C’est un appel à la vigilance que lance Christophe Guilluy dans "Fractures françaises" : vigilance quant aux implications sociales de la mondialisation, vigilance quant aux représentations simplistes de la société française véhiculées dans les discours politiques, vigilance enfin quant au risque d’une fragmentation socioculturelle mettant en péril le modèle républicain. Résolument engagé, cet essai a pour ambition de révéler ce dont on ne parle pas au nom d’un idéal républicain du "vivre ensemble" trop peu réinterrogé face à une réalité ô combien différente et plus complexe.   

Christophe Guilluy, géographe et chercheur auprès des collectivités locales et d’organismes publics, mobilise une géographie sociale renouvelée dans un triple objectif : remettre en cause la représentation « officielle » d’une société française opposant les banlieues et leurs minorités aux autres territoires et à leurs classes moyennes ; identifier et qualifier les recompositions sociospatiales induites par le processus de mondialisation ; mesurer les implications de ces évolutions, et notamment du séparatisme culturel, sur la cohésion nationale.

Le constat initial – contestable – est celui de l’illusion d’une France apaisée, où le conflit ne serait jamais  ouvert ni assumé. La démonstration s’attache alors à souligner les mécanismes révélateurs d’un séparatisme social et culturel grandissant, notamment au sein des classes populaires. Centrée sur ces "classes populaires" au sens large, cette réflexion entend leur redonner une place dans l’analyse des effets de la mondialisation, en mettant en évidence leur fragilité face à des processus métropolitains sélectifs et ségrégatifs et en démontrant le délaissement dont une partie d’entre elles – celles de la France périphérique – fait l’objet de la part des politiques. 

Mobilisant statistiques et exemples locaux, l’auteur offre à ses lecteurs des repères nouveaux et renverse efficacement certaines idées reçues. En cela, l’Atlas des nouvelles fractures sociales en France du même auteur et de Christophe Noyé (Autrement, 2004) est un complément de lecture quasi indispensable pour un ouvrage qui aurait sans doute gagné à présenter quelques cartes comme les aiment tant les géographes.

Les onze chapitres constituant le livre peuvent être regroupés en quatre grands temps permettant de clarifier une démonstration à l’argumentaire parfois répétitif.

 

Qui a dit "ghetto" ?

Les deux premiers chapitres ("Un ghetto intellectuel et médiatique" / "La gauche française dans le ghetto") mettent en lumière une vision bipolaire fausse de la société française qui opposerait des banlieues ethnicisées et précarisées à une "France des pavillons" et des classes moyennes. Le traitement médiatique des banlieues et l’intervention politique qui en découle (comme réponse à une "demande médiatique" et non à une "demande sociale") contribuent à ce biais en oubliant certaines évidences - "on vieillit aussi en banlieue !" - et en utilisant des concepts inadaptés aux réalités françaises - le "ghetto". Médias et politiques contribuent à un écart dans la visibilité politique de certains territoires et populations : quand les quartiers sensibles font l’objet de toutes les attentions, 85% des ménages pauvres, qui ne vivent pas dans ces quartiers, sont oubliés.

 

 

La fausse évidence des minorités ethniques exclues pour une majorité incluse

 

Les trois chapitres suivants ("L’autre diagnostic" / "Le temps des minorités et des majorités relatives" / "Comment je suis devenu blanc") analysent les effets des dynamiques migratoires sur le territoire national et sur les espaces urbains. Le passage d’une immigration de travail à une immigration familiale a par exemple conduit à un changement de fonction des quartiers d’habitat social : de lieux d’accueil des petites couches salariées en phase d’ascension sociale dans les années 1960, ils sont devenus un nouveau sas entre le Nord et le Sud, accueillant de nouvelles couches populaires souvent précaires et sans formation. L’insécurité liée au développement de l’économie informelle dans ces quartiers opère une disqualification de leur image et renforce leurs difficultés. Ainsi, ces recompositions liées à une immigration féminisée, précarisée et concentrée dans certaines zones conduisent à relativiser, selon les territoires considérés, les notions de minorités et de majorités relatives. On observe ainsi une certaine ethnicisation des territoires, ethnicisation nuancée par des trajectoires individuelles de réussite, facteurs de dispersion, comme le montre le cas des jeunes d’origine étrangère.

 

 

"La France des plans sociaux"

Alors que certains quartiers sensibles connaissent des mutations positives trop souvent minorées ou mal analysées, la représentation ethnicisée (et intériorisée) d’une classe moyenne blanche tend à masquer ses propres fragilités. Christophe Guilluy revient rapidement sur des phénomènes urbains connus liés notamment au doublon mondialisation - métropolisation pour expliquer une périphérisation des classes populaires. "Des espaces périurbains aux espaces ruraux, des petites villes moyennes et industrielles aux villages de la campagne profonde", tels sont les territoires considérés comme victimes de la mondialisation libérale et du modèle métropolitain correspondant. Notons que cette analyse faisant des espaces métropolitains les seuls gagnants de la mondialisation pourrait cependant être nuancée par l’analyse proposée par Laurent Davezies dans La République et ses territoires : la circulation invisible des richesses (Seuil, 2008).

 

Ce processus de dispersion de la précarité contribuerait à l’émergence, dans cette "France des plans sociaux", d’une "nouvelle identité populaire, qui se nourrit de la critique de la mondialisation et de son corollaire, le multiculturalisme". L’effacement des conflits sociaux résulterait de la substitution de la question ethnoculturelle à la question sociale via la promotion du multiculturalisme par les classes dominantes. "La lutte des classes pour l’égalité sociale laisse ainsi la place à un combat pour la diversité et à une légitimation de l’inégalité".

 

Les derniers chapitres semblent dresser un constat d’échec du multiculturalisme vanté par les classes dominantes mais subi par les classes populaires. Dynamiques urbaines et foncières favoriseraient un séparatisme culturel au sein des classes populaires, un séparatisme lisible dans un diptyque France des grandes métropoles / autres territoires. Une analyse de la géographie électorale met en lumière cette fracture, notamment celle s’étant faite au sein des classes populaires du fait de perceptions différentes de la mondialisation et de l’immigration. D’après Christophe Guilluy, c’est en 2007 que le facteur ethnoculturel est entré dans les urnes.

 

Ainsi, en considérant que la France n’échappe pas à un ordre social inégalitaire et communautariste issu de la mondialisation libérale et masqué par des discours sur l’idéal républicain et le "vivre ensemble", Christophe Guilluy, dans cet ouvrage aux résonances politiques militantes, offre un argumentaire pour un retour du social face à une question ethnoculturelle parasitant les débats

 

A lire aussi dans le dossier sur la politique de la ville sur nonfiction.fr :

 

 

-    Un décryptage du New Deal urbain du PS, par Lilia Blaise.


-    Une interview de Nathalie Perrin-Gilbert, secrétaire nationale du Parti socialiste au Logement, par Lilia Blaise et Pierre Testard. 


-    Une analyse des rapports entre politique de la ville et politique d'intégration, par Quentin Molinier.


-    Un bilan du Plan Espoir Banlieues, par Charlotte Arce.

 

-    Un point de vue de David Alcaud.

 

-    Une interview de Grégory Busquet, par Lilia Blaise.


-    Une interview de Jacques Donzelot, directeur de la collection "La ville en débat" (aux PUF), par Xavier Desjardins.


-    Un entretien avec Didier Lapeyronnie, sociologue, par Xavier Desjardins.

 

Des critiques des livres de :




-    Hugues Lagrange, Le déni des cultures, par Sophie Burdet.


-    Julien Damon, Villes à vivre, par Xavier Desjardins


-    Joy Sorman et Eric Lapierre, L’inhabitable, par Tony Côme.


-    Jean-Luc Nancy, La ville au loin, par Quentin Molinier.


-    Denis Delbaere, La fabrique de l’espace public. Ville, paysage, démocratie, par Antonin Margier.


-    Rem Koolhaas, Junkspace, par Antonin Margier.


-    Hacène Belmessous, Opération banlieues. Comment l’Etat prépare la guerre urbaine dans les banlieues, par Antonin Margier.


-    Michel Agier, Esquisses d’une anthropologie de la ville. Lieux, situations, mouvements, par Antonin Margier.

 

A lire aussi sur nonfiction.fr :

 

Le vieillissement de la population est-il un obstacle à l'alternance politique en 2012 ?, par Matthieu Jeanne.