Luc Bronner est journaliste au Monde. Auteur de La loi du ghetto, Enquête sur les banlieues françaises (Calmann-Lévy, mars 2010), il a remporté en 2007 le Prix Albert Londres pour une série d'articles sur "Les jeunes et la banlieue". Il a accepté d'accorder à Nonfiction.fr un entretien autour de la politique de la ville menée par le gouvernement. 

 
 

Nonfiction.fr- Quel bilan tirer, après trois années d'existence, du plan Espoir Banlieues, et notamment de l'"ère" Fadela Amara en tant que secrétaire d'Etat à la ville ? A la vue de tels résultats, quel discours a finalement tenu le gouvernement sur les banlieues depuis les émeutes de 2005 ? 

 

Luc Bronner : Le bilan du plan Espoir Banlieues est des plus modestes. Nous sommes très loin du "Plan Marshall" pour les banlieues évoqué pendant la campagne présidentielle de 2007. Nous sommes très loin, également, du discours de Nicolas Sarkozy à l’Elysée, en février 2008, annonçant une "nouvelle politique". Les données disponibles, notamment les rapports de l’observatoire national des zones urbaines sensibles, montrent que la situation ne s’est pas améliorée dans les quartiers. Je crois que Fadela Amara a fait ce qu’elle pouvait mais elle ne pouvait pas grand-chose. Sans poids politique, avec un ministère sans administration, elle n’a pas su faire bouger le gouvernement. J’ai aussi le sentiment qu’elle n’a pas su utiliser, comme Martin Hirsch par exemple, l’arme de sa démission pour obtenir des arbitrages plus favorables. Un exemple : alors qu’elle avait travaillé sur le redécoupage des territoires d’intervention de la politique de la ville – une question technique mais centrale pour déterminer quels doivent les territoires prioritaires – François Fillon a décidé de geler toute décision sur le sujet. Elle a protesté en écrivant une lettre très dure au Premier ministre, révélée dans la presse, mais elle s’est arrêtée au milieu du gué : elle aurait pu, à ce moment, pointer l’incohérence du gouvernement en mettant sa démission en jeu. Elle n’a pas eu le courage d’aller jusque-là.

 
 

Nonfiction.fr- Comment expliquer l'échec du plan Espoir Banlieues, pourtant présenté dans un premier temps comme le "Plan Marshall des banlieues"? 

 

Luc Bronner : La logique était de parier sur le monde privé, sur la responsabilité individuelle, sur la promotion des talents issus des quartiers en considérant que les approches traditionnelles – ce qu’on appelle la politique de la ville – avaient montré leurs limites depuis 20 ans. Il est vrai qu’en 2008, avant la crise, on sentait le monde de l’entreprise évoluer très rapidement sur la question de la diversité. Il y avait une volonté évidente, notamment de la part des grandes entreprises, de s’ouvrir sur de nouveaux viviers de recrutement, de faire évoluer le profil de leurs cadres, de ressembler un peu plus à la société dans sa diversité sociale et ethnique. Mais le pari n’a pas fonctionné. A cause de la crise économique, en premier lieu, qui a repoussé les candidats de la diversité dans la file d’attente des chômeurs. A cause de l’ampleur des difficultés dans les quartiers, ensuite et surtout : cette approche libérale se heurte à l’ampleur de la ségrégation sociale et ethnique dans notre pays. Des phénomènes qu’on ne pourra combattre sans une intervention publique forte, contrairement à ce que défendent les libéraux.

 
 

Nonfiction.fr- Depuis la parution de La loi du ghetto, avez-vous le sentiment d’une généralisation du terme "ghetto" et d’une reprise par les politiques, ou au contraire son usage est-il encore tabou ? Pourquoi remet-il en question le modèle républicain ?

 

Luc Bronner : Le terme ghetto est utilisé par des chercheurs – Didier Lapeyronnie dans Ghetto urbain (Robert Laffont), Manuel Boucher dans Les internés du ghetto (L’harmattan) ou Eric Maurin dans Le ghetto français (Seuil) – et contesté par d’autres qui estiment que le terme est exagéré. Je remarque que les élus de terrain - je pense à Claude Dilain, le maire de Clichy-sous-Bois, Stéphane Gatignon, le maire de Sevran, ou André Gérin, de Vénissieux – ont beaucoup moins de réticences à utiliser le terme parce qu’ils voient bien, au quotidien, la profondeur des coupures, des frontières mentales, des inégalités qui structurent le paysage urbain. Son usage par les élites politiques reste plus rare – même si Nicolas Sarkozy, par exemple, n’a jamais eu peur de l’utiliser. Sans doute parce que reconnaître l’existence d’un phénomène de ghettoïsation, c’est admettre que la République dysfonctionne gravement et qu’il faudrait se donner les moyens d’y remédier.

 
 

Nonfiction.fr- Que penser des conclusions du rapport Goulard et Pupponi, et plus particulièrement de sa constatation d'une nette amélioration de la rénovation urbaine et du développement économique dans les ZUS (Zones urbaines sensibles) ? D'après vous, ces résultats sont-ils probants ? 

 

Luc Bronner : Le rapport est très intéressant. Il montre effectivement que la rénovation urbaine a des effets positifs sur les quartiers. Grâce notamment à l’ampleur des interventions publiques depuis 2004 : au total, jusqu’en 2013, ce sont plus de 40 milliards d’euros qui vont être investis pour rénover les quartiers. Ce succès – qui doit toutefois être relativisé sur la partie "mixité sociale" qui reste virtuelle – montre que, contrairement aux déclarations gouvernementales, la politique de la ville est aussi une question de moyens.

 

Nonfiction.fr- Le remplacement de Fadela Amara par Maurice Leroy est-il significatif d'une réorientation du discours du gouvernement sur les banlieues ? Le passage d'un secrétariat d'Etat à un ministère de la Ville est-il révélateur d'une plus large autonomie ou au contraire d'un cloisonnement de la politique de la ville, dissociée de l'action d'autres ministères également impliqués dans sa mise en œuvre ? 

 

 Bien sûr, le passage d’un simple secrétariat d’Etat, sous Fadela Amara, à un ministère de plein exercice, avec Maurice Leroy, donne plus de poids à la politique de la ville en interministériel comme dans les rapports entre administrations locales. Mais je ne suis pas certain que cela traduise une volonté gouvernementale plus forte. D’abord parce que l’octroi d’un ministère de plein exercice était avant tout une promesse politique faite aux centristes, qui ne voulaient pas un simple secrétariat d’Etat. Ensuite parce que les décisions budgétaires montrent que la politique de la ville est durement touchée par les restrictions : les crédits des associations vont être durement affectés en 2011 et probablement en 2012, ce qui est infiniment plus important que les intitulés d’une carte de visite pour un secrétaire d’Etat ou un ministre. Enfin parce que Maurice Leroy assume la modestie de sa politique : dans un entretien au Monde, juste après sa nomination, il a souligné qu’il n’était pas "Merlin l’enchanteur" et qu’il ne fallait pas s’attendre à de grandes annonces d’ici la présidentielle. Le premier comité interministériel des villes, qui s’est tenu il y a quelques semaines, l’a confirmé : pour le gouvernement, il est urgent d’attendre. Le seul point positif concerne le Grand Paris, sur lequel les choses avancent.

 
 

Nonfiction.fr- Quelles distinctions remarquez-vous entre la stratégie de Fadela Amara et celle de Maurice Leroy ?

 

Luc Bronner : Il n’y a pas de différence fondamentale même leurs styles et leurs histoires sont radicalement différents. De fait, malgré le changement d’intitulé du ministère, ils gèrent une politique considérée comme secondaire par le gouvernement. Tous les dossiers essentiels – le redécoupage de la politique de la ville, la question de la péréquation financière entre communes, la relance de la rénovation urbaine, par exemple – ont été repoussés mois après mois.

 
 

Nonfiction.fr- Que penser du recadrage de la politique gouvernementale lors du dernier CIV (Conseil Interministériel des Villes) sur l'emploi des jeunes, avec la création de 7000 nouveaux contrats d'autonomie ? 

 

Luc Bronner : Il s’agit d’un dossier sur lequel il y a eu beaucoup d’annonces et peu de résultats. Cela ne relève évidemment pas uniquement de la responsabilité du gouvernement, qui a dû faire face à une crise économique et sociale majeure, mais le constat est terrible : aujourd’hui, dans les quelque 750 zones urbaines sensibles de métropole, le taux de chômage parmi les jeunes actifs est de 40% en moyenne. En moyenne ! Ce qui signifie que certains territoires connaissent des situations bien pires. Les 7.000 nouveaux contrats d’autonomie ne feront pas de mal mais ne résoudront rien.

 
 

Nonfiction.fr - Quel est votre avis sur le "New Deal urbain" proposé par le parti socialiste en novembre dernier ? Le programme proposé s'inscrit-il dans la continuité de la politique de la ville actuelle ou bien s'agit-il d'une nouvelle réflexion sur la banlieue ? 

 

Luc Bronner : Il comporte des réflexions encore inabouties mais intéressantes. Notamment parce que le PS essaie de penser la ville sans se focaliser uniquement sur les quartiers sensibles. Mais j’attends de voir comment le PS se positionne sur les questions de logement, d’éducation, de transport pour mesurer la réalité de leurs ambitions. Sur ces sujets, le PS a tendance a être très généreux dans ses déclarations mais plus confus dans ses programmes. Attendons de voir.

 
 

Nonfiction.fr - Dans quels domaines selon vous est-il nécessaire désormais de concentrer en priorité les efforts en matière de politique de la ville ?

 

Luc Bronner : L’éducation est un enjeu central. Malgré de très légers progrès, les écarts de réussite éducative restent considérables. Or, l’on sait que le diplôme et les niveaux de qualifications constituent des leviers essentiels. Aujourd’hui, un nombre considérable de jeunes, notamment de garçons, sortent de l’école sans le moindre diplôme. La proportion dépasse les 35% d’une classe d’âge dans certaines communes de Seine-Saint-Denis. C’est un handicap majeur. Mais c’est aussi un sujet délicat pour la droite comme pour la gauche parce qu’il faudra accepter de rompre complètement avec les logiques égalitaristes qui prévalent aujourd’hui dans l’éducation nationale en accordant beaucoup de moyens aux territoires les plus défavorisés. A droite, c’est une logique qui passe mal parce que beaucoup estiment que la nation donne déjà beaucoup à ces territoires. A gauche, c’est une approche qui peut indisposer les syndicats et le monde enseignant, une clientèle électorale très importante

 

Pour approfondir la réflexion sur la politique de la ville et ses enjeux, nonfiction.fr publie aujourd’hui  un dossier qui comprend :

 

-    Un décryptage du New Deal urbain du PS, par Lilia Blaise.


-    Une interview de Nathalie Perrin-Gilbert, secrétaire nationale du Parti socialiste au Logement, par Lilia Blaise et Pierre Testard. 


-    Une analyse des rapports entre politique de la ville et politique d'intégration, par Quentin Molinier.


-    Un bilan du Plan Espoir Banlieues, par Charlotte Arce.

 

-    Une interview de Grégory Busquet, sociologue et urbaniste, par Lilia Blaise.

 

Une analyse de la politique de la ville, par David Alcaud. 


-    Une interview de Jacques Donzelot, directeur de la collection "La ville en débat" (aux PUF), par Xavier Desjardins.


-    Un entretien avec Didier Lapeyronnie, sociologue, par Xavier Desjardins.

 

Des critiques des livres de :



-    Christophe Guilluy, Fractures françaises, par Violette Ozoux.


-    Hugues Lagrange, Le déni des cultures, par Sophie Burdet.


-    Julien Damon, Villes à vivre, par Xavier Desjardins


-    Joy Sorman et Eric Lapierre, L’inhabitable, par Tony Côme.


-    Jean-Luc Nancy, La ville au loin, par Quentin Molinier.


-    Denis Delbaere, La fabrique de l’espace public. Ville, paysage, démocratie, par Antonin Margier.


-    Rem Koolhaas, Junkspace, par Antonin Margier.


-    Hacène Belmessous, Opération banlieues. Comment l’Etat prépare la guerre urbaine dans les banlieues, par Antonin Margier.


-    Michel Agier, Esquisses d’une anthropologie de la ville. Lieux, situations, mouvements, par Antonin Margier.

 

A lire aussi sur nonfiction.fr :

 

Le vieillissement de la population est-il un obstacle à l'alternance politique en 2012 ?, par Matthieu Jeanne.