Le care recouvre une multiplicité de sens et d'usages en sciences sociales. Cet ouvrage collectif tente d'en rendre compte en partant des travaux de Carol Gilligan.

Qu’est-ce que le care, ce mot anglais traduit ici par soin, là par sollicitude, ailleurs par souci ? C’est d’abord un concept de psychologie sociale, inventé et pensé par Carol Gilligan. L’ouvrage collectif coordonné par Vanessa Nurock   , Carol Gilligan et l’éthique du care, offre une présentation complète des travaux pionniers de cette psychologue féministe américaine.


Une voix différente

Professeure à la School of Law de New York University (NYU) et actuellement Visiting Professor au ‘Centre for Gender Studies’ de l’Université de Cambridge, Carol Gilligan a introduit la notion de care dans les sciences sociales dès 1982 avec In a Different Voice (Harvard University Press, publié en France en 1986, sous le titre Une si grande différence). Ce livre projetait de revoir les prémisses du schéma de développement moral élaboré par Lawrence Kohlberg   , psychologue du développement cognitif avec qui Gilligan a collaboré de près. Kohlberg y décrivait la progression d’une attitude pré-conventionnelle où l’individu se rapporte d’abord à ses intérêts propres à une attitude post-conventionnelle où il agit selon des principes universels potentiellement valables pour tous. Les résultats issus de l’application de ce modèle de développement se montraient plus favorables aux garçons qu’aux filles. Carol Gilligan a donc cherché à construire une théorie qui fasse entendre la "voix différente" des femmes et donne à comprendre leur conception de la moralité.

Une telle approche a nourri la "seconde vague du féminisme" extrêmement critique du patriarcat, ainsi que nombre de disciplines des sciences sociales, de la philosophie politique et éthique à la médecine. "Le care est féministe en ce qu’il remet en cause la dévalorisation, héritée du patriarcat, de l’attention portée à la texture éthique des relations ainsi qu’au rôle des émotions dans ces réflexions et pratiques."   . Il cherche à transférer le paradigme éthique traditionnel de la justice conçue comme respect abstrait de lois universelles aux relations concrètes et à leurs délimitations morales. Soucieuse d’éviter le piège d’une approche binaire qui renverserait les valeurs masculines dominantes en valeurs féminines essentialisées, cette hypothèse tente de considérer le care autant comme une pratique sociale que comme une morale fondée en droit.

Un premier texte issu d’une conférence de Carol Gilligan prononcée à l’EHESS le 13 mai 2009, à l’occasion de la réédition d’In a Different Voice   , offre un regard rétrospectif sur son parcours intellectuel. Carol Gilligan y revient notamment sur sa prise de conscience progressive au cours des années 1970 de l’importance du genre dans la perpétuation d’une structure sociale hiérarchisée. Elle insiste ainsi sur la nécessité de distinguer l’éthique féminine du care dans une société patriarcale, de l’éthique féministe du care dans une société démocratique fondée sur l’égalité des voix et le débat ouvert   . Cette dernière rompt avec les valeurs patriarcales en refusant la dichotomie qu’elle instaure entre les genres. Si l’on s’en tenait à la méthodologie traditionnelle du développement moral, c’est alors qu’on persisterait à donner une nature genrée à l’éthique du care. Néanmoins, elle relèverait plus d’un autre type de développement moral, c’est-à-dire d’une sensibilité à "ce qui relie et non pas seulement à ce qui isole et individualise."   . Là où le care devient une préoccupation morale universelle, c’est lorsqu’il se confond avec le combat pour la justice. "L’injonction morale de ne pas opprimer […] coexiste avec l’injonction morale de ne pas abandonner- ne pas agir de façon inconsidérée et négligente (carelessly), ne pas trahir, y compris vous-même."  


Une morale du particulier

Vanessa Nurock explore dans la suite de l’ouvrage la portée morale du care en montrant qu’il ne correspond pas seulement à une "éthique normative" qui définirait ce qui doit être, mais aussi à une "hypothèse psychologique"   susceptible de nous renseigner sur le rapport entre ce qui est et ce qui doit être.  En ce sens, l’éthique du care de Gilligan ne serait ni l’envers du concept de justice ni une simple éthique du genre. Gilligan se distingue donc de ses prédécesseurs Jean Piaget et Lawrence Kohlberg en refusant de penser la différence qualitative entre hommes et femmes en termes de hiérarchisation morale. Si Une voix différente reprenait à son compte la théorie des stades de Kohlberg, Gilligan l’aurait peu à peu remise en cause en donnant toute leur place aux voix particulières dans une conception morale universelle. Ce qui fut possible grâce à des années d’enquêtes de terrain et d’entretiens.

Le care n’est donc pas une éthique adossée aux catégories traditionnelles de la bonne et de la mauvaise action mais pose la question de savoir ce qui est important dans le souci de soi et des autres. "Vous devez décider ce qui est le plus important, cette personne, cette chose, ou vous-même."   Le care privilégie l’attention et la réactivité dans des situations particulières. Il se présente moins comme une construction rationnelle a priori que comme un récit qui prend en compte les détails difficilement perceptibles de la vie quotidienne. Il ne s’agit plus d’appliquer les bonnes règles à une situation donnée mais d’y déceler les problèmes majeurs. On doit comprendre l’autre plus que trouver un accord avec lui. Selon Sandra Laugier, il est difficile de voir dans cette théorie "une perspective morale cohérente" précisément parce qu’elle subit elle-même la domination d’autres théories morales dissimulant la voix différente qu’elle cherche à faire entendre. Les réactions intellectuelles qui ne manquent pas de dénoncer l’essentialisme et l’empirisme du care en sont la meilleure preuve.  


Care et justice

De surcroît, la mise en tension de l’éthique du care et du concept de justice tendrait à montrer que le souci de l’autre, la volonté d’aider ou de secourir, ne sont pas secondaires par rapport aux normes de justice mais pourraient en être les rivales, ou même la source   . Pour Frédéric Worms, c’est en opposant ces termes sans voir leurs interconnections complexes et les enjeux politico-éthiques qu’ils contiennent que l’on réduit nos perspectives politiques et éthiques. Celles-ci impliquent de prendre en compte le "vivant"- tout ce qui relève du care ou du soin et de leur pratique, les injustices sociales et politiques non externes mais internes aux relations entre les notions de soin et de justice, et de croiser "les deux aspects principaux de ces deux notions elles-mêmes ; ainsi, […] permettre au sentiment qui est à l’origine du care de s’exercer de façon socialement reconnue dans un travail ; ou […] permettre, dans la relation médicale de soin, que la relation créatrice et individuante ait sa part et sa place."  

De même, la portée politique de l’éthique du care est battue en brèche par une conception patriarcale de la morale qui considère le care comme relevant "d’activités spécialisées et marginalisées- une éthique féminine-, et non comme une affaire humaine, une affaire commune."   . Comme l’a montré Joan Tronto   l’autre figure majeure de la pensée du care, c’est en montrant que le réel peut se décrire autrement qu’en termes de valeurs et de choix éthiques, que nous pouvons comprendre la tonalité politique de cette voix différente. Les "travailleuses du care", par exemple, peuvent montrer la réalité de leur fonction sociale en donnant un point de vue différent sur des tâches largement dévalorisées dans le reste de la société   . Selon Patricia Paperman, il faut donc sortir des "frontières morales" qui enferment le care dans une place marginale ou subalterne pour concevoir la morale universelle autrement, et "décrire l’organisation sociale et politique des activités de care qui en résulte."  


D'autres éthiques du care


Enfin, Catherine Larrère, dans l’article qui clôt cet ouvrage, retrace les liens entre la notion de care, les éthiques animales et les éthiques environnementales   . A partir des années 1970, ces dernières ont cherché à étendre le principe d’égalité des intérêts et des souffrances à l’ensemble des êtres sensibles et à définir les droits des animaux. Dans cette optique, il s’agit de forger pour les théoriciens du care une éthique animale délestée des présupposés moraux rationaliste et universaliste qui ont servi par le passé à justifier le mauvais traitement des animaux. Quoi de plus approprié alors que les sentiments d’empathie et de care pour fonder une éthique animale ?

De surcroît, l’écoféminisme "fait surgir la question des femmes à l’intérieur même de la réflexion environnementale." Il vise de manière générale à lier "la domination des hommes sur les femmes et celle des êtres humains sur la nature." Une histoire comparée de ces deux tendances   a permis de montrer comment la différenciation se perpétue à travers des couples conceptuels tels que "homme/ femme", "culture/ nature" ou "domestiqué/ sauvage"   . L’écoféminisme tend à dépasser ce rapport hiérarchique pour que le regard que les femmes et les non-humains posent sur la nature puisse être lisible. Elle incite chacun à considérer la part irréductiblement indomptable et complexe de la nature.


Ainsi, ce livre succinct propose essentiellement d’explorer les pistes théoriques ouvertes par le travail de Carol Gilligan. Il permet de saisir le long travail effectué sur cette notion dans les sciences sociales aux Etats-Unis et en France depuis presque trente ans. Si la diversité des usages et applications du care est utilement restituée, elle reflète aussi la fragmentation du travail en cours pour faire accepter la validité de ce concept. En ce sens, la tâche principale des théoriciens du care consiste non seulement à faire reconnaître le care comme partie prenante des relations sociales, mais aussi à construire une pensée politique qui puisse s’appuyer sur une définition précise et unifiée de l’idée de care

 

 

A lire sur nonfiction.fr :

- Dossier "Do you care ?"