Jean-Michel Carré, auteur de nombreux films documentaires, revient sur les rencontres qu’il a faites lors de la réalisation de "Les travailleu(r)ses du sexe", en 2010. Au fil des témoignages, il soutient l’existence d’une prostitution volontaire et assumée, et dénonce l’exclusion dont sont victimes les personnes qui exercent cette profession.  

Marianne, Sonia, Isabelle, Gilda, Alain, Lisa, Judith, Claudette… Des parcours différents pour une même profession : prostitué(e). Tout au long de son livre, Jean-Michel Carré présente chacun et chacune de façon détaillée, avec une affection évidente pour des personnes qu’il estime victimes d’une révoltante stigmatisation. 

 

Son écriture suit le modèle d’un documentaire, alternant les prises de parole des travailleu(r)ses, et l’analyse du réalisateur. C’est donc un ouvrage à voix multiples : on y est confronté, parfois brutalement, aux réalités du métier, à ses rudesses mais aussi à ses joies, à ses "avantages"… 

 

Il ne s’agit pas, pour l’auteur, de nier l’existence ou la gravité de l’exploitation sexuelle, et encore moins d’idéaliser le métier de prostitué(e), d’en proposer une vision utopique... Carré tente plutôt d’attirer l’attention sur une population que la société, empreinte de moralisme, refuse de voir. 

 

Parce que l’idée d’une prostitution volontaire demeure difficilement concevable, les travailleurs du sexe se trouvent mis à l’écart, culturellement, économiquement, politiquement. Entre victimisation et diabolisation, ils ne trouvent pas de tribune à laquelle exprimer la façon dont eux-mêmes comprennent et vivent leur profession… Par son travail, Jean-Michel Carré propose en quelque sorte de remédier à cette injustice. 

 

Sans nul doute, cet ouvrage surprendra voire choquera, mais d’une certaine manière, il ne pourra que générer une discussion trop longtemps absente du débat public, ou posée en des termes réducteurs. Une discussion qui soulève des questions à la fois philosophiques, sociales et politiques : qu’est-ce qu’un acte sexuel ? Quelle signification lui attacher ? Que vend-on lorsque l’on se prostitue ? 

 

Sans nul doute, ces interrogations nous renvoient à nos convictions les plus intimes, tout en questionnant les grands codes moraux, les normes sociales qui régissent nos sociétés. Derrière la prostitution se pose la question du rapport qu’un groupe entretient à la sexualité, et par extension, aux concepts de famille, de genre, d’identité… Jean-Michel Carré explique ainsi, en introduction, que l’exclusion des prostituées et le déni de leur choix sont lourds de sens et nous renvoient à une réflexion bien plus large sur les rapports sociaux. 


Un "métier comme les autres" ? 

 

Avant d’en venir au problème de l’exclusion, le livre défend l’existence d’un choix, voire d’un possible goût pour le métier de prostitué(e). Témoignage après témoignage, on découvre des personnalités et des parcours très différents, bien éloignés du portrait misérabiliste de la prostituée exploitée, conditionnée par des origines sociales ou des expériences personnelles traumatisantes. 

 

Les personnes interviewées s’accordent pour dénoncer cette unique représentation d’une prostituée victime, qui n’affirme son indépendance que par déni. Elles insistent toutes pour souligner leur libre-arbitre, pour revendiquer leur liberté à disposer de leur corps et pour distinguer la prostituée de l’esclave sexuelle. Dans cette logique, Marcela Iacub (Le Monde, Octobre 2006) interroge judicieusement : "peut-on dire que les anciens esclaves américains étaient des agriculteurs quand ils récoltaient du coton ?". 

 

D’une certaine manière, il s’agit d’aborder la prostitution comme "un métier comme les autres". Beaucoup d’avis convergent pour décrire la prostitution comme une activité difficile. Bien souvent, l’argent est une motivation importante ; mais si certaines admettent être "tombées" dans la prostitution par nécessité, elles revendiquent également leur liberté d’y rester ou d’en sortir. Le choix de la prostitution est sans aucun doute un choix contraint, qui s’intègre dans un contexte économique et social, mais il est souvent une façon d’éviter d’autres activités jugées plus pénalisantes. Beaucoup de prostituées expliquent ainsi qu’elles n’échangeraient pour rien au monde la liberté et l’indépendance que leurs offrent leur activité.

 
 

Une activité amorale ? 

 

Deux notions apparaissent de façon récurrente dans les témoignages recueillis par Jean-Michel Carré. D’abord l’idée d’indépendance (par la souplesse des horaires, l’absence de hiérarchie…), puis celle d’intégrité, à laquelle les prostituées opposent la définition d’une prostitution avilissante, aliénante. Pascale note avec humour : "quoi qu’on en dise, moi, je n’ai rien vendu de mon corps, il est toujours entier. Je peux le prouver, tout est là". Ainsi, les prostituées estiment pouvoir préserver leur intimité, donc maintenir une frontière entre vie professionnelle et vie privée. Certaines se décrivent comme féministes, soutenant que prostitution et féminisme ne sont pas contradictoires. A l’inverse, elles seraient l’incarnation la plus éclatante d’une féminité forte et accomplie, assumant ses pulsions, libre de ses choix et de l’usage de son corps. 

 

Enfin, on retrouve fréquemment dans les propos des interviewés un sentiment d’utilité sociale. Les prostituées confèrent un sens à leur activité, un rôle au sein de la société. Malgré le regard désapprobateur qui leur est renvoyé, leur expérience les conforte dans l’idée qu’elles œuvrent, d’une certaine manière, à l’équilibre psychologique, au bien-être de leurs clients en leur apportant un peu de "chaleur humaine" ou en leur offrant un exutoire. Cette impression est présente dans la prostitution classique comme chez les praticiennes du SM ou encore, de façon peut-être plus évidente, dans l’assistance sexuelle aux personnes handicapées.  

 

Carré s’attarde d’ailleurs sur le cas des clients, pour s’attaquer une fois de plus aux préjugés. Leurs profils sont extrêmement variés, et la plupart se distinguent des clichés du "malade", du "psychopathe" ou encore du "salaud", communément véhiculés par les médias ou les responsables politiques… 

 
 

Une exclusion multiforme

 

Les propos des travailleurs du sexe sont souvent troublants, en ce qu’ils bousculent nos codes moraux mais aussi car ces points de vue ne sont pas relayés sur la scène médiatique. A gauche comme à droite du spectre politique, ainsi que dans les rangs féministes, le discours des travailleurs du sexe assumés ne trouve aucun écho. Carré souligne ainsi la façon dont une certaine représentation des prostituées occulte et décrédibilise une partie considérable de cette population.

 

L’exclusion dont sont victimes les prostituées a bien évidemment un pendant légal. Ainsi, Carré accuse l’Etat d’être partie prenante de leur mise à l’écart. Privées de droits sociaux, les prostituées ne peuvent pas déclarer leur activité. Elles sont ainsi  reléguées à l’illégalité, exclues du système de retraite, exposées aux redressements fiscaux (ce qui, paradoxalement, les empêche de refaire leur vie grâce à d’éventuelles économies). La loi affecte également leur vie familiale, puisque tout don d’argent à un proche peut conduire ce dernier à être accusé de proxénétisme. Face à ces difficultés, des associations de travailleurs du sexe se sont peu à peu créées, de façon à organiser une certaine solidarité corporative et à essayer de faire entendre leur cause - avec grande difficulté...

 

Ces dernières années, les conditions de travail des prostituées se sont d’ailleurs considérablement aggravées avec la loi sur la sécurité intérieure du 18 mars 2003. En pénalisant le "racolage passif", ce texte a accru les risques du métier, en conduisant les prostituées à travailler dans des endroits plus reculés, en faisant des policiers un danger plutôt qu’une protection, en accroissant le pouvoir des clients, en réduisant la liberté de dire "non"… Ces conséquences sont encore plus désastreuses pour les victimes de réseaux, qui deviennent elles-mêmes coupables aux yeux de la loi - ce dont profitent, bien sûr, les proxénètes. En revanche, d’un point de vue politique, la loi sur la sécurité intérieure a fait son effet, puisqu’elle est parvenue à soustraire la prostitution au regard de l’électorat… Les réseaux s’étendent désormais à l’abri des regards, et ce au détriment de leurs victimes. 

 
 

Un point de départ… 

 

Si l’on peut reprocher à Jean-Michel Carré un certain effacement au profit de ses interviewés, il a le mérite, avec cet ouvrage, de donner les premières clés d’une réflexion nécessaire. Fidèle au format de son travail d’origine, il s’en tient à une approche très personnelle du sujet. Il documente, relaie, donne la parole... Le ton descriptif de l’ouvrage peut parfois laisser le lecteur sur sa faim, mais l’auteur atteint son but premier : surprendre, déstabiliser les idées préconçues. Cette démarche permet de remettre à plat un débat souvent stérile car amputé d’une partie de ses réalités, biaisé conceptuellement. Carré apporte un éclairage ciblé, peut être superficiel  mais essentiel, en mettant non pas un visage mais des visages multiples sur l’obscure idée de "prostitution".  

 

Ses exemples représentent-ils une majorité, ou relèvent-ils plutôt de l’exception ? Pour l’auteur (et d’après les estimations de ses interviewés), 50%  des prostituées seraient volontaires, 30 % souhaiteraient changer d’activité mais y sont maintenues pour des raisons de précarité, et enfin 20% seraient sous la houlette des réseaux. Ces chiffres sont difficilement vérifiables, et certainement contestables. Quoi qu’il en soit, l’existence d’une prostitution volontaire renvoie à des questions si profondes, à des concepts si essentiels à nos démocraties qu’elle ne saurait être plus longtemps ignorée. Qu’est-ce qu’une femme, qu’un homme libre ?  Où s’arrête la liberté des individus à disposer d’eux-mêmes ? A partir de quand leur sexualité devient-elle une affaire politique ? 

 

Enfin, il semble que le futur des prostituées – au sens strict – et celui des jeunes hommes et femmes exploités sexuellement soient intimement liés, car seule l’évolution du regard que nos sociétés posent sur la prostitution permettra d’adopter des mesures efficaces contre l’esclavage sexuel. Ce n’est qu’en reconnaissant le libre-arbitre des uns que l’on pourra lutter contre l’exploitation des autres, avec pour tous le même respect dû à chaque être humain. Dès lors, peut-être pourra-t-on enfin inquiéter les proxénètes qui sont les premiers à profiter de l’exclusion des travailleurs du sexe…

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* Ce dossier a été coordonné par Charlotte Arce, Lilia Blaise, Quentin Molinier et Pierre Testard.

 
 
 

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