Chantal Mouffe, et d’autres théoriciens du populisme de nos jours, qui estiment qu’existe une dimension populiste de la démocratie. Plus subtilement, il insiste pour conclure sur la nécessité d’interroger nos propres rapports à la démocratie et nos actions politiques diverses, afin de mieux contrer le populisme. Comment pouvons-nous aujourd’hui penser les rapports entre démocratie et bureaucratie, qui étaient le point de dénonciation, jadis, de la démocratie ? Comment penser le peuple en acte si l’on réduit ses actes à des votes, même réguliers ? Comment penser le rapport démocratie-nation à l’heure de l’Europe ? Etc.

Pour les lecteurs pressés, l’ouvrage se termine par « dix thèses » sur l’avenir de la démocratie représentative (l’idée de ces thèses renvoyant à quelques souvenirs désormais classiques), qui ne donnent pas tout à fait la clef d’un raisonnement conçu à partir d’une autre conception de la démocratie (non représentative)