Le secteur public est-il le vecteur d'une forme particulière d'encadrement ? Trois visions critiques d'une problématique très actuelle.
La question de la gestion des ressources humaines dans les administrations publiques n’a jamais passionné les foules alors même qu’il s’agit d’un sujet essentiel : celui de la bonne allocation des moyens des services publics pour mener à bien leurs missions, essentielles au pacte social qui fonde notre organisation politique. A vrai dire, c’est bien souvent sous l’angle uniquement budgétaire et financier qu’est traité le sujet de l’efficience – et non de l’efficacité – de notre puissance publique, comme l’illustre le récit des réformes de l’Etat et de l’action publique en France et dans les pays occidentaux. En effet, inspirée par le secteur privé (dont les objectifs de recherche du profit n’ont pourtant pas grand rapport avec les missions d’intérêt général conférées classiquement au secteur public) et vantant des processus de réduction des budgets publics (par la « rationalisation » et la « révision générale » des politiques publiques), une forme de New Public Management s’est progressivement développée à partir des années 1970-1980 pour culminer à une époque récente, posant notamment la question des objectifs assignés aux cadres du secteur public pour mener à bien cette stratégie.
Si le sujet n’est pas neuf, trois ouvrages récents permettent d’approfondir la perspective du management public, en mettant en avant des changements importants dans la prise en compte d’une spécificité de l’encadrement du secteur public. Comme son titre malicieusement formulé l’indique, En finir avec le New Public Management, ouvrage sous la direction de Nicolas Matyjasik et de Marcel Guenoun (chercheurs à Sciences Po Lille et à l’Université d’Aix-Marseille), offre une très intéressante remise en question de la transposition des outils, modes de gestion et d’organisation du secteur privé vers le secteur public, à l’aune de recherches précises sur les nouvelles formes d’action publique en France. Davantage centré sur la logique du statut de la fonction publique et sur des études de cas dans ses trois versants (Etat, territoires et hôpitaux), le livre Fonction(s) publique(s) : le défi du changement, coordonné par Delphine Espagno-Abadie et Adrien Peneranda (maîtres de conférences, respectivement en droit public et en sciences de gestion, à Sciences Po Toulouse), démontre, quant à lui, que les leviers de modernisation de l’action publique existent au sein de services publics aujourd’hui soumis à des réformes brutales et incessantes, témoignant d’une résilience et d’une adaptabilité propres à la logique de la recherche de l’intérêt général, lorsqu’elle ne se traduit pas par la réduction de ses missions. Enfin, dans une vision panoramique et plus descriptive, le manuel Sociologie de l’emploi public d’Aurélie Peyrin (maître de conférence à l'Université d'Aix-Marseille) permet de mieux appréhender les évolutions récentes du monde du travail au sein de la fonction publique, insistant également sur l’importance d’un encadrement qui sache donner du sens aux agents dans un contexte de transformation profonde de leurs quotidiens et de leurs métiers.
Dépasser le New Public Management
Tout d’abord, En finir avec le New Public Management est fondé sur un constat et une espérance : cette forme de « modernisation » de l’action publique n’est sans doute plus autant revendiquée aujourd’hui – ses slogans de réduction du périmètre de l’Etat et des services publics portent moins depuis la crise des Gilets jaunes, en particulier, qui a paradoxalement fait émerger une jacquerie fiscale et une demande d’Etat – et la période actuelle de croisée des chemins offre l’opportunité de penser collectivement d’importantes innovations en matière de « transformation publique » (pour utiliser le vocable macronien, repris par la Délégation interministérielle à la transformation publique).
L’origine du New Public Management est connue : thatchérisme, reaganisme, influence des institutions internationales (OCDE, FMI, Banque mondiale…), réification du pragmatisme et de la gestion d’entreprises… Le livre de Nicolas Matyjasik et de Marcel Guenoun le rappelle à juste titre sans s'y attarder outre-mesure. De manière plus fine, Philippe Bezes (spécialiste de la réforme de l’Etat en France) et Gilles Jeannot tracent de belles perspectives pour établir des différenciations entre pays européens dans la mise en œuvre des instruments de gestion prônés par le New Public Management depuis au moins quarante ans. Pour le cas français, Fabien Gélédan propose une analyse subtile du rôle des cabinets de conseil dans la Révision générale des politiques publiques (RGPP) sous le quinquennat de Nicolas Sarkozy.
Mais tout l’intérêt de cet ouvrage collectif est précisément de « déconstruire » l’influence du New Public Management, en insistant en particulier sur une lecture wébérienne de la bureaucratisation inhérente à ce processus dont l’objectif pourtant affiché est de réduire l’appareil d’Etat. Béatrice Hibou propose ainsi une analyse conforme à ses travaux pionniers sur le sujet. De son côté, Roland Gori décortique de manière stimulante le cortège de normes, d’indicateurs de performance et de soumission à des règles comptables et budgétaires propre à la mise en œuvre de telles pratiques de gestion publique.
Enfin, et c’est sans doute le plus original dans la démarche des auteurs d’En finir avec le New Public Management, des alternatives sont étudiées pour véritablement sortir de cette impasse, par le biais du développement de la démocratie participative (qui ne peut être limitée à la sphère politique mais doit bien gagner les processus proprement administratifs) et du développement de la coproduction des services publics avec les citoyens et le secteur associatif – belle contribution de Taco Brandsen et Marcel Guenoun –, par la recherche d’un nouveau design des politiques publiques, grâce aux nouveaux outils numériques et aux innovations publiques diverses – mises en avant par Emmanuelle Coblence, Philippe Lefebvre et Frédérique Pallez. Bien entendu, il faut rester critique quant à la multiplication des labs, fabriques et incubateurs de politiques publiques – phénomène de mode véhiculé par une nouvelle génération connectée – mais il est patent que ce bouillonnement actuel interroge en creux le processus d’assèchement et de vide auquel a réussi à aboutir des décennies de réduction des dépenses et de management de l’action publique par le cost killing.
Qu'est-ce que conduire le changement dans les fonctions publiques ?
De manière complémentaire, l’ouvrage collectif Fonction(s) publique(s) : les défis du changement, coordonné par Delphine Espagno-Abadie et Adrien Peneranda, recèle d’exemples et d’initiatives en matière d’encadrement dans les trois versants de la fonction publique : Etat, collectivités territoriales et hôpitaux. Proposant d’analyser et d’illustrer les principaux mouvements qui affectent les transformations de la fonction publique – et de son encadrement – en France, ce livre intelligent et percutant, à travers des études de cas précises puis des perspectives plus globales, met en relief les résistances importantes que doivent aujourd’hui affronter les managers publics face au défi de la conduite du changement dans un univers professionnel aussi éprouvé par des réformes incessantes. D’un monde centré sur le statut (celui des fonctionnaires) à un véritable marché de l’emploi public, la transformation en cours est d’ampleur inédite, comme l’exprime la récente loi sur la fonction publique.
Dans ce contexte, les services déconcentrés de l’Etat, les collectivités territoriales, les hôpitaux publics, les services de la Sécurité sociale, les Universités, la gendarmerie ou les services d’incendie et de secours (études de cas traités dans l’ouvrage) sont aujourd’hui soumis à une alternative claire : résister ou se soumettre aux changements, qui passent actuellement par une forme de contractualisation, mais aussi de précarisation, de l’emploi public. La posture de l’encadrant public vise ainsi de plus en plus à offrir des « outils de pilotage » de cette stratégie de transformation, qui peut être vécue comme brutale et trop rapide… Contrôle, numérisation (et donc dématérialisation), européanisation, formation professionnelle tout au long de la carrière : de nombreux leviers peuvent être actionnés mais les auteurs ne cachent pas le défi le plus important, qui est aussi la variable la plus délicate pour réussir ces changements : l’adhésion des agents à ces nouvelles pratiques de gestion des ressources humaines. A juste titre, l’ouvrage insiste ainsi sur la valeur cardinale de l’intérêt général, véritable « boussole » de l’action publique qui donne à la fois un sens et une direction pour mener à bien les missions du service public et, ainsi, satisfaire les besoins de la population.
Mieux comprendre l'emploi public avant de vouloir le réformer
Enfin, le manuel plus classique de Sociologie de l’emploi public d’Aurélie Peyrin permet de remettre en perspective ce que représente aujourd’hui le « bassin d’emplois » du secteur public en France (fonctionnaires et agents contractuels confondus). Avec des informations fiables et nombreuses sur les statistiques des effectifs des fonctions publiques, une caractérisation précise et actualisée de leurs métiers et de leurs contraintes spécifiques et un retour très objectif sur les récentes réformes et transformations menées par les précédents gouvernements, cette lecture sociologique permet de déconstruire des idées reçues (trop de fonctionnaires, trop de niveaux d’administrations, trop de bureaucratie, etc.) afin de mieux comprendre les enjeux les plus essentiels du management dans le secteur public.
De ce point de vue, la particularité de cet encadrement est bien détaillée, l’évolution des formes d’emploi (statutaire ou contractuelle) s’inscrivant dans une réflexion plus globale sur les modalités de mise en œuvre du service public, les enjeux spécifiques des organisations publiques et les stratégies à établir pour gérer leurs agents. C’est en définitive à partir de ces caractéristiques socio-démographiques qu’il faut appréhender leurs missions d’intérêt général et la manière de les faire évoluer pour les adapter aux nouveaux enjeux et aux nouvelles missions, le principe d’adaptabilité étant une des lois d’airain des services publics depuis l’élaboration d’un droit administratif spécifique au secteur public.
Ainsi peut-on conclure en souhaitant que le lecteur comprenne, par ces ouvrages, à quel point l’encadrement dans les organisations publiques doit comme préalable indispensable approfondir sa connaissance des problématiques de missions de service public et de gestion de l’emploi public, avant de s’intéresser à la seule question de la rationalisation des moyens (humains et budgétaires) pour mettre en œuvre le changement dans l’action publique.