Trois plongées au cœur des institutions et organisations internationales avec des regards croisés de sociologue (Commission européenne), de politistes (Assemblée générale de l'ONU) et d'historienne.

Au sein de la science politique, l’étude des relations internationales laisse traditionnellement une place importante à l’analyse du multilatéralisme et, dans ce cadre, à l’influence des organisations internationales dans les décisions politiques internationales. Cependant, si ces institutions sont bien connues comme acteurs, elles le sont moins de l’intérieur. Trois ouvrages parus ces dernières semaines proposent ainsi une plongée au cœur du travail politique de ces organisations multilatérales : Un sociologue à la Commission européenne de Frédéric Mérand, à propos de l’institution bruxelloise, L’Assemblée générale des Nations unies sous la direction de Guillaume Devin, Franck Petiteville et Simon Tordjman, au sujet de la fabrique new-yorkaise du multilatéralisme onusien, et Organiser le monde. Une autre histoire de la guerre froide de Sandrine Kott, concernant les organisations internationales durant la deuxième moitié du XXe siècle – l’ONU et ses agences, mais aussi des organisations non gouvernementales et de grandes fondations privées. Dans leurs sujets comme dans leurs formes (respectivement une enquête, un ouvrage collectif et une monographie) et disciplines (science politique et histoire), ces trois publications s’avèrent bien différentes mais ont en commun de mettre en relief l’importance du travail politique de ces institutions internationales.

Une ethnographie de la fabrique de la décision bruxelloise

L’étude de terrain du chercheur québécois Frédéric Mérand, professeur de science politique et directeur du Centre d'études et de recherches internationales de l'Université de Montréal (CERIUM), constitue une excellente entrée en matière pour comprendre comment s’organise l’une des plus singulières et puissantes organisations internationales du monde, la Commission européenne, sise dans le célèbre bâtiment Berlaymont au cœur du quartier européen de Bruxelles. De 2015 à 2019, à raison de quelques semaines par an, le politiste nord-américain s’est mué en « observateur embarqué » (selon sa propre expression) au sein du cabinet de l’un des plus importants commissaires du « gouvernement Juncker », le Français Pierre Moscovici, en charge des affaires économiques et fiscales. À la manière d’un ethnographe – et s’inspirant des travaux de Marc Abelès (Un ethnologue à l'Assemblée, Odile Jacob, 2000), de Bruno Latour (La fabrique du droit. Une ethnographie du Conseil d'État, La Découverte, 2002), de Dominique Schnapper (Une sociologue au Conseil Constitutionnel, Gallimard, 2010) ou de Christian Lequesne (Ethnographie du Quai d'Orsay. Les pratiques des diplomates français, CNRS Editions, 2017) –, Frédéric Mérand s’est immiscé dans l’équipe rapprochée du commissaire français et, officiellement en tant que « stagiaire atypique » (selon la terminologie bruxelloise), a partagé les bureaux des conseillers (politiques et « technos ») en charge de la politique de la zone euro pendant l’un des événements les plus significatifs des dernières années de l’union monétaire, à savoir la crise grecque (thème qui occupe l’un des principaux chapitres de l’ouvrage).

Un sociologue à la Commission européenne est sans doute appelé à devenir un classique de la science politique de l’Union européenne précisément parce qu’il décrit avec minutie les principales caractéristiques du travail politique de l’institution bruxelloise. En suivant les membres du cabinet Moscovici (« l’un des commissaires les plus politiques d’une Commission très politique  », pour reprendre l’expression de Frédéric Mérand) dans les couloirs et à la cantine de leur immeuble Berlaymont, le politiste a en effet participé à leurs réunions, de Strasbourg à Washington et de Paris à Athènes, et les a interrogés sur leurs stratégies et leurs méthodes pour tenir le cap entre les luttes partisanes et les jeux diplomatiques. Plus encore, il a recueilli leurs peurs et leurs étonnements, leurs espoirs et leurs déceptions lors des tempêtes qu’ils ont traversées, de la crise grecque aux scandales d’évasion fiscale et à la menace populiste italienne (à l’époque du gouvernement Conte 1, émanant d’une coalition Salvini-Di Maio). Le regard du sociologue canadien a ceci de particulier qu’il apporte sur des pratiques communautaires que l’on dit désincarnées voire « dépolitisées » une coloration bien plus politique que technocratique. Et, par l’exemple de Pierre Moscovici, il montre à quel point l’action d’un commissaire européen, aussi proche soit-il de son président (et le Français était vu comme le plus sûr allié à gauche du démocrate-chrétien Jean-Claude Juncker à Bruxelles), constitue à la fois un travail politique, diplomatique (sans cesse aux prises avec les intérêts nationaux) et (plus accessoirement) technocratique et managérial, vis-à-vis d’une administration puissante et complexe.

New York, cœur des négociations diplomatiques multilatérales

L’ouvrage collectif L’Assemblée générale des Nations unies, sous la direction de Guillaume Devin (professeur de science politique à Sciences Po Paris, chercheur au Centre de recherches internationales, CERI), Franck Petiteville (professeur de science politique à Sciences Po Grenoble, chercheur au laboratoire PACTE) et Simon Tordjman (maître de conférences de science politique à Sciences Po Toulouse, chercheur au Laboratoire des sciences sociales du politique, LaSSP), constitue quant à lui la première référence en langue française au sujet d’une institution souvent éclipsée par le Conseil de sécurité de l’ONU, auquel l’on prête plus de pouvoir. Lointaine héritière de l’Assemblée de la Société des nations, dont l’histoire avait malheureusement démontré son inefficacité à éviter les tensions des années 1930 et le déclenchement de la Seconde Guerre mondiale, l'Assemblée générale des Nations unies, seul forum mondial où tous les pays sont représentés sur un pied d'égalité, est le centre politique du multilatéralisme onusien, ainsi que le creuset où se forgent les références communes de notre planète (dernièrement les objectifs du millénaire pour le développement ou les objectifs du développement durable). Basée à New York, cette institution politique mondiale se situe au cœur de l’architecture onusienne dont elle irrigue le travail diplomatique.

Construit en chapitres thématiques, ce recueil de grande qualité offre à la fois une anatomie de l’institution new-yorkaise et un éclairage sur les débats sur son fonctionnement politique et diplomatique. Revenant d’abord sur les usages, les effets politiques et la composition de l’Assemblée générale, les auteurs, à la fois analystes et praticiens, décryptent la nature du travail politique de l’institution, en insistant notamment sur la pratique du consensus (n’excluant pas d’importants clivages entre pays, voire entre groupes de pays), l’évolution des thèmes abordés, la fréquence des votes et l’activité normative d’un « Parlement mondial » visant à produire (ou, le plus souvent, à « faire faire ») du droit, notamment par le biais de ses résolutions. En termes de contenu des échanges, l’ouvrage s’attarde sur les différentes problématiques essentielles qui constituent les débats de l’Assemblée générale : sécurité collective et maintien de la paix (dans un rôle moins décisif que celui du Conseil de sécurité), aide au développement, autodétermination des peuples (avec un rôle historiquement important de l’Assemblée générale dans le combat anticolonial), désarmement, essor des droits humains, environnement et nouvelle gouvernance économique et sociale. Bien entendu, les différentes contributions ne cachent rien des limites bien connues de ce multilatéralisme au sein d’un ordre mondial grandement inégalitaire mais c’est tout le mérite de cette somme que de proposer une analyse kaléidoscopique des différents champs de compétences de cette Assemblée générale « au travail ».

A la source de l’histoire de la coopération Est-Ouest (1947-1991) par les archives des institutions internationales

Enfin, plongeant dans les archives de plusieurs institutions internationales – l’ONU et ses agences, bien sûr, mais également au sein d’organisations non gouvernementales –, Sandrine Kott (professeure d’histoire contemporaine de l’Europe à l’Université de Genève et professeure invitée à l’Université de New York, NYU) offre avec Organiser le monde une autre histoire de la guerre froide, pour reprendre le sous-titre d’un livre justement remarqué. Insistant sur le travail diplomatique de coexistence des deux blocs Est et Ouest au sein de ces différentes organisations, où se rencontrèrent et s’opposèrent des acteurs issus de camps antagonistes, l’historienne révèle ces interfaces politiques comme des lieux d’élaboration en commun de savoirs et de projets. Par un travail en commun pour jeter les bases d’un multilatéralisme tirant les leçons des échecs de l’entre-deux-guerres, ces institutions – significativement l’ONU et ses agences (Bureau international du travail, Organisation mondiale de la santé, etc.) – ont rendu possible et ont encouragé des internationalismes structurés autour de causes à la fois rassembleuses et ferments de divisions (droits de l’homme et de la femme, paix, écologie, santé).

Non sans une certaine forme d’utopie, ce travail politique et diplomatique inédit soutient l’idée qu’il est possible « d’organiser le monde » en régulant ses déséquilibres, ses contradictions et ses rivalités : là réside sans aucun doute sa grande vertu, malgré de très nombreuses déconvenues. En exploitant des archives nouvelles, Sandrine Kott rend en particulier visible une multitude d’acteurs négligés dans les grands récits historiques, singulièrement ceux du « Tiers monde » (Mouvement des non-alignés, par exemple) dont les revendications de justice ont puissamment marqué l’agenda international du second XXe siècle. Après s’être attardé à raison sur les épisodes de la « détente » (1965-1975) – dont l’un des aboutissements a été la Conférence d’Helsinki pour la coopération et la sécurité en Europe, ouverte en 1973 –, l’ouvrage met en perspective la fin de la la guerre froide, à laquelle succède l’ère d’une « globalisation » au moins autant marquée par la généralisation des logiques de concurrence que par le rêve d’une « mondialisation heureuse ». C’est donc non sans une certaine nostalgie que Sandrine Kott vante cet « internationalisme dont on sent cruellement le manque dans le monde d’aujourd’hui  », considérant que les acquis de ces espaces de débats internationaux, conçus comme des projets de régulation et de pacification du monde (malgré d’importants affrontements et une forme de manipulations importantes dans l’usage du multilatéralisme), sont aujourd’hui en danger.