A l'issu d'un travail d'enquête de quatre ans, Luc Bronner, nouveau rédacteur en chef au "Monde", nous fait apercevoir la réalité banale et tragique des “quartiers difficiles”. Ces véritables ghettos sont coupés du reste du territoire et du reste de la société par une série de ruptures sociales, politiques, géographiques. Dans un style journalistique fluide, cette analyse appuyée sur de nombreux témoignages est aussi un réquisitoire solidement argumenté contre une politique sécuritaire manifestement inefficace.   

8% de la population française vit dans les 700 Zones Urbaines Sensibles (ZUS). Ces quartiers de relégation sociale, en périphérie ou au centre des grandes agglomérations, cumulent fort taux de chômage, échec scolaire, fort pourcentage de jeunes dans la population, forte proportion d'immigrés et d'étrangers. L'ouvrage de Luc Bronner est un reportage dans ces territoires  distants de quelques kilomètres seulement du centre des grandes villes françaises, et pourtant étrangers. Étrangers, ces territoires le sont pour beaucoup de Français, qui en ignorent l'organisation, le fonctionnement, et surtout les habitants. Ces territoires sont comme coupés du reste du pays : pour l'auteur, ce sont des ghettos. Le mot est fort, mais assumé. Tout ce qui fait barrière entre ces quartiers et le reste du territoire, entre leurs habitants et le reste de la population française est ici révélé. Des barrières sociales, géographiques, politiques sont érigées de l'extérieur et de l'intérieur. De l'extérieur, ce sont l'incompréhension, la stigmatisation des habitants par les politiques, les journalistes, les simples citoyens qui participent à la construction d'un mur   . De l'intérieur, c'est le repli – forcé - des habitants de ces quartiers sur eux-mêmes qui allonge la distance entre eux et le reste de la société. Le très grand mérite de cet ouvrage est de franchir la barrière du ghetto, de faire tomber les préjugés. Cela est fait de manière très convaincante grâce à un travail de terrain de quatre années éclairé par des analyses de sociologues sur la question.

 

Prenant d'emblée le contrepied des discours politiques accusateurs qui pointent du doigt les “racailles”, les “jeunes désœuvrés” pour mieux les opposer aux “honnêtes citoyens” victimes de leurs violence, l'auteur montre, chiffres et exemples à l'appui, que les premières victimes des violences sociales sont les jeunes des quartiers eux-mêmes. Règlement de compte entre bandes, poursuite avec des policiers qui finissent mal, histoires de cœur et d'honneur réglées dans le sang : les homicides et accidents meurtriers font partie du quotidien des quartiers. Ceux qui participent et provoquent ces violences en sont également les premières victimes. 

 

Qu'est-ce qui explique que le taux de mortalité soit bien plus élevé dans ces quartiers qu'ailleurs ? Qu'est-ce qui se cache derrière  la violence des émeutes contre la police ? Ni mafia, ni organisation criminelle : la réalité est bien plus anodine. Pour Luc Bronner, “la crise des banlieues, dans sa forme la plus visible, la plus spectaculaire, est donc d'abord une banale crise d'adolescence, une histoire d'hormones qui agitent les garçons”   . Ici comme ailleurs, les garçons de 13-18 ans traversent une période de troubles existentiels. La découverte de la sexualité, la confrontation d'une vision du monde issue de l'enfance à celle des adultes nourrissent un mal-être. Ici comme ailleurs, le “regard des pairs”   est déterminant dans la construction d'une personnalité nouvelle. Comment expliquer dès lors qu'ici les crises d'adolescence dégénèrent jusqu'à des formes de violences inacceptables envers les autres (et d'abord les filles, qui sont les premières victimes du regard des garçons lorsque leurs jupes sont trop courtes ou qu'elles se promènent dans le quartier en soirée) et envers la société (les atteintes à tout ce qui représente l'Etat, police, pompiers, enseignants...) ? Les adolescents remettent en cause les règles que les adultes leur fixent, pour mieux en éprouver la solidité. Dans ces quartiers, ce cadre n'existe pas. Les jeunes “tiennent le mur”, s'ennuient en groupe au bas des immeubles, sans surveillance, sans activité. Si le matin, les adultes peuvent sortir, faire leurs courses, à partir de 14h, ce sont les adolescents qui sont dans la rue et qui imposent leurs règles. Le journaliste évoque les témoignages d'adultes qui savent qu'ils risquent gros à regarder un adolescent dans les yeux, ou à ne pas lui laisser le passage sur le trottoir. Étonnant renversement de la hiérarchie : “l'ordre social et générationnel est inversé : ce ne sont plus les jeunes qui bénéficient d'une permission de minuit ; ce sont les adultes qui disposent d'une forme de tolérance”   .  

Question taboue dans une République “une et indivisible”, les différences culturelles d'éducation pourraient être une explication à cette situation. Le chercheur Hugues Lagrange a mis en évidence   la sur-représentation des jeunes issus de l'immigration d'Afrique subsaharienne dans les quartiers qui se sont embrasés en 2005. Il fait de cette corrélation une explication : les parents de ces jeunes ont vécu dans des villages où l'éducation des enfants était l'affaire de tous. Un enfant dans la rue n'était pas un enfant abandonné puisque voisins et famille participaient aussi à son éducation. Or, arrivé en France dans les quartiers de relégation, “pour les familles, c'est tout aussi compliqué parce que ce qui fonctionnait hier, dans un monde rural, ne tourne plus du tout, et ils voient bien leurs enfants leur échapper, échapper au monde adulte, très vite”   . Libérés du cadre parental, une poignée d'adolescents contrôlent “leur territoire”. L'immigration est une autre question taboue. La proportion d'immigrés maghrébins et d'Afrique noire est très forte. Les blancs ont, dès que leurs revenus le permettaient, massivement quitté ces quartiers, suivis par les immigrés portugais. Une spécificité ethnique et sociale qui favorise les amalgames populistes de certains hommes politiques.

La stigmatisation politique et médiatique des “banlieues” participe à leur ghettoïsation. Les émeutes urbaines et descentes policières sont très médiatisées par un pouvoir soucieux de donner l'image d'un Etat fort, qui agit et assure la sécurité. Les cars de CRS sont souvent suivis par les voitures de journalistes. Mais ceux-ci couvrent seulement cet aspect spectaculaire de la vie des quartiers, se retirant totalement ensuite. C'est donc une médiatisation en dents de scie. De même, ces territoires sont des “déserts politiques”   . Mis à part quelques sorties de ministres, ces quartiers semblent abandonnés par l'Etat. Seuls les maires effectuent un travail souvent remarquable. L'abstention atteint des niveaux records. 

Ces territoires se résument souvent à quelques rues et dalles bordées par les tours et les barres d'immeubles construites en urgence dans l'après-guerre pour répondre à la crise du logement. Des limites invisibles séparent ces territoires du reste des villes, comme à Aulnay-sous-Bois où la cité des 3000 est à proximité immédiate d'un centre-ville et de quartiers pavillonnaires plus cossus. Touchés par des taux de chômages très élevés (30% à Clichy-sous-Bois par exemple), il se déploie dans ces quartiers une économie informelle très active. Toute sorte de “bizness”, et d'abord le commerce de cannabis, sont animés par des réseaux socio-économiques denses, bien organisés et très hiérarchisés.

Restituant toute la complexité du problème des banlieues, Luc Bronner dénonce l'inadaptation de la politique sécuritaire menée depuis 2002. Les discours musclés, la politique du chiffre, les opérations “coup de poing” spectaculaires et les opérations de rénovation urbaine visant à transformer l'urbanisation des quartiers pour permettre aux policiers de mieux les contrôler sur le terrain n'ont pas donné les résultats escomptés. Au début de chaque chapitre, trois extraits tirés de discours de N. Sarkozy de 2002 à 2010 montrent que les mots employés sont les mêmes, les solutions préconisés identiques. Le diagnostic du président de la République n'a pas évolué en huit ans : ses propres discours sonnent comme un terrible aveu d'impuissance de la part d'un homme en charge de ces questions comme ministre de l'intérieur puis comme chef de l'Etat. L'auteur prône quant à lui une stratégie de responsabilisation des populations des quartiers, organisés pour défendre leurs droits, à l'instar des community organisers aux Etats-Unis

 

* Lire le dossier de nonfiction.fr sur la politique de la ville :

 

-    Un décryptage du New Deal urbain du PS, par Lilia Blaise.


-    Une interview de Nathalie Perrin-Gilbert, secrétaire nationale du Parti socialiste au Logement, par Lilia Blaise et Pierre Testard.


-    Une analyse des rapports entre politique de la ville et politique d'intégration, par Quentin Molinier.


-    Un bilan du Plan Espoir Banlieues, par Charlotte Arce.

 

-    Une interview de Grégory Busquet, sociologue et urbaniste, par Lilia Blaise.

 

-    Une interview de Luc Bronner, journaliste au Monde, par Charlotte Arce. 

 

-Une interview d'Adeline Hazan, maire de Reims, par Lilia Blaise

 

-    Un point de vue de David Alcaud pour en finir avec le mythe de la politique de la ville.


-    Une interview de Jacques Donzelot, directeur de la collection "La ville en débat" (aux PUF), par Xavier Desjardins.


-    Un entretien avec Didier Lapeyronnie, sociologue, par Xavier Desjardins.

 

Des critiques des livres de :



-    Christophe Guilluy, Fractures françaises, par Violette Ozoux.


-    Hugues Lagrange, Le déni des cultures, par Sophie Burdet.


-    Julien Damon, Villes à vivre, par Xavier Desjardins


-    Joy Sorman et Eric Lapierre, L’inhabitable, par Tony Côme.


-    Jean-Luc Nancy, La ville au loin, par Quentin Molinier.


-    Denis Delbaere, La fabrique de l’espace public. Ville, paysage, démocratie, par Antonin Margier.


-    Rem Koolhaas, Junkspace, par Antonin Margier.


-    Hacène Belmessous, Opération banlieues. Comment l’Etat prépare la guerre urbaine dans les banlieues, par Antonin Margier.


-    Michel Agier, Esquisses d’une anthropologie de la ville. Lieux, situations, mouvements, par Antonin Margier.