À travers un manuel et un ouvrage collectif, Patrick Hassenteufel et Sabine Saurugger permettent d'analyser les politiques publiques, par temps calme ou pendant les crises.

L’analyse des politiques publiques est progressivement devenue, d’abord à l’étranger et notamment dans les pays anglo-saxons (policy analysis), puis en France sous l’impulsion notable de Pierre Muller, une composante essentielle de la science politique. Cette dernière ne se limite plus désormais à l'étude du champ électoral et partisan (politics) ou des régimes institutionnels (polity), mais s'étend de plus en plus à la sphère politico-administrative. Elle étudie ainsi à la fois la sociologie politique des « élites » gouvernantes, les processus de décision et la mise en œuvre (implementation) des politiques publiques.

Patrick Hassenteufel, professeur de science politique à l’Université Paris-Saclay et à Sciences Po Saint-Germain-en-Laye, également membre du collège de l’International Public Policy Association, a largement contribué à la structuration académique de ce champ disciplinaire en France, en co-dirigeant notamment la récente revue Gouvernement et action publique. Il a dernièrement publié la 3e édition de son manuel, devenu une référence, de Sociologie politique de l’action publique. Il a par ailleurs dirigé, avec Sabine Saurugger, directrice de Sciences Po Grenoble, l’ouvrage collectif Les politiques publiques dans la crise. 2008 et ses suites. Deux livres sur lesquels il est utile de s’attarder.

Par quels processus sont conçues, décidées et mises en œuvre les politiques publiques ?

Tout d’abord, le manuel Sociologie politique de l’action publique de Patrick Hassenteufel est bien davantage qu’une introduction à l’analyse des politiques publiques, dont il existe désormais des références solides. Il s’agit véritablement à la fois d’un état de l’art, synthétisant les recherches anciennes et récentes à ce sujet, mais aussi d’un profond approfondissement de la problématique de l’action publique à l’aune de la mondialisation, de la construction européenne et des dynamiques de territorialisation et de gouvernance multiniveaux. Comme le signale l’auteur dès sa magistrale introduction, ces évolutions ont en effet entraîné le développement de cadres d’analyse permettant d’appréhender les processus de construction collective de l’action publique par des acteurs multiples, de manière interdépendante et à plusieurs échelles de politiques publiques.

A travers sept chapitres bien documentés, référencés et charpentés, cette vaste synthèse savante présente différentes approches de l’analyse sociologique des politiques publiques, portant sur des thématiques variées (santé, social, économie…) et à travers des prismes différents (décentralisation, européanisation…), en France comme ailleurs. Il rend ainsi compte de l’ensemble du processus de conception, décision et mise en œuvre des politiques publiques, de la construction de problèmes publics et « d’intérêt général » (mise à l’agenda, lobbying, rôle des différents acteurs, politiques et administratifs comme privés, dans la gouvernance des « affaires publiques »…) à la concrétisation de l’action publique (échelons multiples de mise en œuvre, street level bureaucracy ou « politique au guichet », réception de l’action publique par ses « ressortissants »…), en passant par la prise de décision en tant que telle, moins aux mains des seuls responsables politiques que partagée avec toute une série d’experts de « l’aide à la décision » dans le domaine de la formulation des politiques publiques. Ainsi Patrick Hassenteufel montre-t-il avec force que la décision en matière de politiques publiques est autant un choix politique qu’un processus d’interactions successives institutionnalisées, laissant apparaître des dynamiques de politisation mais aussi de dépolitisation (une forme de « politique bureaucratique » ou d’ « expertocratie ») dans l’espace de formulation des choix des pouvoirs publics, comme dans leur mise en œuvre (comme l’illustre la récente polémique sur le poids des cabinets privés de conseil en stratégie dans la gestion de certaines grandes politiques nationales, y compris régaliennes).

Dans son dernier chapitre, cette Sociologie politique de l’action publique revient sur l’importance de la thématique du changement (et des réformes) dans le management de l’action publique. De manière très claire et particulièrement révélatrice des dernières décennies de gouvernance publique (voire publique-privée), Patrick Hassenteufel insiste à juste titre sur les changements de paradigme dans la conception et la mise en œuvre des politiques publiques, passant d’une période de fort interventionnisme (durant les « Trente Glorieuses ») de l’Etat, marquée par la hiérarchie légal-rationnelle (au sens wébérien) des hauts fonctionnaires et des « technocrates » au sommet de leur prestige, à une ère de retrait de l’Etat, de la fin des années 1970 au début du XXIe siècle, selon une orientation néo-libérale privilégiant le marché et les méthodes du secteur privé (New Public Management) dans la gestion des affaires publiques, à travers des logiques de privatisation, de réduction des budgets publics, de contractualisation et de mise en concurrence. Tout cela est bien connu mais ce qui est plus original est de comprendre en quel sens cette époque semble pour une part derrière nous dans la gouvernance des politiques publiques : nous sommes en effet aujourd’hui davantage dans une phase « d’Etat régulateur » (ou de « gouvernement à distance » selon l’expression du politiste Renaud Epstein), qui cherche à contrôler ou à « faire faire » plus qu’il ne délègue ou externalise totalement son action. Aussi, pour la prise en charge de « nouveaux risques » (environnement et climat, santé, social, terrorisme global…), l’Etat est en pleine recomposition, à travers un phénomène notable « d’agencification » qui donne un pouvoir important aux experts, en accordant aux agences davantage d’autonomie et de pouvoir de contrôle. Le gouvernement garde cependant une forte prérogative d’incitation (une forme de « gouvernement des conduites ») à travers des logiques d’appels à projets et d’évaluation ex-post.

Les politiques publiques à l’épreuve de la crise : quels changements ?

Or, pour paraphraser une image souvent reprise de Gramsci, c’est dans les périodes de crise – qu’elle soit financière (celle de 2008), socio-économique (les « Gilets jaunes ») ou sanitaire (Covid-19) – que se précipitent, parfois de manière violente, les invariants d’un système et les nouveaux ferments de changement, laissant apparaître un « nouveau monde » en train de naître. Et c’est bien, dans le champ des politiques publiques, pour mieux comprendre ces logiques d’évolution rapide en temps de crise que l’ouvrage collectif Les politiques publiques dans la crise, dirigé par Patrick Hassenteufel et Sabine Saurugger, s’attarde plus particulièrement sur les effets de la crise de 2008 en matière d’action et de choix publics.

Comme le remarquent les auteurs, deux visions s’opposent à ce sujet : certaines analyses, scientifiques ou non, mettent en avant la continuité, tandis que d’autres insistent sur la brutalité des changements opérés. Or, il est patent que la réalité empirique est bien plus nuancée, laissant se dessiner de grandes variations selon les secteurs de l’intervention publique et les échelles de gouvernance. C’est dans ce sens que cette étude à plusieurs mains, de la part d’experts d’horizons différents, propose une analyse de l’action publique dans différents pays de l’Union européenne avant, pendant et après la crise financière puis économique de 2008, avec désormais un recul relativement important sur ses conséquences, notamment sociales et politiques. Ainsi, à travers plusieurs chapitres très précis et bien illustrés, les auteurs proposent de comprendre le tournant macro-prudentiel comme un paradigme largement en chantier des politiques économiques. Ils décryptent aussi les transformations de la gouvernance économique de l’Union européenne pendant la crise, eu égard aux rapports de forces intergouvernementaux (avec de nouvelles coalitions d’acteurs entre les pays dits « frugaux » et ceux qui, davantage en difficulté, appellent à un plus grand interventionnisme public) et au renforcement des contraintes juridiques. Dans ce cadre, le rôle d’un organe indépendant des pouvoirs publics (selon les principes du traité de Maastricht, largement influencés par la vision allemande, de tradition ordo-libérale), comme la Banque centrale européenne, est également parfaitement analysé dans ce livre au moment où les enjeux monétaires primaient sur les conséquences proprement socio-économiques de la crise financière. Plus largement, comme on le comprend à la lecture des différentes contributions, des pans entiers de politiques publiques (finances, défense, protection sociale, emploi, environnement…) vont, plus ou moins rapidement, être impactés par les effets de la crise de 2008, dans une forme de changement généralisé de leurs « référentiels » (pour reprendre le concept de Pierre Muller en matière d’analyse de politiques publiques).

Pour finir, trois leçons se dégagent de cet ouvrage savant et exigeant : d’une part, les principaux changements se sont produits aux niveaux supranationaux, signe d’un renforcement des politiques publiques internationales et européennes ; d’autre part, des dynamiques antérieures portées par des acteurs réformateurs dans des domaines tels que l’emploi ou la protection sociale se sont amplifiées ; et, en définitive, les usages politiques de la crise ont joué un rôle-clé dans les variations constatées entre permanence et mutation.

Nul doute que les cadres d’analyses rigoureux proposés tant par le manuel de Sociologie politique de l’action publique que par l’ouvrage collectif Les politiques publiques dans la crise, plus spécifiquement à propos de la crise de 2008, se révèleront précieux pour comprendre en profondeur l’action publique qui a été menée pour faire face à d’autres crises, celle des « Gilets jaunes » ou de la Covid-19 en particulier.