Trois regards sur la généalogie du néolibéralisme : une étude économique sur l'ordolibéralisme, un recueil de textes classiques et un brûlot sociologique appelant à des résistances nouvelles.
La littérature scientifique abondante au sujet du néolibéralisme depuis la fin du XXe siècle ne doit pas faire oublier qu'il ne s'agit pas seulement d'un concept né il y a 40 ans avec l'avènement du thatchérisme et du reaganisme mais qu'il puise ses sources bien antérieurement, en particulier dans l'Allemagne de l'entre-deux-guerres. Avant d'être un programme politique et économique (dérèglementations, privatisations, démantèlement de l'Etat-providence, mise au pas des syndicats...), le néolibéralisme doit en effet être considéré comme une idéologie politique née dans le bouillonnement intellectuel de la première moitié du XXe siècle, au creuset des réflexions de patrons, universitaires et hauts fonctionnaires, comme l'a montré l'excellent essai de François Denord concernant la France (Le néo-libéralisme à la française. Histoire d'une idéologie politique ). C'est d'ailleurs lors du colloque Lippmann de 1938 – rassemblement de 26 économistes et intellectuels libéraux organisé à Paris – que le terme de « néolibéral » a été forgé, deux ans après la publication (et à l'occasion de sa traduction en français) de La société libre (The Good Society) de l'essayiste américain Walter Lippmann.
C'est tout le mérite des trois ouvrages ici recensés que de restituer le néolibéralisme dans son historicité intellectuelle, partant de l'ordolibéralisme allemand (à travers la figure de l'économiste allemand Walter Eucken) et, en miroir, du « libéralisme autoritaire » (dans les années 30) jusqu'au néolibéralisme tel que l'entend aujourd'hui la critique . Comme le montrent en effet les ouvrages Walter Eucken, entre économie et politique de Patricia Commun et Raphaël Fèvre et le recueil Du libéralisme autoritaire de Carl Schmitt et Hermann Heller (édité par Grégoire Chamayou), l'origine allemande du néolibéralisme en est un des foyers les plus actifs de l'entre-deux-guerres, avec la branche ordolibérale (Walter Eucken et Wilhelm Röpke en étant les principales figures de proue), qui présente, de manière méconnue, des rapprochements intéressants avec la pensée politique de Carl Schmitt, par le biais du concept de « libéralisme autoritaire » forgé par Hermann Heller. De manière plus contemporaine, l'essai Résistances au néolibéralisme du sociologue Christian de Montlibert offre à la fois un retour sur les effets politiques du néolibéralisme contemporain des quarante dernières années (désindustrialisation, financiarisation, managérialisation) et, de manière engagée, un appel à de nouvelles formes de mobilisations.
Le foyer allemand du néolibéralisme : l'ordolibéralisme
Tout d'abord, il importe de bien comprendre les ressorts des origines ordolibérales du néolibéralisme, que Michel Foucault avait identifiées comme étant parmi les plus importantes de la « gouvernementalité néolibérale » en tant que rupture fondamentale avec le libéralisme classique, bien qu'il faille avoir l'esprit qu'il en existe d'autres dans les années 1930 : l'école autrichienne (dominée par Ludwig von Mises, maître de Friedrich Hayek), l'école anglaise de la London School of Economics (où enseignèrent le même Hayek et Lionel Robbins) et la première école de Chicago (fondée par Frank H. Knight), véritable pépinière de futurs prix Nobel d'économie (Milton Friedman, George Stigler, James M. Buchanan).
L'ouvrage de la germaniste Patricia Commun et de l'économiste Raphaël Fèvre est une excellente entrée en matière pour retracer les pas des pionniers de la pensée ordolibérale allemande car Walter Eucken, entre économie et politique est à la fois une introduction à son œuvre et la publication de l'un de ses articles les plus aboutis : « Le problème politique de l'Ordre » (1948) qui apparaît comme une parfaite synthèse publiée dans le premier numéro de la revue Ordo. Cette revue, fondée par Walter Eucken et Franz Böhm, « avec un comité éditorial composé de Wilhelm Röpke, Alexander Rüstow et Friedrich Hayek » , constitue en effet l'aboutissement d'un courant d'idées économiques qui culminera dans la décennie suivante avec ce que l'on appelle « l'économie sociale de marché » – incarnée notamment par le ministre fédéral de l’économie (1949-1963) puis chancelier (1963-1966) Ludwig Erhard en RFA, vantant le « miracle économique allemand ». Dans cette conception ordolibérale, il n’appartient pas à l’Etat de corriger les inégalités sociales mais davantage de veiller à une individualisation de la politique sociale, cette dernière ne devant dépendre in fine que de la seule croissance économique, sans mécanismes de compensation (ce qui allait d’ailleurs contre l’héritage du système d’Etat social bismarckien). Le terme d'ordolibéralisme ne sera finalement forgé (par l'économiste Hero Moeller) qu'après la publication de l'article de Walter Eucken, lequel rassemblera ainsi son « école » de pensée en un lieu central de promotion de ses idées (professées à l'Université de Fribourg-en-Brisgau depuis l'obtention de sa chaire en 1927) avec Ordo durant les premières années de l'après-guerre, avant de passer la main à ses successeurs (il meurt en 1950) .
En insistant sur le concept d'Ordre (Ordnung), l'ordolibéralisme donne toute sa signification au néolibéralisme allemand : le rôle juridique et politique dévolu à l'Etat de créer et maintenir un ordre normatif permettant la concurrence libre et non faussée (les termes seront repris par les traités européens, comme on le sait) et le rejet de toute économie administrée et planifiée, en se fondant sur des arguments à la fois économiques, politiques et moraux. Chez Eucken, l'ordre concurrentiel devient ainsi « la seule réponse adéquate aux grands enjeux du XXe siècle, donnant le cadre à un ensemble de politiques économiques » . La particularité de cette école ordolibérale sera, dès l'entre-deux-guerres, de développer la collaboration entre économistes et juristes pour mieux poser les jalons de l'ordre économique dans sa dimension juridique, alors qu'Eucken dénonçait dès 1932 (dans son article « Les changements structurels de l'Etat et la crise du capitalisme ») la politisation de l'économie et le « primat du politique » et de l'Etat sur l'ordre économique . Dans cet esprit, l'économie de marché ne doit « pas rester sous la coupe du politique mais recevoir un cadre juridique, voire constitutionnel, qui seul sera en mesure d'assurer son bon fonctionnement et sa pérennité » . Il faut noter à cet égard que, chez les ordolibéraux, ce cadre juridique passe autant par des normes que par des institutions indépendantes du pouvoir politique – et l'on sait à quel point l'importance d'une banque centrale forte, notamment, reste un élément crucial de la culture économique allemande, qu'il s'agisse d'ailleurs de la droite chrétienne-démocrate ou de la gauche social-démocrate.
Quelle généalogie intellectuelle du néolibéralisme ?
Or, même si Eucken à Fribourg se démarqua singulièrement du « discours du rectorat » de Martin Heidegger au sujet du nazisme, la pensée du père fondateur du néolibéralisme allemand trouva de manière intéressante un écho avec celle de Carl Schmitt, célèbre juriste et théoricien politique dont on sait sa proximité avec le parti nazi dès 1933. Ainsi, comme le démontre Grégoire Chamayou dans son excellente introduction détaillée aux textes de Schmitt et Heller, un an avant la prise de pouvoir de Hitler, « 1932 fut en effet aussi l’année de naissance du néolibéralisme allemand, date à laquelle parurent une série de textes qui en furent les manifestes, les premières ébauches de ce qu’Alexander Rüstow et Walter Eucken appelaient le « nouveau libéralisme », et qui fut par la suite nommé « l’ordolibéralisme ». […] Or, la première chose qui frappe, à la lecture des écrits de ces néolibéraux allemands du début des années 1930, est le fait qu’ils citent tous Schmitt avec approbation. Ils ne le voient absolument pas, lui, ce penseur réputé antilibéral, comme leur adversaire ; bien au contraire, ils adhèrent pleinement à son diagnostic : même analyse, même critique de Weimar, même tableau apocalyptique d’un Etat-providence à la fois expansionniste et impotent »
Dans l’excellent recueil Du libéralisme autoritaire, les textes de Carl Schmitt (« Etat fort et économie saine », discours tenu en 1932 devant des industriels) et de Hermann Heller (« Libéralisme autoritaire ? », article publié en 1933 dans la revue Neue Rundschau) se répondent précisément sur ce que représente « l’Etat néolibéral » (selon l’expression de Heller) dans le contexte d’une crise économique sans précédent. Le chercheur en philosophie Grégoire Chamayou explique en exergue de ces textes (inédits en français) que, quelques semaines après la conférence de Schmitt, le juriste et philosophe antifasciste Hermann Heller, son adversaire de toujours, livre, peu avant de prendre le chemin de l’exil en raison de la persécution des juifs (il mourra en Espagne l’année suivante), une analyse aujourd’hui méconnue mais essentielle d’une nouvelle forme de « libéralisme autoritaire », éclairant les rapports ambivalents entre Schmitt et les pères fondateurs du néolibéralisme allemand. Or, loin d’assimiler l’Etat hitlérien et son intervention dans l’économie à l’ordolibéralisme – on sait précisément que la référence à ce courant de pensée (à Eucken en particulier) et à « l’économie sociale de marché » sera au cœur de l’idéologie dominante de la RFA après-guerre, afin de tourner la page du nazisme et de son « primat du politique » –, il est à tout le moins troublant de constater que l’une des origines du néolibéralisme tient à un rapport à l’Etat plus complexe et ambigu que le « laisser-faire » du premier libéralisme économique . Grégoire Chamayou convoque Foucault qui considérait précisément que le néolibéralisme rompait avec le libéralisme classique par une forme d’interventionnisme étatique et bureaucratique, autrement dit « un Etat fort pour une économie libre » – formule d’un livre des années 1980 au sujet de Margaret Thatcher . Lisons Foucault à ce sujet : c’est dans l’ « école néolibérale allemande que l’on trouve […] cette idée que l’Etat en lui-même a une dynamique propre qui fait qu’il ne peut jamais s’arrêter dans une amplification et dans sa reprise en charge de la société civile tout entière » .
Incidences contemporaines : mieux comprendre le néolibéralisme pour le combattre
Ces développements nous permettent de lire sous un jour nouveau les ressorts et les effets du néolibéralisme contemporain . Après-guerre, la Société du Mont-Pèlerin (créée par Röpke et Hayek) qui, depuis 1947, réunit tous les deux ans des universitaires, des hommes politiques et des représentants patronaux, va cultiver la pensée néolibérale pour garantir un réseau mondial de circulation de ses idées dans un contexte de guerre froide naissante et d'institutionnalisation des Welfare State du modèle beveridgien (contre lesquels la cause « métapolitique » de la Société entend lutter). Or, progressivement, le modèle américain – porté par la seconde Ecole de Chicago – va prendre le dessus sur le versant allemand ordolibéral dans les courants de pensée néolibéraux. En effet, alors que la première phase de l’existence de la Société du Mont-Pèlerin peut être considérée comme une histoire européenne – et notamment française (avec le rôle initial joué par Jacques Rueff et Bertrand de Jouvenel...) –, faisant triompher ses idées avec le modèle ouest-allemand d’économie sociale de marché (qui va inspirer les Communautés européennes dès le traité de Rome en 1957 ), la prédominance américaine fait basculer le centre de gravité de la pensée néolibérale à partir des années 1960, préfigurant les programmes politiques portés par les conservateurs anglo-saxons à partir des crises des années 1970 et 1980, laissant largement de côté les aspects « sociaux » du néolibéralisme rhénan.
A cet égard, le livre Résistances au néolibéralisme du sociologue Christian de Montlibert dresse un bilan sans concession des politiques menées par « l’Etat néolibéral » en France depuis quarante ans, en s’autorisant d’ailleurs assez peu de parallèles avec les modèles « avant-gardistes » de Thatcher puis de Reagan. Rassemblant des recherches de terrain et intégrant un nombre important de collaborations, ce brûlot sociologique se veut à la fois un réquisitoire contre les principales réformes prônées par l’idéologie néolibérale (la désindustrialisation, la financiarisation, la managérialisation et la marchandisation), dans un contexte de mondialisation, et une contribution à l’histoire des résistances à ce mouvement de « détricotage de l’Etat social ». Si son dernier chapitre s’attarde largement – et de manière assez attendue – sur les résistances universitaires et à la « professionnalisation de la production du savoir » par son intégration des logiques de marché, les autres développements de l’ouvrage montrent que les fermetures d’usines (avec des passages très illustrés sur la fin de la sidérurgie lorraine), l’effet du chômage de masse et la fragmentation du monde salarié (et sa « désaffiliation » corrélée, concept cher à Robert Castel) – créant selon Christian de Montlibert un véritable processus de décivilisation – ont rendu progressivement très difficiles les mobilisations unitaires de « dominés » de plus en plus atomisés et sur la défensive. Il s’agit là d’une lecture classique de sociologie bourdieusienne de l’économie néolibérale, inspirée notamment par Le nouvel esprit du capitalisme de Luc Boltanski et Eve Chiapello , se focalisant en particulier sur « le dernier sursaut » du mouvement social de décembre 1995 – durant lequel, on le sait, Bourdieu s’engagea fortement – contre les réformes des retraites et de la Sécurité sociale du gouvernement Juppé.
Enfin, cette fresque assez classique mais non moins corrosive est complétée par une analyse particulièrement critique du traité constitutionnel européen – qui, comme on le sait, a été refusé par référendum en France et aux Pays-Bas en 2005 mais dont les idées principales seront reprises par le traité de Lisbonne, ratifié par l’ensemble des pays membres de l’Union européenne en 2008 – qui, sans les nommer, renvoie aux origines ordolibérales du modèle économique ouest-européen issu du marché commun puis de la monnaie unique : intégration « institutionnelle » du néolibéralisme dans un texte constitutionnel (célébrant « la concurrence libre et non faussée »), renforcement d'une Banque centrale indépendante du pouvoir politique (la BCE de Francfort, en l'occurence, qui a été fondée sur le modèle de la Bundesbank) et conception du rôle de l’Etat comme « organisateur de l’économie » en contenant ses aides directes et ses dépenses sociales …Cela semble bien correspondre en effet en tout point aux principes retenus par Walter Eucken dans ses principaux écrits à propos des politiques d’intervention économique et de préservation de la concurrence par un ordre juridique dédié.