Comment Hugues Lagrange prend-il en compte le facteur culturel pour expliquer les inconduites et l'échec scolaire ? Retour sur un livre ayant fait polémique à sa sortie en septembre 2010.

Le déni des cultures, le livre de Hugues Lagrange, sociologue-chercheur au CNRS, professeur à Sciences-Po, a été largement commenté à sa sortie en septembre 2010 et a même suscité la polémique. En effet les commentaires s’étaient focalisés sur son hypothèse centrale ant sur l’origine culturelle comme facteur déterminant pour expliquer qui étaient les auteurs de délits notamment lors des émeutes de novembre 2005, et lui reprochaient un propos discriminant et accusateur.

 

La prise en compte d’un facteur culturel pour comprendre l’échec scolaire et les inconduites, lever ce "déni des cultures" des autres et par là les reconnaître, semble à entendre plutôt comme acte de bon sens dans le monde ouvert et globalisé qui est le nôtre et comme élément primordial pour l’efficacité des politiques publiques.

 

L’hypothèse de l’origine culturelle

 

Rigoureuse et très riche, l’étude de Lagrange, commencée il y a plus de dix ans dans les quartiers à forte population issue de l’immigration où il travaille et enquête, s’appuie sur de nombreux graphiques, cartes, statistiques présentant entre autres : 

- la distribution des pourcentages de réussite au brevet des trois groupes d’origine culturelle selon leur moyenne en sixième ;

- le pourcentage de délits suivant le milieu social et l’origine culturelle de la famille ; - le pourcentage de réussite au brevet suivant le milieu social et l’origine de la famille ; 

- le taux de réussite au brevet suivant le milieu social et l’origine culturelle de la famille ;  - le pourcentage d’auteurs de délits selon l’origine culturelle et la configuration familial en 2005 ; 

- la ségrégation scolaire dans les IRIS   du quartier de la Goutte-d’Or et dans les collèges à Paris en 2005 ; 

- la proportion de familles d’origine africaine par IRIS à Mantes-la-Jolie ; 

- la répartition des cadres dans les IRIS de la communauté d’agglomération de Mantes-en-Yvelines ;

- les taux de chômage par tranche d’âges et nationalités en ZUS et hors ZUS ;

 - le pourcentage d’auteurs de délits parmi les adolescents de 16 ans des familles d’origine sahélienne selon la taille de la fratrie et le rang dans la fratrie ; 

- la prise en charge de familles autochtones / d’origine africaine par l’Aide sociale à l’enfance ; 

- le pourcentage d’adolescents de l’autre sexe dans le réseau de copains selon le sexe d’ego et l’origine culturelle ; etc.

 

Le recoupement et la confrontation de ces données précises permettent à l’auteur d’une part de poser la question de la signification de la "surreprésentation des adolescents issus des migrations africaines dans la délinquance sanctionnée"   et d’autre part de comprendre les origines des inégalités dans la réussite scolaire et dans les inconduites   entre les enfants des mêmes quartiers. 

 

L’intérêt de la démarche de Lagrange est d’ouvrir les perspectives de recherches et de prendre en compte plusieurs matériaux de réflexion sociologiques, géographiques, philosophiques, politiques   que reflètent les douze chapitres apparemment dissociés, mais qui témoignent autant de la difficulté du sujet que de l’originalité de l’effort pour saisir les événements signifiants à son égard. 

 

Échec scolaire, ségrégation urbaine et délinquance

 

À la lecture du Déni des cultures, il apparaît que les catégories usuelles   ne suffisent plus à rendre compte de situations, telles que celles des émeutes de 2005, qui cristallisent une intégration introuvable. Pourquoi l’intégration économique, culturelle et sociale ne se fait pas ? Pourquoi les enfants des quartiers sont-ils en échec scolaire ? Pourquoi les inconduites résonnent-elles comme confrontation et hostilité des jeunes issus de l’immigration envers les autochtones ? 

 

Ces questions doivent être lues sous un nouveau regard, celui du monde globalisé, où les mouvements migratoires ne sont plus les mêmes et n’ont plus la même signification que ceux de la période de l’après-guerre jusqu’aux années 1980. C’est donc à "l’extension et la portée nouvelle"   de l’échec scolaire précoce dans les cités à partir des années 1980 que s’intéresse le sociologue Hugues Lagrange. 

"Les difficultés scolaires n’étaient pas il y a quarante ans un obstacle à l’intégration professionnelles des enfants des classes populaires. En outre, ces difficultés n’étaient pas modelées aussi strictement par un clivage spatial et culturel. Enfin l’échec scolaire, qui nourrit la délinquance et le ressentiment, est précoce, il fonctionne comme un handicap largement hérité."   .
Ce handicap est le résultat de plusieurs facteurs ayant contribué à transformer les quartiers populaires à forte population immigrée en quartiers dits sensibles au taux de délinquance élevé, en ghettos ségrégés, dont la cartographique coïncide avec celle de zones où les performances en classe de 6ème et au brevet sont les plus basses. Le chômage massif, la disparition progressive des élites sociales et la désertion des écoles publiques par les familles autochtones font de ces quartiers   des zones attestant de la ségrégation sociale et aussi ethnoculturelle : "Au total, les quartiers sensibles ne se contentent pas de refléter une situation de chômage défavorable dans l’ensemble du pays, celle-ci trouve là une amplification sélective qu’il est difficile d’isoler de la ségrégation ethnoculturelle."   .

 

La ségrégation urbaine cache donc une ségrégation multiple : sociale, ethnoculturelle, à laquelle s’ajoute parfois la ségrégation sexuelle (les garçons et filles se mêlant peu). 

L’échec scolaire précoce (dès l’école primaire) étant annonciateur de l’échec scolaire au collège et la porte ouverte à la délinquance, le constat du sociologue est celui du lien causal évident entre ségrégation urbaine et disparition de modèle de réussite (tant pour les enfants à l’école que chez les actifs). Ainsi, "la population qui reste dans la cité, la moins mobile, s’homogénéise par le bas"   ; la perte d’attractivité en termes de logements, de qualité des écoles et de réputation du quartier explique l’évitement de ces quartiers par les ménages à professions intermédiaires et "les conséquences désastreuses en termes d’émulation sociale et de modèle éducatif"   . Le caractère pertinent de l’analyse du sociologue tient donc à l’évidence du constat initial : "on ne peut pas intégrer en se mettant à distance et en rejetant»   .

 

Pour des politiques publiques efficaces

 

S’appuyant sur des études   attestant le rôle de la mère dans la réussite scolaire, Lagrange consacre un long moment à l’analyse de configurations familiales. Celles-ci montrent que d’une part la monoparentalité n’est pas un problème pour la réussite de l’enfant élevé par sa mère (plutôt que par son père) et d’autre part que l’activité salariée de la mère constitue un modèle encourageant pour l’enfant. 

 

"Comment l’activité des "mamans" africaines produit-elle de la réussite scolaire ?" demande l’auteur. Les difficultés précoces à l’école touchant "surtout les familles nombreuses issues de l’immigration africaine"   , H. Lagrange montre que la réussite scolaire de ces enfants peut être motivée non pas par une aide aux devoirs (les mères en étant souvent peu capables), mais par un modèle d’implication dans la vie professionnelle.  "L’implication des femmes dans la vie professionnelle est l’indice d’une orientation vers le monde –qui est souvent aussi celle de leurs maris– et qui indique qu’elles croient pouvoir réussir par leurs propres efforts. […] l’accroissement de l’implication des femmes dans le travail n’est pas, chez elles une affirmation de type néoféministe, c’est la trace d’une volonté d’améliorer les perspectives de réussite de leur famille. Si ces femmes relèvent à leur façon le défi de la modernité, c’est d’abord pour leurs enfants."  

 

Plutôt que de faire peser sur les mères (une fois de plus) la responsabilité de la déviance sociale   , le sociologue envisage une politique d’"empowerment" des femmes de quartiers pauvres et d’encouragement du travail des femmes, cautionnant l’idée selon laquelle les mères sont plus impliquées dans la réussite scolaire de leurs enfants. Traduit dans l’ouvrage par "en-capacitation", le terme empowerment signifie agir en vue de faire acquérir les capacités, de provoquer l’avènement de capacités propres ; ça n’est donc pas seulement l’idée de rendre autonome (selon un modèle d’autonomie parfois inaccessible), mais celle de faire advenir chez chacun une puissance d’action réelle. Voilà donc la voie que doivent emprunter les politiques publiques. Encourager le travail des femmes et réintroduire de la mixité sociale dans les quartiers populaires. 

Culture, cultures, sous-culture

Ainsi, l’hypothèse de l’origine des cultures que tente de fonder Hugues Lagrange semble à même de répondre de la nature des difficultés scolaires précoces que rencontrent les enfants issus des migrations africaines et qui les empêchent de réussir dans le système scolaire méritocratique français. Ce que l’ "on n’a pas fait l’effort de comprendre", regrette l’auteur   .

 

"Comprendre la nouvelle conflictualité sociale"   et étudier les processus de socialisation passe par la prise en compte du bagage culturel des habitants d’un quartier et non plus seulement du background socio-économique. L’ambition, mal comprise semble-t-il, de H. Lagrange, est celle de donner une reconnaissance aux cultures des "autres", les arrivés plus récents. Non pas seulement en terme de diversité, mais plutôt en tentant de discerner les composants de la "sous-culture", c’est-à-dire la combinaison, la synthèse de la Culture   et de la culture   afin d’en rendre la réalité.  "La sous-culture est un rapport social"   , elle est alors un facteur pertinent pour comprendre les dérives des quartiers et une intégration difficile. Cette sous-culture, résultante d’une interaction entre deux cultures, "la culture d’origine avec le courant central"   manifeste autant un repli sur soi, face à une société civile inhospitalière, que des aspirations et ambitions autres : "Jusqu’à quel point peut-on imputer aux migrants du Sud des aspirations qui convergent avec celles des autres segments de nos sociétés ? […] On suppose implicitement, dans beaucoup de réflexions sur l’intégration, que les membres des minorités souhaitent se fondre dans la société, mais qu’ils en seraient seulement empêchés par des obstacles et des discriminations"   . L’hypothèse de Hugues Lagrange prend alors un autre sens, celui d’une remise en cause de l’ethnocentrisme rappelant le texte ci-nommé de Claude Lévi-Strauss   . Ce faisant, Lagrange ne tombe pas dans cette confusion, courante hélas, entre nature et culture, qui semble être celle de ces détracteurs ; le facteur culturel qu’il envisage n’a ni les traits ni les accents d’une "disposition naturelle" qui tend à enfermer chacun dans une nature à laquelle il ne peut rien et qui expliquerait tout avant même que cela ait eu lieu. Relire Lévi-Strauss n’est donc ni vain ni fortuit : "Il semble que la diversité des cultures soit rarement apparue aux hommes pour ce qu’elle est : un phénomène naturel, résultant des rapports directs ou indirects entre les sociétés ; ils y ont plutôt vu une sorte de monstruosité ou de scandale ; dans ces matières, le progrès de connaissance n’a pas tellement consisté à dissiper cette illusion au profit d’une vue plus exacte qu’à l’accepter ou à trouver le moyen de s’y résigner"   .

 

Admettre que les migrants n’aient pas les mêmes aspirations suppose donc cette reconnaissance des cultures, et implique une remise en cause des standards de valeur. Défi du communautarisme pour les démocraties modernes ? Ou refondation de valeurs autour de cette reconnaissance des cultures ? Le travail de Lagrange a le mérite de refuser l’hypocrisie des politiques publiques et de la société civile et de contribuer à l’effort de réflexion de la société à venir

 

* Pour approfondir la réflexion sur la politique de la ville et ses enjeux, nonfiction.fr publie aujourd’hui  un dossier qui comprend :

 

 

-    Un décryptage du New Deal urbain du PS, par Lilia Blaise.


-    Une interview de Nathalie Perrin-Gilbert, secrétaire nationale du Parti socialiste au Logement, par Lilia Blaise et Pierre Testard. 


-    Une analyse des rapports entre politique de la ville et politique d'intégration, par Quentin Molinier.


-    Un bilan du Plan Espoir Banlieues, par Charlotte Arce.

 

 -    Une interview de Luc Bronner, journaliste au Monde, par Charlotte Arce. 

 

-    Un point de vue de David Alcaud pour en finir avec le mythe de la politique de la ville.

 

-    Une interview de Grégory Busquet, par Lilia Blaise.


-    Une interview de Jacques Donzelot, directeur de la collection "La ville en débat" (aux PUF), par Xavier Desjardins.


-    Un entretien avec Didier Lapeyronnie, sociologue, par Xavier Desjardins.

 

Des critiques des livres de :



-    Christophe Guilluy, Fractures françaises, par Violette Ozoux.


-    Julien Damon, Villes à vivre, par Xavier Desjardins


-    Joy Sorman et Eric Lapierre, L’inhabitable, par Tony Côme.


-    Jean-Luc Nancy, La ville au loin, par Quentin Molinier.


-    Denis Delbaere, La fabrique de l’espace public. Ville, paysage, démocratie, par Antonin Margier.


-    Rem Koolhaas, Junkspace, par Antonin Margier.


-    Hacène Belmessous, Opération banlieues. Comment l’Etat prépare la guerre urbaine dans les banlieues, par Antonin Margier.


-    Michel Agier, Esquisses d’une anthropologie de la ville. Lieux, situations, mouvements, par Antonin Margier.

 

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Le vieillissement de la population est-il un obstacle à l'alternance politique en 2012 ?, par Matthieu Jeanne.