Deux hommes pour interroger une femme sur le féminisme. La situation paraît a priori paradoxale…Mais au-delà du genre et des préjugés, est-elle si incongrue ? Et si le féminisme était aussi une affaire d’hommes ? Sandra Laugier semble de cet avis. Pour la philosophe qui a contribué à introduire l'éthique féministe du care en France, " l’universalisme est la mère des féminismes. Le problème, c’est que, jusqu’à présent, les femmes n’ont pas eu leur mot à dire dans la définition des valeurs universelles… " Au fil de notre entretien, elle nous livre cette "voix différente" de l’éthique portée par les femmes   . La force du care réside, selon elle, dans la place faite aux sentiments, au souci des autres (l’affection, la sollicitude). Par sa dimension perceptuelle et sensible, l’éthique du care est une morale concrète qui s’adresse non à tous en général mais à chacun en particulier. Elle propose un modèle alternatif à la compétitivité et à la performance, un renversement radical des " valeurs " au profit d’une morale " contextualisée et affectivisée " qui fait de la confiance et de l’attention désintéressée à autrui ses vertus essentielles   . En donnant la prime au percept sur le concept, à l’idiosyncrasie individuelle sur les grands principes, les éthiques du care diffèrent fondamentalement du standard de la philosophie morale traditionnelle dont la raison abstraite, l’autonomie et l’impartialité sont les valeurs cardinales. Or, constate Sandra Laugier, cette dernière "pénètre complètement le monde universitaire. Il y a une convergence du milieu intellectuel et politique pour rejeter le care et le dévaloriser en tant qu’objet d’étude. " Dévalorisation qui répond à un mécanisme de délégitimation de tout objet d’étude élaboré par les femmes et, a fortiori, lorsqu’il participe de leur libération… Le combat est donc aujourd’hui inégal car " la justice classique est dominante et si l’on oppose care et justice, le premier sera toujours perdant. " Pour Sandra Laugier, le remède est donc nécessairement radical. Et il consiste, au premier chef, dans la prise de conscience d’une cécité intellectuelle : l’illusion de l’autonomie abstraite… Force est de constater que, dans la vie réelle, le pendant de l’autonomie est paradoxalement son antonyme, l’asservissement : " Quelqu’un qui est “autonome” a, en réalité, plusieurs personnes à son service. Et ce sont généralement des femmes qui exercent des activités relevant du domaine du care (aides à domicile, gardes d’enfants, ménage etc…). C’est l’envers du concept d’autonomie, un idéal moral qui recouvre une réalité de dépendance. " La radicalité du care réside donc dans la nécessité d’un profond bouleversement des mentalités. Elle suppose une subversion majeure de nos habitus qui, de façon inconsciente, reproduisent et intériorisent le modèle patriarcal. A terme, il s’agît ni plus ni moins de " dé-genrer " à la fois ces activités qui, à raison de leur étiquette féminine sont, ipso facto, méprisées et précarisées   mais aussi, à l’inverse, les fonctions considérées comme plus " nobles " et qui sont généralement exercées par des hommes… C’est pourquoi la philosophe regrette un peu la polarisation qui a lieu aujourd’hui en France autour de la théorie queer de la déconstruction du genre dans le sillage des travaux de Judith Butler. " En France, nous dit-elle, beaucoup de discussions sont ancrées sur le brouillage de la différence de sexe et même si c’est très stimulant et intéressant, ça n’est pas, selon moi, une bonne chose pour le développement des recherches sur le genre. C’est un débat abstrait qui ne contribue nullement à améliorer la condition des femmes ni à poser la question de l’égalité réelle. D’ailleurs, le succès actuel de la théorie queer, y compris chez les hommes, et dans les milieux les plus académiques, révèle qu’elle les met peu en danger… Finalement, c’est comme si on nous disait que le fait qu’il y ait des personnes de races mêlées suffit à résoudre le problème du racisme ! "

 

Ni différentialiste, ni essentialiste, le care, conclut Sandra Laugier, est donc bien une théorie féministe radicale qui ne saurait être réduite à une forme de sentimentalisme affadi et naïf… Aux antipodes d’une raison purement abstraite, il prend en compte la vulnérabilité et la sensibilité comme constitutives d’une vision morale de la justice qui diffère profondément des théories traditionnelles (Kant, Rawls). A cette aune, le principe du care consiste à refuser de considérer l’être humain comme un monstre froid. Il nous rappelle que toute personne est vulnérable et faillible. Homme et/ou femme…

 
 

* Entretien réalisé par Pascal Morvan et Quentin Molinier

 
 
 

Lire le dossier de nonfiction.fr sur le care

 
 

Le dossier complet de nonfiction.fr sur le féminisme :

 

Les lobbies féministes, par Lilia Blaise.

 

- Les associations de banlieue, Voix de Femmes et Voix d'Elles Rebelles, par Lilia Blaise. 

 

Mix-Cité, par Pierre Testard.

 

Osez le féminisme, par Lilia Blaise.

 

La Barbe, par Quentin Molinier. 

 

Les TumulTueuses, par Quentin Molinier.

 
 

- Une analyse des nouvelles modalités d’action des militantes féministes, par Marie-Emilie Lorenzi. 

 

- Un entretien avec la chercheuse Christelle Taraud sur la structuration actuelle du mouvement féministe, par Pierre Testard.

 

- Un aperçu de la présence féministe sur Internet, par Pierre Testard.

 

- Une recension du livre de Valérie Ganne, Juliette Joste et Virginie Berthemet, Merci les filles, par Charlotte Arce. 

 

- Un portrait d’une "ancienne", Florence Montreynaud, par Charlotte Arce.

 

- Un entretien avec Martine Storti, sur le passé et l'avenir du féminisme, par Sylvie Duverger. 

 

- Une interview de la philosophe Geneviève Fraisse sur le féminisme et son actualité, par Sylvie Duverger et Lilia Blaise. 

 

- Un entretien avec Marie-Hélène Bourcier sur la queer theory, par Sylvie Duverger. 

 

- Une chronique de l'ouvrage de Jean-Michel Carré, Travailleu(r)ses du sexe (et fières de l’être), par Justine Cocset. 

 

- Une brève de féminisme ordinaire, par Sophie Burdet. 

 
 
 

* Ce dossier a été coordonné par Charlotte Arce, Lilia Blaise, Quentin Molinier et Pierre Testard.

 
 
 

A lire aussi : 

 

- Martine Storti, Je suis une femme. Pourquoi pas vous ? 1974-1979, quand je racontais le mouvement des femmes dans Libération, par Fabienne Dumont. 

 

- Réjane Sénac-Slawinski (dir), Femmes-hommes, des inégalités à l'égalité, par Aurore Lambert. 

 

- Sylvie Schweitzer, Femmes de pouvoir. Une histoire de l'égalité professionnelle en Europe (XIXe-XXIe siècles), par Léonor Gutharc. 

 

- "L'Etat doit-il réglementer la représentation du corps féminin dans la publicité ?", par Matthieu Lahure.