Dans le cadre du partenariat de nonfiction.fr avec le site Implications Philosophiques, retrouvez une fois par mois sur nonfiction un article sur la perception, l'axiologie, la politique ou la rationalité dans la pensée contemporaine.

 

Deuxième opus de notre partenariat, le texte de Matthieu Lahure revient sur le rapport de la publicité au corps féminin. 

 

L'absence de réglementation de la publicité en matière de représentation du corps féminin

 

La publicité alimente de manière systématique les représentations collectives qui définissent la culture de masse. Si la visibilité de certaines formes de publicité résulte en partie de la libre acceptation du consommateur, il est impossible d’échapper à certaines campagnes d’affichages. Le degré d’encadrement juridique de la publicité est variable selon les supports. En France, les publicités télévisées sont soumises à la validation d’une institution mais les publicités dans les journaux sont à l’appréciation des rédactions. Quant aux campagnes d’affichage, elles sont sous le contrôle des maires, lesquels ne sont pas en mesure d’exercer une véritable forme de contrainte. La publicité sur Internet est quasiment exempte de cadre juridique ou déontologique. Par ailleurs, il est difficile d’établir  la responsabilité du discours publicitaire : les annonceurs commandent et payent les messages publicitaires, les agences fabriquent et produisent ces messages, les  supports ou médias les diffusent.

 

Cette dilution de la responsabilité favorise une absence de régulation qui s'explique aussi et surtout par des raisons idéologiques. En théorie, la publicité est prise entre une logique de  responsabilité sociale qui tient à son omniprésence et une logique commerciale d'incitation à la vente. Cette dernière l'emporte systématiquement dans les sociétés démocratiques   dès lors que la publicité s'abrite derrière la protection de la liberté d’expression, voire de création artistique, et bien sûr la liberté d’entreprendre. Tous les textes juridiques relatifs à la publicité commencent par rappeler que le principe de liberté inspire la règle et conclut non à censurer mais à sanctionner les seuls abus manifestes   . Lorsqu'il existe une réglementation   qui encadre le principe de libre concurrence en vigueur dans la publicité, elle se limite, en matière d’utilisation du corps féminin, à interdire de susciter directement l’émoi sexuel pour précipiter l'achat, ce qui revient seulement à réaffirmer l'interdiction du racolage.

 

On suppose que la censure publicitaire doit s’exercer de manière spontanée et  qu'il est souhaitable de laisser aux professionnels la responsabilité de leurs comportements vis-à-vis du public. Les publicitaires    font valoir qu’ils disposent d’un code déontologique prévenant toute représentation insultante du corps féminin ou incompatible avec la dignité des femmes   . Ce code déontologique est complété par une procédure de régulation interne assurée par le Bureau des Vérifications de la Publicité   (BVP) qui formule des recommandations visant à proscrire "la discrimination sexuelle, le discours dégradant, l’instrumentalisation du corps ou de l’identité féminine, la suggestion d’une infériorité féminine". Mais ce BVP a un rôle  limité puisque seules les publicités télévisées ont besoin de sa validation, les autres supports publicitaires sont libres de prendre son avis du BVP et de s’y conformer   . En théorie le BVP peut aussi être sollicité par les particuliers mais il bénéficie d'une faible visibilité ne peut donc jouer un rôle significatif dans le captage d'une désapprobation ou d’une demande de responsabilisation du public. Contrairement à d’autres professions libérales   , les publicitaires sont hostiles à la mise en place d’une institution reconnue par le législateur et se contentent d’une option purement préventive et consultative   . Il n’existe en France ni saisine obligatoire d’un comité de validation des publicités, ni pouvoir de sanction. Quant au contingentement de certaines publicités, il n’existe aucune contrainte réglementaire si ce n’est par le CSA qui ne concerne, à nouveau, que les publicités à la télévision.

 

En résumé, en France comme dans la plupart des sociétés démocratiques, l’absence de dispositifs réglementaires de sanction par la loi d'une part, et la dimension purement préventive des recommandations d’un organe interne d'autre part, ne permettent pas de condamner les représentations  discriminantes et les messages sexistes. En outre, le relatif souci de responsabilité de la publicité est davantage inspiré par le respect des bonnes mœurs et de l’ordre public que par la protection des individus et le respect de la dignité et de l’identité de chacun. Les publicitaires ont la conviction que les particularités de leur métier justifient l’humour, la provocation et l’exploration des seuils de tolérance. Et comme ils soutiennent que ceux-ci évoluent en fonction des époques, ils évaluent leur travail en fonction d’un degré d’acceptabilité et non en fonction d'éventuelles limites objectives   . Ils rappellent qu'un message publicitaire réellement insultant devrait se retourner contre le produit qu’il est censé vendre. Une publicité qui dépasse le seuil d’acceptabilité sociale s’expose à son échec, ce qui est renvoyer la publicité à sa seule logique économique : la publicité est sanctionnée par le consommateur et les contraintes du marché suffisent à l’autoréguler.

 

Les opposants à une institutionnalisation de la censure publicitaire sont convaincus que seule des raisons morales pourraient conduire à censurer la publicité, ce qui n'est pas envisageable dans une conception démocratique du droit. La liberté d’entreprendre et celle de diffuser des informations constituent des droits dont la protection profite à tous, tandis que la réprobation morale devant une publicité dépend d’un jugement normatif en référence à un idéal de vie qui n’est pas nécessairement partagé. La primauté du juste sur le bien justifierait  un refus des contraintes sur les publicitaires dès lors qu’aucun tort objectif n’est causé. Or, si l’opposition des professionnels de la publicité à l’intrusion de contraintes extérieures n’est pas étonnante, est-elle pour autant valable sur le plan de l’égalité des droits? Il faut rappeler qu'aucun droit n’est absolu et la reconnaissance de celui-ci est relative à son degré de compatibilité avec d'autres droits. L’encadrement de la publicité n'est pas nécessairement une exigence morale   , il peut se justifier du point de vue de la représentation du corps et de l’identité comme une problème de justice. La liberté de création et d’expression est nécessairement restreinte par le principe de nuisance à autrui. Le droit d’un individu à ne pas être discriminé dans son identité, notamment sexuelle, interagit avec le droit à la libre entreprise et à la libre d’expression.

 

Il est vrai que la production publicitaire ne donne pas lieu, dans la plupart des cas, à des violences sur les mannequins et les actrices. Il est donc très difficile d’établir un lien objectif entre la publicité et les comportements violents à l’égard des femmes. C’est du point de vue de la représentation blessante pour l'identité que la publicité peut être accusée de faire obstacle à l’égalité entre les hommes et les femmes. Si on observe   les représentations publicitaires du corps et de l'identité féminine, on constate souvent une utilisation du corps des femmes, souvent dénudé, sans rapport avec le produit vanté. Cela ne signifie ni que toutes les publicités faisant apparaître des femmes dénudées sont blessantes, ni que toutes les publicités blessantes pour l'identité féminine font apparaître des femmes dénudées.  Plus que la nudité, c’est l’objectivation du corps féminin ou sa morcellisation, l’hypertrophie de sa sexualisation, la négation de son unité et de son intégrité qui posent la question de l’atteinte à la dignité féminine. Les femmes sont représentées comme des objets sexuels et non des sujets de leur propre corps     .

 

Les effets discriminants de la publicité sur les femmes ne se limitent pas à la l’exploitation direct de leur corps sous la forme d’un capteur d’attention et de désir. L’univers publicitaire fait un usage discriminant de la représentation de l'identité féminine en enfermant les individus de sexe féminin dans certains rôles archétypiques : la mère, l’épouse, la ménagère et la séductrice.  La femme est nécessairement sous la dépendance de l’homme tout en étant une figure manipulatrice, corruptrice et séductrice. De ce point de vue, la publicité est un discours qui tend à déshistoriser les relations intersexuelles et les rôles sociaux des sexes.  Elle répète des stéréotypes sexuels hérités de processus historiques anciens  que la dynamique démocratique tend à effacer ou à ne laisser se perpétuer que sur un mode mineur. Contrairement à sa prétendue dimension avant-gardiste, l’univers publicitaire présente un haut degré de répétition des stéréotypes, y compris lorsqu’ils ne traduisent plus aucune réalité objective   . L’univers publicitaire participe de l’élaboration de significations partagées, de valeurs majoritaires ou communes même lorsqu’il est injuste et en contradiction avec les idéaux démocratiques   . La publicité se caractérise par son aspect répétitif mais aussi par un discours cognitif très peu élaboré qui schématise à outrance la perception de l’autre et distille des hiérarchisations arbitraires. L’univers publicitaire confirme les valeurs et les représentations de la culture majoritaire ou encore de la culture qui a historiquement dominé et dont la domination persiste  dans les représentations   .C’est en ce sens que la publicité joue un rôle dans les injustices dont les femmes sont victimes même s'il est difficile de soutenir que l’injustice dont les femmes sont victimes dans les représentations publicitaires est la cause des autres injustices sociales qu’elles subissent.

 

Pour une régulation féministe active de la publicité

 

L'Etat ne doit pas traiter le sexisme publicitaire comme une cause principale de l'inégalité entre les hommes et les femmes mais il devrait par-contre faire en sorte que le sexisme publicitaire ne retarde pas la traduction de l'égalité des droits dans l'égalité vécue et représentée. La façon dont les femmes sont représentées dans la publicité reflète le plus souvent le regard dominant et la structuration générique de notre société : la femme est alors esclave du regard masculin qui l’objective soit en produit marchand, soit au contraire en idéal type. La publicité participe d’une mise en image culturelle quotidienne de la féminité. A ce titre, la surabondance des femmes dans la publicité ne témoigne en aucune façon d’une progression de l'égalité mais au contraire de la traditionnelle omniprésence masculine dont la domination se révèle dans sa mise en objet du corps féminin. Les femmes ne sont pas les  destinataires de la publicité, elles en sont davantage la matière première ou l'opérateur parce que la publicité doit séduire   et que dans des sociétés encore marquées par la  domination masculine, c’est l’homme qu’il faut séduire. En continuité avec la prostitution et la pornographie   , la publicité institutionnalise l’exhibition illimitée du corps des femmes aux fantasmes masculins.

 

Le principe de concurrence des discours et de sanction par le marché que les publicitaires invoquent ne fonctionne pas en société de monopole décisionnel ou marquée par un abus de position dominante. Nous retrouvons le concept de domination mis en lumière par le libéralisme multiculturel et le féminisme libéral critique. Il suppose que, sans protection spécifique de la diversité, la culture majoritaire exerce une domination injustifiée sans prendre la forme d’une discrimination explicite. Le fait qu’une publicité ne porte pas de tort à une majorité du public ne signifie pas que cette publicité n’est pas discriminante mais seulement qu’elle est compatible avec les valeurs de la culture majoritaire. En ce sens, la publicité hypersexualisant le corps féminin occupe une fonction de parole dominante. Elaborées par des hommes   pour des hommes, il est impossible que des publicités  soient identifiées comme sexistes et soient sanctionnées par le marché. Sans prise en compte de la diversité sexuelle des destinataires comme des destinateurs de la publicité, l’encadrement de celle-ci n’apparaît pas spontanément nécessaire parce que la publicité paraît compatible avec la culture majoritaire, ce qui ne signifie pas pour autant qu’elle n’est pas injuste. On voit donc les limites d'une neutralité complète à l’égard des représentations publicitaires et la nécessité de reprendre le débat en matière d’encadrement législatif    et de délimitation de la responsabilité des publicitaires.

 

Pour permettre la sanction des atteintes à l’image des femmes en rendant possible par exemple qu’une association engage des poursuites, il faudrait établir des critères objectifs pour identifier une représentation discriminante. La majorité des campagnes publicitaires, si elles véhiculent les stéréotypes sexistes, ne sont pas explicitement attentatoires à la dignité humaine. C’est la raison pour laquelle il est difficile d’évaluer et de démontrer l’impact des représentations publicitaires, sauf à établir des critères contraignants, comme ne pas montrer de corps féminin par exemple, auquel cas on s'oppose au principe de libre-disposition du corps  que les femmes ont légitimement obtenu et on renforce  les représentations sexistes en considérant les femmes comme de faibles victimes incapables de se défendre par elles-mêmes Une piste combinant une amélioration de l’autorégulation par les professionnels et un encadrement relatif par l’Etat semble plus appropriée pour limiter les effets discriminants de la publicité sur le corps et l'identité féminine.  En effet, il est possible de faire converger la perspective de la réglementation publique et le principe de l’autorégulation. Mais s'il ne faut pas abandonner le principe de la déontologie professionnelle conçue comme la détermination de règles de conduite collectives, il faut renforcer la responsabilisation des professionnel en cherchant notamment à augmenter le nombre de publicitaires soumis à l’obligation d’un avis du BVP.

 

Cette perspective d'organisation de la régulation interne doit intégrer une réflexion sur les moyens de prise en compte de la diversité qui caractérise le public. Elle passe notamment par la féminisation du milieu professionnelle de la publicité lui-même. C’est dans cet esprit que le BVP s’est doté d’un comité interne exclusivement féminin   qui a été chargé de réactualiser le chapitre de son code de déontologie consacré à l’image de la femme. On pourrait aussi imaginer de rendre obligatoire une formation à l’égalité des sexes dans les écoles de commerce et de publicité. Si les femmes sont victimes d’une injustice spécifique dans la sphère des représentations publicitaires, il est aussi vrai que celle-ci résulte indirectement des injustices dans les autres sphères de la société. D’une manière générale, les politiques publiques en faveur de l’égalité des opportunités sur le marché du travail et les efforts de féminisation des postes à responsabilité doivent conduire à une présence plus importante des femmes parmi les acteurs et les clients du secteur publicitaire.

 

Par ailleurs, il s’agit d’encourager le pluralisme dans la relation entre la diffusion publicitaire et le public destinataire puisque la neutralité de l’Etat à l’égard du marché de la publicité et de la consommation n’entraîne pas spontanément  le pluralisme, mais plutôt la domination du groupe d’individus qui hérite de l’histoire et des structures sociales une position dominante   . Il existe en France des associations féministes, des associations contre l’omniprésence de la publicité, et des associations de consommateurs qui luttent contre les publicités sexistes   . L'action de ces associations a des effets limités parce qu’elle s’effectue essentiellement par des lettres aux professionnels, des appels au boycott, ou une promotion de la consommation engagée et responsable, autant d’engagements qui sont peu relayés publiquement. Il faudrait développer une culture du lobbying ainsi que des dispositions juridiques pour permettre l’expression de groupes représentatifs. Dans le cas contraire, l’omniprésence de grands groupes des médias et de la communication empêche que ces associations jouent un rôle de contre-pouvoir démocratique réel. Il est évident qu’il n’est pas facile d’accéder à une visibilité  médiatique lorsqu’on s’oppose aux mécanismes de la publicité. Par définition, les publicitaires sont mieux structurés que les associations féministes pour donner une visibilité aux intérêts qu'ils défendent. C’est pourquoi on pourrait rendre obligatoire la consultation d’associations défendant la dignité des femmes et faciliter la remontée des plaintes des individus s’estimant atteints par une publicité   . Comme l’efficacité de ces actions passe par la représentativité de ces groupes en même temps que leur puissance d’action et de mobilisation, la visibilité de ces associations doit être assurée par la reconnaissance publique qui découle notamment du rang de partenaire dans les procédures consultatives.  Pour conclure, l’encadrement de la liberté d’expression et de la sphère des représentations peut prendre une autre forme que celle de simple réglementation où la loi incarne la transcendance par le politique. La combinaison de l’intervention de l’Etat et du mouvement ascendant de la revendication sociale reprend en fait les principes de transparence, de libre discussion et d’égalité entre les partenaires professionnels tels qu’ils sont mis en place par Habermas dans l’éthique de la discussion, réactualisant la maxime kantienne de l’usage public de la raison. Il s’agit d’organiser un espace critique, ouvert et pluraliste, pour une discussion juste où sont élaborées des règles revêtues d’une validité suffisante pour être acceptées par tous. Il est nécessaire d’obtenir un consensus préalable sur les procédures organisées du dialogue par lequel une norme valide doit être discutée et argumentée. C’est seulement à cette condition que l’intérêt et les droits des partenaires en discussion peuvent être respectés et combinés : la liberté d’entreprise des publicitaires comme la protection des individus menacés de discrimination en raison de leur identité sexuelle. Prise dans sa singularité, une publicité est rarement explicitement discriminatoire. C’est seulement au sein du système  complet des inégalités entre les hommes et les femmes qu’un message publicitaire humoristique ou anodin est blessant pour l’identité féminine. Il ne peut donc être question ni d’interdire la représentation du corps féminin dans la publicité, ni même de préconiser une réglementation drastique. Il vaut mieux encadrer le marché publicitaire comme un véritable marché pluraliste en protégeant la diversité de ses composantes. Il y a bien une voie médiane entre l'absence de régulation et la réglementation totale