Un recueil d'études portant sur les motifs et les mobiles du déni de la conscience des animaux, dont l'approche méthodologique inspire certaines réserves.

Dans un passage remarquable de son Histoire de mes idées philosophiques, Bertrand Russell s’étonnait de ce que les animaux, "apparemment, se conduisent toujours de manière à prouver la justesse de la philosophie de l’homme qui les observe". En témoigne, dit-il, le fait qu’au XVIIIe siècle "les animaux étaient féroces, mais sous l’influence de Rousseau, ils commencèrent à illustrer le culte du noble sauvage (…). Pendant tout le règne de la reine Victoria, les singes furent de vertueux monogames, mais durant les années 20, leurs mœurs se détériorèrent d’une manière désastreuse (…). Quant aux théories de l’apprentissage qui se fondent sur l’observation des animaux, on ne peut manquer de s’étonner que les animaux observés par les Américains foncent avec frénésie jusqu’à ce qu’ils tombent par hasard sur la solution. Les animaux observés par les Allemands restent tranquillement assis à se gratter la tête jusqu’à ce qu’ils aient élaboré une solution dans leur for intérieur"   .


Est-ce à dire que les animaux ne sont rien d'autre chose que le discours que nous tenons sur eux ? Peut-être est-ce à cette conclusion que tend effectivement Russell. Peut-être veut-il simplement dire que les changements qui adviennent à ces animaux interrogés par nos pratiques et nos protocoles expérimentaux nous éclairent moins sur ce que sont les animaux que sur ce que sont les intérêts, les idées et les préjugés qui animent les expérimentateurs, à commencer par le présupposé le plus central et le plus constant qui n’aura eu de cesse de brouiller l’intelligence du comportement animal : le présupposé d’un "propre de l’homme" que les différents "tests" auxquels les animaux ont été soumis avaient pour objectif de mettre au jour et de confirmer – depuis la célèbre interpellation du cardinal de Polignac mettant au défi un orang-outan du Jardin des Plantes de parler afin qu’il le baptise, jusqu’aux épreuves, parfois cruelles, inventées par les modernes behaviouristes.


Le "propre de l’homme" proprement introuvable ?


Le volume d’études réunies par Pierre Jouventin, David Chauvet et Enrique Utria, recueillant des contributions de chercheurs issus de différents horizons (philosophes, éthologues, juristes, économistes, historiens), dont certaines sont ici traduites de l’allemand ou de l’anglais pour la première fois, entreprend de soumettre à la critique la thèse d’un "propre de l’homme", en mettant au centre de son attention la notion de conscience animale, objet d’une controverse ininterrompue depuis l’Antiquité.


La "raison", presque systématiquement déniée aux animaux, est tenue de manière abusive pour l’apanage des êtres humains, alors que l’étude minutieuse, conduite sans préjugés narcissiques, du comportement animal ne manque pas de faire apparaître en eux des facultés non moindres que celle que nous possédons. L’objectif d’une telle démonstration, que certains contributeurs de l’ouvrage s’efforcent d’administrer à l’aide des travaux accomplis en éthologie cognitive, est de dégonfler l’orgueil humain, de conjurer les prestiges de la raison, de sorte que l’être humain en vienne à se connaître comme un parmi tous les êtres naturels.



S’il faut saluer les indéniables avancées de l’éthologie cognitive et de l’éthologie constructiviste   , nous nous demandons toutefois si le recours à ce type de travaux modifie substantiellement le problème de "l’âme des bêtes" tel qu’il avait été posé notamment au XVIIe siècle, et plus particulièrement par Descartes, dont on regrette d’ailleurs qu’une lecture par trop schématique soit proposée par certains des auteurs de ce volume.


"Entre tous les animaux, l’homme est l’animal le plus curieux" (Aristote)


Car, pour le fond, le projet visant à dénoncer comme une usurpation la supériorité que l’être humain s’attribue sur tous les vivants est celui-là même que se donnait déjà Montaigne, avec d’autres moyens théoriques, dans l’Apologie de Raymond Sebond, et c’est bien à ce type d’entreprise que s’efforçait de répondre Descartes dans sa correspondance avec le marquis de Newcastle   .


Or, ce que Descartes cherchait alors à établir, c’est que le caractère d’extraordinaire performance que certains comportements animaux peuvent montrer, et la supériorité dont, pour telle ou telle action singulière, les animaux peuvent faire preuve par rapport à nous, loin d’être le signe d’une intervention de la raison, sont au contraire le signe d’une spécialisation qui traduit (ou trahit) le mécanique : si les animaux réussissent si bien dans ce qu’ils font, c’est qu’ils sont mécaniquement ajustés pour exceller à cette fin. Quelle meilleure preuve pourrions-nous espérer de ce qui dans le comportement animal relève de l’automate sinon la régularité et l’infaillibilité de leurs actions en nombre limité ?


En outre, il est remarquable que Descartes ne mette pas tant l’accent sur certaines actions ou prestations dont les animaux sont capables et d’autres dont ils ne sont pas capables, que sur le nombre restreint des actions et prestations des animaux par comparaison avec l’infinité de celles dont les hommes sont capables. L’opposition affronte le fini à l’infini. Pour Descartes, il n’y a aucune action ou compétence qui témoignerait en elle-même de la différence de nature que l’on veut mettre au jour. La puissance de répondre en toute sorte de rencontre, le caractère illimité de la compétence humaine l’apparente à l’infini. La raison ne se révèle en tant que telle dans aucune prestation particulière : elle est un instrument universel.


C’est ce que dit Konrad Lorenz à sa manière : le propre de l’homme, c’est qu’il est "le spécialiste de la non-spécialisation", qu’il n’est assujetti à aucun espace vital déterminé, ni à aucun mode de vie déterminé, et qu’il possède pendant sa jeunesse "une curiosité et une aptitude à apprendre poussée à l’extrême"   .


Non pas brouiller les différences, mais les multiplier


Nous ne voyons pas qu’il soit réellement répondu à ce genre de réflexions dans les diverses pages du volume consacrées à l’élucidation des capacités cognitives des animaux capables de raisonnement, de conscience de soi, etc.


Entendons-bien : il ne s’agit pas pour nous d’isoler un quelconque "propre de l’homme", il s’agit de mettre en doute que l’on puisse si facilement prétendre que le "propre de l’homme" n’existe nulle part, "sauf dans l’esprit des ignorants ou de ceux qui veulent ménager la susceptibilité humaine"   , ou que, enfin déniaisés par les leçons de l’éthologie cognitive, nous savons aujourd’hui que "le propre de l’homme n’est plus vraiment un problème de science", mais qu’"il apparaît pour ce qu’il est en réalité, un jugement de valeur, une simple question de point de vue"   .


Est-il bien avisé, de manière générale, de chercher à brouiller les différences, en montrant que les capacités cognitives des animaux sont bien plus proches que nous ne sommes disposés à le croire de celles des êtres humains, au risque d’obtenir ainsi des ensembles homogènes de sociétés ou de groupes ou de structures indifférenciés, au lieu de les multiplier, comme le voulait Jacques Derrida, en apprenant à "prendre en compte d’autres discriminations, par exemple entre la société humaine et la société animale" ? Ne conviendrait-il pas bien plutôt "d’expliquer de quelle manière le fait de tracer une limite oppositionnelle revient à brouiller les différences, la différance et les différences, non pas seulement entre l’homme et l’animal, mais au sein des sociétés animales"   ?


Les implications morales d’une réévaluation des capacités cognitives des animaux


L’une des originalités des études recueillies dans ce volume est qu’il s’efforce d’élucider les implications morales des travaux d’éthologie cognitive en posant la question de savoir pourquoi les animaux non humains, bien qu’essentiellement semblables aux êtres humains, sont traités de manière aussi différente.


Mais à ce niveau encore, nous aurons quelques réserves à faire valoir quant à la pertinence de la démarche adoptée. Ainsi que Gary Francione l’a montré dans un bel article récemment traduit en français   , la théorie de la similitude des esprits animaux et humains, qui consiste à subordonner le statut moral des individus à la possession de certaines caractéristiques cognitives, se révèle impuissante à garantir une protection aux animaux car, comme il le dit, "l’ennui, avec ce jeu des caractéristiques particulières, c’est que les êtres non humains ne peuvent jamais gagner".


En effet, "sitôt attestée la capacité cognitive des perroquets à comprendre et à manipuler des nombres à un seul chiffre, nous voilà déjà en train d’exiger de leur part qu’ils en fassent autant avec les nombres à deux chiffres – s’il est vrai que ces êtres nous ressemblent. Sitôt démontrée la capacité du chimpanzé à maîtriser un vocabulaire étendu, nous voilà déjà à réclamer de lui qu’il se hisse à un certain niveau d’habileté syntaxique – s’il est vrai que l’esprit du chimpanzé est semblable au nôtre". Il est à craindre en fait que "la théorie de la similitude des esprits soit en fait une théorie de l’identité  des esprits, et que les animaux ne se voient reconnaître la possibilité d’intégrer la communauté morale qu’à la condition que leurs esprits soient exactement comme les nôtres"   , alors qu’on ne voit aucune raison pour laquelle le seul fait de souffrir, d’être doué de sensibilité, ne pourrait pas constituer en soi un critère suffisant. 


C’est toute l’approche de l’éthologie cognitive qui paraît faire fausse route et se montrer impuissante à aborder la question morale du traitement des animaux, et particulièrement des animaux d’élevage intensif dont plus de 60 milliards sont abattus par an dans le monde, quel que puisse être par ailleurs son incontestable intérêt scientifique.


L’alimentation carnée ou l’option par défaut


Mais l’approche qui consiste à faire valoir la sensibilité des animaux et leur capacité à pâtir du traitement qui leur est réservé, est-elle vraiment plus prometteuse ? 


Dans l’un des articles les plus intéressants du volume, Estiva Reus pose très clairement le problème en soulignant qu’il est plus que douteux que la mutation des modes de consommation puisse résulter du seul sursaut moral. Dans une société où manger de la viande est l’"option par défaut", c’est-à-dire "celle qui se réalise si nous ne faisons rien, ou celle qui demande la moindre dépense d’énergie pour être réalisée"   , et où consommer des produits issus des pires formes d’élevage ou de pêche est le mode de vie le plus facile, on aurait tort de prendre le consommateur ordinaire pour un militant de ce mode de production. "Dans un contexte où la violence envers les bêtes est inscrite dans l’organisation même de la vie économique et sociale, il y a peu de chances de la voir disparaître via une immense vague de basculements individuels, qui verrait chacun s’astreindre à éviter de nuire aux animaux sans raison sérieuse"   .


En sorte que la question cruciale qui s’impose pour finir – qui déborde le champ de compétence d’une théorie morale et, à plus forte raison, d’une théorie à prétention scientifique du comportement animal – est de savoir "comment des formes d’organisation et des modes de vie peuvent perdurer alors même que leur justification idéologique est vermoulue"