Une histoire de la guerre froide à partir des organisations internationales qui témoigne de rapports de force sans cesse recomposés.

La guerre froide a fasciné les penseurs de la guerre et des relations internationales à l’image de Raymond Aron ou Henry Kissinger. La menace nucléaire se superpose à une augmentation des guérillas en Asie, Afrique et Amérique latine amenant les vainqueurs de la Seconde Guerre mondiale à déployer une large palette de compétences militaires qui se traduisent par un armement modernisé et des stratégies permettant de répondre autant aux détenteurs de l’arme nucléaire qu’aux adeptes de la guérilla. À cette histoire focalisée sur les conflits armés et les joutes diplomatiques succèdent d’autres récits de la guerre froide. Ils insistent sur le fait que la période a aussi été celle de tentatives d’organisation du monde afin d’en réguler les déséquilibres et de construire une paix durable.

C’est sur ce thème que revient l’historienne Sandrine Kott* dans le cadre du Thème 2 de Terminale : « Faire la guerre, faire la paix ».

 

Nonfiction.fr : La guerre froide reste un thème majeur, particulièrement présent dans les programmes du secondaire et du supérieur. Quels sont les renouveaux historiographiques opérés sur cette clé de voute du XXe siècle ces dernières années ?

Sandrine Kott : Depuis la fin des régimes communistes l’historiographie de la guerre froide a connu d’importants renouvellements.

Thématiquement les chercheurs accordent moins d’importance aux conflits et aspects militaires et davantage à la question des valeurs, des idéologies, des modèles de sociétés qui ont été discutés et promus durant la guerre froide. Cela inclut des questions aussi diverses que la place respective des hommes et des femmes, les modèles de consommation etc. Ce faisant, l’intérêt s’est déplacé vers les organisations et lieux où s’expriment ces rivalités idéologiques. La culture, vue tout à la fois comme un moyen d’expression et de définition de ces différences et comme un instrument de diffusion et de propagande a constitué un terrain de recherche privilégié. Récemment l’intérêt s’est déplacé vers les questions économiques et sociales.

Spatialement, les travaux récents abandonnent la focalisation sur le face à face américano-soviétique. En Europe, une plus grande attention est portée au rôle des puissances moyennes dont, dans les deux blocs, l’autonomie relative est réévaluée. A cet égard, la notion de « bloc » est clairement interrogée. Alors que les pays récemment décolonisés avaient tendance à être étudiés surtout comme des espaces où se déroulaient des conflits par procuration, on insiste maintenant davantage sur les logiques spécifiques qui fondent les conflits post-coloniaux ainsi que sur le rôle majeur joué par ces pays pour la mise à l’agenda de certaines questions comme celle des inégalités globales.

Enfin, la circulation d’idées et de savoir-faire entre ces trois mondes de la guerre froide fait l’objet de nombreuses recherches. Sans nier l’importance des oppositions idéologiques et des conflits à l’œuvre entre ces trois mondes (mais aussi au sein de ceux-ci) des travaux récents mettent en évidence les échanges entre eux. Certains espaces et pays : les neutres (Autriche, Finlande, Suisse, Yougoslavie) en Europe, l’Inde en Asie jouent à cet égard un rôle trop longtemps négligé.

Dans mon ouvrage, j’ai apporté des éléments de réflexion à ces trois nouvelles directions de recherche en regardant ce qui se faisait et se disait dans les organisations et associations internationales.

 

Vous montrez dans votre livre que c’est pendant cette phase que se construit un nouvel ordre international. Sur quelles sources vous êtes-vous appuyée pour écrire cette « autre histoire de la guerre froide » ?

L’histoire de cette période qu’on appelle la guerre froide a longtemps été écrite exclusivement à partir des archives diplomatiques étatsuniennes et secondairement européennes. J’ai utilisé quant à moi les sources produites par les grandes organisations et associations internationales. Dans l’ensemble, en résonnance avec les renouveaux de l’historiographie, j’ai privilégié les organisations, ou les commission et sections au sein de ces associations, qui favorisaient la mise en relation entre les différents acteurs de la guerre froide, surtout si elles disposaient d’archives accessibles et riches.

Au sein du système onusien j’ai, à titre d’exemple, travaillé sur les sources la Commission économique pour l’Europe. Fondée en 1947, avec siège à Genève, c’est la seule organisation pan-européenne de la guerre froide mais son importance a été très négligée au profit d’une focalisation sur les oppositions et les conflits entre les deux grands. Or ce que montrent les sources c’est que non seulement elle demeure, durant toute la période, un espace de discussion entre Européens mais qu’elle a permis la mise en place de programmes et projets entre les pays de l’Est et de l’Ouest de l’Europe. L’organisation des Nations unies pour le développement industriel fondée en 1966 et qui siège à Vienne est également un lieu de riches débats et de programmes entre les représentants et experts des pays des trois mondes de la guerre froide autour des questions de modernisation et de développement. J’ai aussi beaucoup utilisé les archives du Bureau international du travail qui a l’avantage de donner la parole aux représentants des travailleurs et des employeurs à côté de ceux des gouvernements.

En dehors du système onusien, j’ai travaillé sur les archives des fédérations syndicales mondiales concurrentes, et même sur les sources des grandes fondations étatsuniennes comme les fondations Rockefeller et Ford. Ces dernières développèrent en effet des programmes en direction des pays de l’Est de l’Europe et du tiers monde. Ils obéissent certes à des motivations politiques : subversion du socialisme d’une part, maintien des pays du Sud dans la sphère d’influence étatsunienne mais ils produisent sur le terrain des effets d’acculturation réciproque inattendus. C’est cela qui était intéressant.

Ce qui m’est apparu de plus en plus nettement à mesure que j’avançais dans ce travail c’est qu’en privilégiant systématiquement les sources nationales les historiens de la période avaient eu tendance à négliger le rôle, souvent invisible, joué par les diverses organisations et réseaux internationaux et les pratiques de l’internationalisme qui s’étaient déployées durant la période. Or les décennies de l’après-guerre marquées, ne l’oublions pas, par un rejet de l’horreur fasciste sont clairement marquées par la concurrence d’utopies internationales qui diffèrent sur les moyens mais qui se fixent comme but commun l’organisation du monde au nom de valeurs collectives valables pour tous.

 

L’un des grands intérêts de votre livre est de montrer que dans le cadre des organisations internationales, de nombreux acteurs s’emparent des possibilités offertes et sortent de la logique bipolaire. Vous insistez ainsi sur l’exemple yougoslave. Les organisations internationales permettent-elles un dialogue plus égalitaire ?

Je ne dirais pas nécessairement plus « égalitaire ». Loin de moi l’idée d’encenser de manière excessive les bienfaits du multilatéralisme onusien ou les modalités de l’intervention internationale promues par les diverses OING.  Toutes ces organisations sont traversées par des rapports de force et reproduisent, voire même renforcent les inégalités du monde qui leur donne naissance. Or les mondes de la guerre froide ne partent pas égaux sur les scènes internationales. Les élites politiques, intellectuelles et économiques occidentales ont une expérience ancienne de l’internationalisme, le second puis le troisième monde ne disposent pas des mêmes savoir-faire, des mêmes expériences et surtout des mêmes moyens financiers. Leur contribution économique au fonctionnement du système onusien demeure d’ailleurs très modeste ce qui réduit leur influence.

Néanmoins, si on ne limite pas les organisations internationales à ce qui se passe au Conseil de sécurité de l’ONU, on s’aperçoit qu’elles ont aussi été des espaces de contestation de ces inégalités et, parfois même, de subversion des rapports de force qui les ont engendrées. C’est dans ce contexte que les représentants de petits pays comme la Yougoslavie ont pu jouer un rôle important. Les experts et diplomates issus de ce pays sont très bien représentés dans les secrétariats des différentes commissions parce que les dirigeants Yougoslaves ont développé un rôle d’intermédiaire entre les trois mondes de la guerre froide. Le pays qui se réclame du socialisme reçoit dès 1947, après la rupture avec l’URSS, une aide au développement considérable de la part du gouvernement des Etats-Unis dont la plus grande partie transite par l’ONU. En 1964 la Yougoslavie devient membre associé du Conseil d’aide économique mutuel (communiste) tout en étant observateur de la Commission économique européenne et membre de l’OCDE. Dans le même temps, Tito est la cheville ouvrière avec Nehru et Nasser du mouvement des non-alignés, constitué officiellement lors de la conférence de Belgrade de 1961. Le Centre international pour les entreprises publiques dans les pays en développement est d’ailleurs installé à Ljubljana avec le soutien de l’ONU en 1974. Il constitue la seule organisation internationale du système onusien des non-alignés et illustre la centralité de la Yougoslavie dans ce mouvement. A toutes ces étapes, c’est donc via des espaces internationaux que les dirigeants yougoslaves sont parvenus à subvertir l’ordre rigide du discours de guerre froide.

 

Sur le plan militaire, la guerre froide est autant un conflit sur lequel pèse la menace nucléaire que l’émergence des guérillas avec entre autres le Vietnam et l’Afghanistan. Comment se pense la paix pendant cette période complexe ?

La nécessité de maintenir la paix, les inquiétudes générées par la menace nucléaire sont évidemment essentielles durant cette période. Ces questions ne concernent pas uniquement les débats au sein du Conseil de sécurité. Les solutions qu’on a tenté d’y apporter ne se résument pas aux opérations de maintien de la paix. Dans mon livre j’ai tenté de montrer que la question de la paix va bien au-delà des discussions diplomatiques « au sommet » et des interventions militaires ; elle implique de nombreux acteurs internationaux, parfois invisibles mais dont le rôle a souvent été décisif.

L’article 1 de la Charte des Nations unies fixait à la nouvelle organisation l’objectif de maintenir la paix et la sécurité internationale et donnait à l’Assemblée générale la possibilité d’étudier des principes « régissant le désarmement et la règlementation des armements ». Dès 1946, celle-ci se saisit de ce mandat en créant une commission chargée de contrôler les armes atomiques. C’est d’ailleurs en se prévalant des expériences et expertises produites au sein de l’ONU que son secrétaire général U Thant parvient à jouer un rôle crucial dans la résolution de la crise des missiles de Cuba et dans la mise en œuvre de négociations à plus long terme.

A cette action au sein de l’ONU s’ajoutent, les mobilisations pacifistes internationales. Durant les années 1950, elles contraignent les gouvernements à affirmer leur attachement à la paix. Le projet d’« atome pour la paix » d’Eisenhower et la fondation de l’Agence internationale de l’énergie atomique en 1957 à Vienne s’inscrit dans ce contexte. D’autres organisations internationales en dehors du système onusien jouent à cet égard un rôle qu’il convient de réévaluer. C’est le cas par exemple du Conseil Œcuménique des Eglises qui dans les années 1980 contribue activement à la coordination internationale des mouvements pacifistes.

Les réseaux scientifiques ont également puissamment contribué à cette action. Le mouvement Pugwash, du nom de la ville canadienne où ils se rassemblent pour la première fois, réunit des scientifiques, essentiellement des physiciens soviétiques et étatsuniens impliqués dans la recherche nucléaire. Ce groupe international joue un rôle majeur dans le succès des négociations qui débouchent sur le traité d’arrêt des tests nucléaires en plein air en juillet 1963. Ils exercent une influence décisive sur la préparation des accords SALT I de 1972.

Enfin, et il faut y insister, les organisations internationales ont été des lieux où s’est développée très tôt une vision de la paix plus ample ; qui va bien au-delà de la seule résolution des conflits militaires. Dès 1919 la question de la paix y a été corrélée à celle de la justice. La fondation de l’organisation internationale du travail en 1919 repose sur l’idée qu’il n’existe pas de paix durable sans justice sociale. De la même manière, les programmes de développement des trois décennies de l’après-guerre, la fondation de la Conférence des Nations Unies sur le développement et le commerce en 1964 reposent sur l’idée qu’une trop grande inégalité globale constitue un risque pour la paix du monde.  

 

Vous montrez d’ailleurs en ce sens que les pays du Tiers-monde y obtiennent une vraie tribune et la thématique du développement prend une place majeure dans les débats. Dans quelle mesure le développement est-il associé à la construction de la paix ?

Oui, il est essentiel de réévaluer le rôle joué par les pays de ce qu’on appelle alors le tiers monde. Non parce qu’ils constitueraient une variable d’ajustement entre les blocs ou des espaces où se mèneraient des guerres par procuration mais parce que leurs dirigeants formulent très tôt des revendications spécifiques dont la portée et l’importance est progressivement réévaluée par les historiens. Les arènes internationales ont été des lieux privilégiés de l’expression de ces revendications. Les dirigeants des pays du tiers monde, dont de nombreux non-alignés, se rassemblent dès 1964 au sein du groupe des 77. La même année, ces dirigeants sont à l’origine de la Conférence des Nations unies pour le commerce et le développement dont ils espèrent qu’elle pourra infléchir les règles du commerce mondial en faveur des pays moins développés. Il s’agit donc d’une revendication de justice vue comme une condition de la paix.

Les dirigeants de ces pays ont d’ailleurs joué un rôle essentiel dans les discussions autour de la définition des normes internationales. Ce sont ceux de l’Inde, des Philippines et du Chili – bien davantage que ceux de l’URSS – qui contribuent à l’inclusion des droits économiques et sociaux au sein de la déclaration universelle des droits de l’homme de 1948. A partir de 1947, ces mêmes dirigeants avec d’autres se mobilisent à l’ONU en faveur d’un droit collectif au développement, vu comme un droit de l’homme. Durant les décennies 1950-1960, les dirigeants des pays occidentaux en proie aux revendications des populations colonisées ou discriminées (Noirs américains en particulier) tentent d’ailleurs d’étouffer ces revendications. Dans les années 1970, quand la thématique revient en force, les droits économiques et sociaux ont disparu.

La revendication d’un droit au développement s’inscrit dans la continuité de la « théorie de la dépendance » selon laquelle l’inégalité entre le Nord et le Sud serait alimentée par la perpétuation, sous des formes renouvelées, de l’exploitation coloniale. Le programme élargi d’assistance technique est créé en 1947 pour répondre à cette inégalité et aux déséquilibres sociaux et politiques qu’elle produit. Il donne naissance en 1965 au programme des Nations unies pour le développement. Ces politiques de développement sont élaborées et mises en œuvre par des économistes de tendance keynésienne, dominants à l’ONU jusque dans les année 1970. Ils prennent position en faveur d’un droit au développement pour les pays pauvres et d’une modification des règles des échanges économiques internationaux.

Ce même souci de rééquilibrage est à l’origine de la déclaration de Nouvel ordre économique mondial en 1974. Proposée par les représentants des pays du Sud à l’Assemblée générale des Nations unies, elle y est acceptée à l’unanimité. Elle repose sur l’idée qu’il n’existe pas de souveraineté politique sans réelle indépendance économique. Les dirigeants des nouveaux pays indépendants réclament donc un accès plus équitable aux marchés et aux biens mondiaux et la possibilité d’exercer un meilleur contrôle sur leurs ressources nationales, y compris par la légalisation de la nationalisation et la règlementation de l’activité des entreprises multinationales. Cette déclaration est soutenue par les dirigeants des pays communistes mais aussi par d’importantes personnalités sociales-démocrates dont l’Allemand Willy Brandt ou le Suédois Olaf Palme. Elle est toutefois combattue par des responsables du commerce états-uniens et surtout les milieux économiques internationaux et définitivement enterrée en 1981 au sommet de Cancun devant l’inflexibilité de Thatcher et Reagan.

 

Quelles sont les conséquences de la fin de la guerre froide sur l’ordre international qui s’est établi depuis 1945 ?

Selon moi, et vue des organisations internationales, la fin de la guerre froide est un long processus qui commence dès la seconde moitié des années 1970 par une mobilisation contre les revendications de nouvel ordre économique international et en général contre toute idée de redistribution et de justice globale. Celle-ci est emmenée par une multitude d’acteurs nationaux et internationaux comme la Chambre de commerce internationale.

Ce tournant est favorisé par ailleurs – mais les deux phénomènes sont distincts - par la fin de l’attractivité du modèle de développement économique et de l’utopie politique communiste dont le message d’égalité avait été très prégnant jusque dans les années 1960. A partir de la seconde moitié des années 1970, la crise de la dette jette ces pays dans les bras de leurs débiteurs occidentaux tandis que les élites technocratiques (cadres) communistes sont progressivement gagnées à l’idée que les solutions offertes par les pays capitalistes sont seules capables de les faire sortir de la crise économique et sociale dans laquelle ils sont plongés. Dans le même temps le déclin des partis communistes partout dans le monde témoigne de l’affaiblissement de l’attractivité du modèle d’organisation communiste. Aux critiques contre le caractère dictatorial, voire criminel, des régimes communistes, s’ajoutent des analyses qui soulignent la formation d’une classe de privilégiés au sein de sociétés dont la légitimité est fondée sur l’égalité.

De manière corrélative, à partir de ces mêmes années, les logiques « globales » ou néo-libérales remplacent les objectifs de régulation antérieurs. Elles reposent sur la valorisation des mécanismes de marché et encouragent la concurrence généralisée, vue comme productive, entre les individus et les Etats nations. Le monde qui se dessine tourne ainsi le dos aux internationalismes qui avaient structuré la période antérieure.

Pour résumer rapidement, il me semble que ce qui caractérise le monde de l’après-guerre froide c’est le rôle de plus en plus important qu’y jouent les acteurs privés. Au niveau international, cela se marque en particulier par la multiplication des certifications et notations par des agences privées qui remplacent progressivement les normes et régulations internationales plus ou moins contraignantes qui les accompagnaient. L’idée d’une planification globale et d’une organisation possible du monde est abandonnée au profit d’une multitude d’interventions privées, souvent concurrentes les unes des autres. En contrepartie, cette dés-organisation du monde alimente le repli sur soi et les nationalismes.

 

*L’interviewée : Sandrine Kott : est professeure d’histoire contemporaine à l’université de Genève et professeure invitée à l’université de New York (NYU). Elle a travaillé et publié sur l’histoire sociale de l’Allemagne contemporaine du début du XIXe siècle à la République démocratique allemande. Depuis une quinzaine d’années elle a développé des recherches sur l’histoire des internationalismes et des Organisations internationales, en particulier sur l’Organisation internationale du travail.

https://www.unige.ch/lettres/istge/corps-enseignant/hco/kott/