Un témoignage personnel d'un ambassadeur bien connu et deux études d'historiens et de politistes pour mieux comprendre la politique étrangère par ses praticiens en France depuis les années 1980.

Les mémoires de diplomates et les ouvrages de journalistes sur le coût, les caprices et les dysfonctionnements du Quai d’Orsay sont devenus des classiques de librairies, qu’il s’agisse d’essais, de romans, voire de bande dessinée, à la qualité souvent inégale. C’est pourquoi ces publications, pas toujours diablement originales, s’adressent en général à un public captif et ne constituent pas en soi une nouveauté particulièrement remarquable.

Tel n’est pas le cas, à bien des égards, des ouvrages ici recensés, pour plusieurs raisons.

Les arcanes de la diplomatie vus par un ambassadeur chevronné

Tout d’abord, Passeport diplomatique de Gérard Araud, publié en fin d’année dernière, a eu un certain retentissement, eu égard à la riche carrière et au franc-parler bien connu de son auteur, ayant connu le Quai d’Orsay pendant près de 40 ans – comme le sous-titre de son livre l’indique – jusqu’à devenir un ambassadeur respecté à Tel Aviv, à New York (à la représentation française à l’ONU) et à Washington. Celui que d’aucuns considèrent volontiers comme un atlantiste voire un néo-conservateur au sein de la diplomatie française traditionnellement « gaullo-mitterrandienne » (si ces termes ont encore un sens en 2020) ajoute à son témoignage une critique cinglante du gouvernement des Etats-Unis de Donald Trump.

De manière d’abord classique, le diplomate Gérard Araud, polytechnicien et énarque (le premier titre étant autrement plus rare que le second dans le monde formaté de la diplomatie), revient sur son parcours de 37 ans au sein de la haute fonction publique française : d’abord simple secrétaire d’ambassade (à Tel-Aviv, déjà), puis conseiller à Washington (premier séjour), il devient, après un bref passage qui ne l’a pas convaincu aux affaires européennes du Quai d’Orsay, conseiller diplomatique du ministre de la Défense François Léotard, poste au cabinet qui lui permet classiquement « d’accélérer sa carrière » ensuite : représentant permanent adjoint de la France auprès de l’OTAN, directeur des Affaires stratégiques, de sécurité et de désarmement du Quai d’Orsay, puis ambassadeur de France en Israël, Secrétaire général adjoint du Ministère des Affaires étrangères, représentant de la France au Conseil de sécurité de l’ONU et, pour finir, ambassadeur aux Etats-Unis de juillet 2014 à juin 2019, ce qui lui a permis d’être au premières loges de la passation entre les administrations Obama et Trump, diamétralement opposées.

S’attardant de manière inégale sur ses différents postes, Gérard Araud consacre en réalité l’essentiel de son essai vivant et incarné – qui ne constitue pas des Mémoires au sens strict – à son expérience américaine, allant jusqu’à proposer dans les derniers chapitres des considérations (d’ailleurs particulièrement fines, bien que souvent contestables) sur la relation transatlantique ainsi que sur les tenants et les aboutissants de la politique étrangère américaine sous Obama et sous Trump. L’auteur est assez connu, notamment du monde journalistique, pour son tweet (« Après le Brexit et cette élection, tout est désormais possible, un monde s’effondre ») envoyé lors de la soirée électorale de novembre 2016 qui a vu Donald Trump, contre toute attente, devenir le 45e président des Etats Unis d’Amérique. N’importe quel diplomate, fût-il ambassadeur de haut rang, aurait été immédiatement sanctionné par son Etat accréditant, pour un tel manquement à la neutralité exigée par la fonction de représentation. Tel ne fut pas le cas de Gérard Araud, qui restera en poste jusqu’en 2019. D’aucuns considèrent, au sein des diplomates français, qu’il profita en réalité d’un concours de circonstances, Marine Le Pen ayant exigé du Ministre Le Drian son rappel à Paris à la suite dudit tweet… le Ministre n’a pas voulu le faire pour ne pas céder à la pression de la présidente du Front National.

Pour finir (et ne rien gâcher à la lecture), le style d’Araud est agréable à lire et ne manque pas d’esprit de provocation, ce qui est rare chez un diplomate. Ainsi peut-on sourire lorsqu’il écrit à propos de l’avancement de carrière au sein du Ministère des Affaires étrangères : « Être informé de la vacance d’un poste avant les autres et obtenir l’accord de l’ambassadeur ont toujours été, au Quai d’Orsay, le bon moyen pour le diplomate d’aller où il veut ; il faut ensuite persuader la direction du personnel que c’est elle qui a eu cette idée mais ce n’est pas trop difficile. C’est en tout cas ainsi que j’ai géré ma carrière dans une administration où tout le monde se connaît et où les informations circulent vite. Encore faut-il avoir des amis et une réputation convenable ». Comme on le voit, la provocation frise aussi l’orgueil et le contentement de soi. Chose encore plus rare dans les Mémoires d’ambassadeur, il s’autorise des critiques assez vives, avec un sens certain de la formule, de certains de ses ministres successifs (à propos de ses échanges avec eux dans la voiture officielle lors de déplacements) : « Dominique de Villepin transformait rapidement l’habitacle en une vaste conversation où chacun avait la parole ; Laurent Fabius ne disait mot et lisait en silence ; Michel Barnier travaillait ses dossiers avec application ; Philippe Douste-Blazy commentait Paris-Match ».

Radiographie du Ministère des Affaires étrangères

Monographie quasi-officielle (préface par l’actuel Ministre des Affaires étrangères Jean-Yves Le Drian) dirigée par Maurice Vaïsse (professeur émérite d’histoire des relations internationales à Sciences Po Paris) et rédigée par une équipe d’historiens et de politistes, Diplomatie française vient utilement compléter ce témoignage (forcément subjectif) par une radiographie très détaillée des différents services et fonctions existant au Quai d’Orsay. On peut donc le considérer comme une sorte de manuel ou de reader’s digest pour le lecteur profane des mémoires de Gérard Araud, lequel n’a pas seulement officié dans des postes extérieurs mais aussi au sein des prestigieuses directions centrales du « MAE » (comme disent les diplomates) : Direction des affaires européennes, Centre d’analyse et de prévision, ainsi que la sacro-sainte Direction des affaires stratégiques.

A travers des chapitres charpentés et particulièrement précis, les auteurs tracent les contours et restituent l’histoire et l’ampleur de ce grand ministère, autrefois plus puissant, notamment par rapport à Bercy aujourd’hui. Historiens, politistes, diplomates, les auteurs apportent, par petites touches, un portrait très complet du Quai d’Orsay, à travers notamment l’analyse descriptive de chacun des services permettant à la machinerie diplomatique de tourner au quotidien, à la fois du point de vue de la « base » que des sommets de la hiérarchie politique, la négociation et la prise de décision étant de plus en plus l’apanage de l’Elysée, tandis que les diplomates jouent davantage un rôle de représentation, d’information et de coordination de l’action extérieure de la France, mais de moins en moins d’impulsion.

L’ouvrage ne cache pas les difficultés et les transformations qu’a dû rencontrer la diplomatie française depuis 30 à 40 ans. Ayant subi des réformes sans précédent, que ce soit dans son organigramme (intégration du ministère de la coopération en 2000, puis des services extérieurs du Trésor en 2016) ou dans son action, comme aussi dans les choix des ressources humaines et des carrières (en innovant, par exemple, par la nomination d'un couple en 2016 en poste en Croatie, le mari et la femme alternant entre les postes d’ambassadeur et de conseiller), cette administration qui regroupe près de 15 000 personnes s’est tant bien que mal adaptée en réduisant toutefois assez drastiquement ses moyens matériels (pour un ministère pourtant peu « dépensier » en volume budgétaire, mais qui ne sait pas bien se « défendre » à Bercy).

Après une analyse approfondie des instances de décision, Diplomatie française propose ainsi un large panorama des services du « Département » (comme on disait déjà sous l’Ancien Régime), c’est-à-dire à Paris, mais aussi à l’étranger (de manière, cependant, moins développée malheureusement), ainsi que des moyens de l’action diplomatique. Pour finir, il s’attarde de manière passionnante sur les différents pans de la politique étrangère (sécurité extérieure, coordination européenne, action multilatérale, politiques d’influence, représentation économique, aide au développement…), expliquant les évolutions de la stratégie française depuis 1980.

Plongée dans le quotidien des diplomates français

Enfin, la subtile Ethnographie du Quai d’Orsay de Christian Lequesne – professeur de science politique à Sciences Po Paris et ancien directeur du Centre d’études et de recherche internationales (CERI) –, empruntant à la méthodologie de Bruno Latour dans son ethnographie du Conseil d’Etat (La fabrique du droit), propose une très intéressante démarche de chercheur en anthropologie politique (s’inspirant également de Georges Balandier et de Marc Abelès), consistant à scruter de près – par des observations de réunions à Paris et dans des ambassades pendant plusieurs années – les pratiques quotidiennes des diplomates afin d’en saisir leur sens et leur valeur ajoutée sur une scène internationale que certains (Bertrand Badie notamment) considèrent comme de moins en moins centrée sur les rapports traditionnels d’Etat à Etat mais davantage marquée par le poids de la « société civile internationale » (ONG, médias, opinions publiques…).

Dans une introduction théorique et méthodologique très éclairante, Christian Lequesne explique donc pourquoi l’analyse de la politique étrangère en tant que politique publique mise en œuvre par les pratiques des diplomates semble de moins en moins avoir le vent en poupe dans le monde de la recherche en science politique. Trop ramenée à des protocoles jugés d’un autre âge, fleurant les mondanités et les échanges de salon, la diplomatie a fini par être vue par les chercheurs comme un objet traditionnel ne présentant pas d’intérêt particulier. S’inscrivant en faux contre cette vision, Christian Lequesne cherche à s’extraire de l’analyse purement fonctionnaliste – même si l’ouvrage dirigé par Maurice Vaïsse, auquel Lequesne a d’ailleurs participé, constitue une base indispensable pour bien comprendre les différentes missions du métier de diplomate (le travail de chancellerie, l’influence économique, l’action culturelle, etc.) – pour interroger les « arts de faire » (pour reprendre l’expression de Michel de Certeau dans L’invention du quotidien) des diplomates français au quotidien. Saisir leurs pratiques et leur(s) métier(s) permet ainsi selon Lequesne d’analyser avec finesse la dimension processuelle de la politique publique diplomatique, autrement dit la fabrique administrative de la politique étrangère française, plus aisément analysée habituellement dans sa dimension proprement politique (celle exprimée par la pratique des ministres des Affaires étrangères et des présidents de la République).

A travers des chapitres étayés et intelligemment construits, Ethnographie du Quai d’Orsay apporte ainsi une pierre importante à la connaissance de la machine diplomatique française : carrière des agents (et importance des passages par le cabinet ministériel et les postes extérieurs les plus en vue), rapport au pouvoir politique (qui relativise les alternances gauche-droite au profit d’une distinction, parfois contestée mais toujours opérante, entre, d’une part, « gaullo-mitterrandiens », attachés à l’indépendance vis-à-vis de l’allié américain et à l’importance pour la France de la politique arabe et africaine, notamment de la francophonie, et, d’autre part, les « néo-conservateurs » inspirés par le nécessaire lien atlantiste et la méfiance envers des schémas traditionnels jugés dépassés dans un monde global), vie en ambassade (marquée par une forte hiérarchie et un travail assez solitaire de rédaction de télégrammes diplomatiques pas toujours lus ni suivis), rôle du « dire » (poids de la communication et des relations publiques, tendant à un conformise de bon aloi), lieux d’influence (accent mis en particulier sur la « carte mentale » des diplomates français, assez fortement formatés par leurs formations et carrières, mais de plus en plus ouverts à des inspirations extérieures)…

Fortement recommandables, pour le spécialiste comme pour le simple citoyen curieux des arcanes de la diplomatie, ces lectures viennent donc se démarquer des quick books journalistiques qui abordent généralement le Quai d’Orsay sous la forme d’anecdotes (le plus souvent cruelles) avec le parfum du scandale (le dernier en date, La Face cachée du Quai d’Orsay. Enquête sur un ministère à la dérive de Vincent Jaubert en 2016 ayant connu un certain succès).