Quels rapports la politique de la ville et la politique d’intégration entretiennent-elles l’une avec l’autre ? Les différentes politiques de la ville mises en place depuis la fin des années 70 ont-elles favorisé l’intégration des étrangers ? Existe-t-il des alternatives à ce modèle ?

La politique de la ville, origine et spécificités


Une précision s’impose quant au syntagme “politique de la ville” : contrairement à ce que l’on pourrait penser, ce n’est pas “la” ville dans son ensemble, ni le genre “ville” qui est ici visé par l’action politique, mais seulement certaines villes, certains quartiers ou certaines zones urbaines. En effet, comme l’explique le Secrétariat Général du Comité Interministériel des Villes (SGCIV), “la politique de la ville désigne la politique mise en place par les pouvoirs publics afin de revaloriser les zones urbaines en difficulté et de réduire les inégalités entre les territoires”. Seuls les lieux qualifiés de sensibles ou de prioritaires   sont donc concernés. Par ailleurs, la mise en place d’une politique de la ville au niveau national suppose de reconnaître au préalable qu’il existe des disparités socio-économiques importantes entre les villes, d’une part, et entre les habitants de ces villes, d’autre part, soit que le territoire français est fondamentalement hétérogène. La formulation d’un tel constat apparaît aujourd’hui d’une banalité déconcertante. Il faut pourtant rappeler que le corps politique français n’a commencé d’appréhender la disparité et l’inégalité des territoires urbains et péri-urbains qu’au début des années 1980 – alors même que la France connaît un développement urbain intensif et producteur de fortes inégalités depuis le milieu du XIXe siècle. La politique de la ville a certes connu une première impulsion en 1977 avec les opérations “Habitat et vie sociale” (HVS) de Jacques Barrot, mais elle ne s’est réellement affirmée qu’en 1982 avec la remise du rapport Dubedout   et  l’inauguration des programmes de développement social des quartiers (DSQ). Force est donc de constater que le politique a mis un certain temps à comprendre, formuler et se saisir du problème de la ville.

On prendra ici le parti de définir ce problème comme la nécessité pour une ville d’assurer la permanence de son unité (structurelle, sociale, territoriale) par-delà l’expansion progressive de son bâti (et de son aire d’influence) et le délitement de son identité sociale mythique (mythifiée) avec l’arrivée massive de migrants nationaux (exode rural) et internationaux (immigration transnationale) durant le XXe siècle. Pour ce faire, l’action publique a cherché depuis une quarantaine d’années, à préserver ou restaurer une certaine forme d’harmonie ou de cohésion sociale au sein des villes. Elle a par ailleurs tenté de rétablir la continuité – souvent à défaut de contiguïté – des territoires urbains au moyen d’une intensification du réseau de transports.

On subodore donc que la question de la politique de la ville et celle de l’intégration des immigrés sont intimement liées. Leur naissance contemporaine en est un exemple frappant, mais plus encore, nous irons ici jusqu’à postuler que la politique de la ville consiste en une mise en pratique, plus ou moins réussie selon la période considérée, du principe d’égalité républicaine et des idéaux de l’intégration.

Petite histoire de l’intégration et du logement au XXe siècle


A l’instar de la politique de la ville, la question de l’intégration (des immigrés) fait son apparition dans l’agenda politique et médiatique au milieu des années 1970 ; ce qui ne signifie pas, au demeurant, que l’intégration allait de soi avant ces années-là – les différentes mesures de restriction à l’emploi des étrangers décidées dans les années 1930 par des corps de métiers “respectables” (avocats, médecins…) ainsi que le “vote par les pieds” (par le retour au pays) d’un grand nombre d’immigrés   sont là pour nous le rappeler. Elle s’était seulement révélée plus efficace tout au long des Trente Glorieuses. Il régnait en effet à cette époque “un climat de confiance envers une dynamique de croissance économique qui [devait]  entraîner mécaniquement la promotion sociale de tous”, selon le géographe Daniel Béhar . Ce dernier distingue trois grandes périodes de l’intégration à la française, dans la revue Hommes & Migrations   . La première s’étend en gros de 1946 à 1968, lorsque la reconstruction du pays exige une main d’œuvre abondante et docile (docile car étrangère), et que le nombre d’immigrés passe en France de 2 à 3,4 millions (une augmentation de près de 75%). La majeure partie d’entre eux est alors installée  dans les logements insalubres de centre-ville et les bidonvilles de banlieue. Plus tard, dans les années 1970, l’immigration de travail ou “de main-d’œuvre”, qui devait être temporaire, laisse place à une immigration familiale et durable. Les gouvernements successifs construisent alors des “cités de transit” ou “cités promotionnelles” pour suppléer ces logements précaires. Ils sont censés servir de “sas à sens unique” vers les cités HLM, encore réservées aux ménages français – mais en passe d’être délaissés par eux du fait de leur accession à la propriété. Plusieurs dispositions sont d’ailleurs prises pour favoriser cette ascension sociale et territoriale : les immigrés bénéficient d’un accompagnement administratif, éducatif et social. Par  ailleurs, “une quote-part (0,1 % de la masse salariale) de la taxe des entreprises en faveur du logement” est réservée aux populations étrangères. Véritable entorse au sacro-saint principe d’égalité républicain, cette quote-part a constitué une discrimination positive avant l’heure. Elle n’a pourtant pas fait de vieux os : à partir des années 1980, sous l’effet du ralentissement économique, un nombre important de ménages (d’origines française et étrangère confondues) est plongée dans la précarité. La France décide alors d’élargir les conditions d’accès aux logements HLM et supprime la quote-part en faveur des étrangers. La politique d’intégration des immigrés se trouve alors banalisée et dissoute dans un double mouvement : la mise en place d’une politique sociale de lutte contre l’exclusion, d’une part, et celle d’une politique territoriale de développement urbain, d’autre part. Par voie de conséquence, “à la fin des années 1990, la politique d’intégration des populations d’origine étrangère est presque en voie de disparition”, concède finalement Daniel Béhar. Le sociologue Jacques Donzelot estime pour sa part que l’évanouissement progressif de l’idée même d’intégration est à mettre au compte de “certains ministres et personnalités [qui] s’opposaient à cette appellation car ils récusaient l'existence d'un problème d'intégration en France, pays des Droits de l'homme”. Cette esquisse historique brossée à grands traits serait foncièrement incomplète, si l’on ne notait pas que l’intégration a fait un retour en force dans l’agenda des différents gouvernements de droite au pouvoir depuis le milieu des années 2000. La question se pose donc à nouveau de savoir quelle politique d’intégration la France compte mettre en place ; et au moyen de quelle politique de la ville elle la rendra effective. Deux grands modèles d’intégration, le multiculturalisme et le modèle républicain – dont nous venons d’énoncer les différentes formes qu’il a revêtues au cours de la seconde moitié du XXe siècle –, ont jusqu’ici été expérimentés de part et d’autre de l’Océan Atlantique. Soi-disant incompatibles, ils ont chacun révélé leurs atouts et leurs faiblesses. Pourtant en France, le multiculturalisme est un sujet vivement polémique. Tâchons d’en comprendre les motifs.

Le multiculturalisme en France et aux Etats-Unis

Le 10 février 2011, dans l’émission “Paroles de Français” sur TF1, Nicolas Sarkozy a affirmé que le multiculturalisme était un échec : “Oui, c’est un échec”, a-t-il affirmé suite à une question d’un téléspectateur. Il a ensuite ajouté que  “la vérité c’est que dans toutes nos démocraties, on s’est trop préoccupé de l’identité de celui qui arrivait et pas assez de l’identité du pays qui accueillait”. Passons sur cette résurgence indigeste de l’identité nationale comme concept marketing à destination des ménages “bleu Marine” et concentrons-nous sur les faits, ou plutôt sur l’absence de faits. La France n’a jamais prôné ni appliqué de quelque manière que ce soit le multiculturalisme, pas plus d’ailleurs que l’Allemagne et l’Angleterre, qui par la voix de leurs dirigeants – la chancelière Angela Merkel et le Premier ministre David Cameron – avaient précédé le chef de l’Etat français dans sa “croisade uniculturelle”. C’est du moins ce qu’affirme en substance Christophe Bertossi, chercheur à l’IFRI (Institut français des relations internationales) spécialisé dans l’étude des migrations, dans un entretien à Libération daté du 11 février : “le discours sur le multiculturalisme et sa crise ne désigne rien, il ne porte sur aucune réalité”. Il ajoute au sujet de l’Angleterre, qu’elle non plus n’a jamais conçu le multiculturalisme comme une “philosophie”.

Paravent d’une situation virtuelle ou réalisme politique, le discours sur le multiculturalisme (et sa crise) ne manque pas de déchaîner les passions des Européens. A l’inverse, outre-Atlantique, il est accepté avec plus de quiétude. Il faut dire que pendant que la France voyait sa population doubler entre 1800 (environ 30 millions d’habitants) et 2004 (60 millions d’habitants), celle des Etats-Unis était multipliée par vingt (de 15 à 300 millions d’habitants) sous l’impulsion notable de migrants de tous horizons. Les Etats-Unis ont donc développé très tôt un modèle “d’intégration” original   , le Melting Pot, qui prône le respect de la pluralité des identités – identités ethniques, culturelles, linguistiques, communautaires…etc. La Constitution et la culture américaine (WASP) jouent cependant un rôle unificateur puissant pour les Américains. Le multiculturalisme serait-il applicable en France, à défaut d’avoir déjà été expérimenté ? C’est en tout cas ce que semblent redouter les autorités françaises. Quoi qu’il en soit, le modèle républicain d’assimilation des étrangers semble à bout de souffle et plutôt que de viser et stigmatiser ces derniers, il serait fortuit de tenter de le repenser, lui, et son corrélat en termes d’action publique, la politique de la ville

 

* Pour approfondir la réflexion sur la politique de la ville et ses enjeux, nonfiction.fr publie aujourd’hui  un dossier qui comprend :

 

 

-    Un décryptage du New Deal urbain du PS, par Lilia Blaise.


-    Une interview de Nathalie Perrin-Gilbert, secrétaire nationale du Parti socialiste au Logement, par Lilia Blaise et Pierre Testard. 


-    Un bilan du Plan Espoir Banlieues, par Charlotte Arce.

 

-    Une interview de Luc Bronner, journaliste au Monde, par Charlotte Arce. 

 

-    Un point de vue de David Alcaud pour en finir avec le mythe de la politique de la ville.

 

-    Une interview de Grégory Busquet, par Lilia Blaise.


-    Une interview de Jacques Donzelot, directeur de la collection "La ville en débat" (aux PUF), par Xavier Desjardins.


-    Un entretien avec Didier Lapeyronnie, sociologue, par Xavier Desjardins.

 

Des critiques des livres de :



-    Christophe Guilluy, Fractures françaises, par Violette Ozoux.


-    Hugues Lagrange, Le déni des cultures, par Sophie Burdet.


-    Julien Damon, Villes à vivre, par Xavier Desjardins


-    Joy Sorman et Eric Lapierre, L’inhabitable, par Tony Côme.


-    Jean-Luc Nancy, La ville au loin, par Quentin Molinier.


-    Denis Delbaere, La fabrique de l’espace public. Ville, paysage, démocratie, par Antonin Margier.


-    Rem Koolhaas, Junkspace, par Antonin Margier.


-    Hacène Belmessous, Opération banlieues. Comment l’Etat prépare la guerre urbaine dans les banlieues, par Antonin Margier.


-    Michel Agier, Esquisses d’une anthropologie de la ville. Lieux, situations, mouvements, par Antonin Margier.

 

A lire aussi sur nonfiction.fr :

 

Le vieillissement de la population est-il un obstacle à l'alternance politique en 2012 ?, par Matthieu Jeanne.